Sur le sol impitoyable de la pièce (salon ? salle à manger ? tapis cloué aux ramages fanés ou bien tapis mobile au quelconque décor dans lequel j'inscrivais des palais, des sites, des continents, vrai kaléidoscope dont mon enfance jouait, y agençant des constructions féeriques, tel un canevas pour des mille et une nuits que ne m'ouvraient alors les feuillets d'aucun livre ? plancher nu, bois ciré aux linéaments plus foncés, coupés net par la noirceur rigide des rainures d'où je m'amusais, parfois, à tirer des flocons de poussière, quand j'avais eu l'aubaine de quelque épingle chue des mains de la couturière à la journée ?) sur le sol irrécusable – et sans âme – de la pièce (velouté ou ligneux, endimanché ou dépouillé, propice aux courses de l'imagination ou à des jeux plus mécaniques), dans le salon ou la salle à manger, dans la pénombre ou la lumière (suivant qu'il s'agissait ou non de cette portion de la maison dont les meubles sont normalement protégés par des housses et toutes les modestes richesses soustraites souvent, par le barrage des volets, aux attaques du soleil), dans cet enclos privilégié guère accessible qu'aux adultes – et grotte tranquille pour la somnolence du piano – ou dans ce local plus commun qui renfermait la grosse table à rallonges autour de laquelle toute ou partie de la famille s'assemblait pour le rite des repas quotidiens, le soldat était tombé.
Un soldat. De plomb ou de carton-pâte. Figurine assez délicatement moulée et coloriée, ou l'un de ces bonshommes mal dégrossis, peinturlurés de bleu, de rouge, de blanc, de noir et dont le corps apparaît, quand ils cassent, fait d'une matière louche et indigente, blanchâtre ou de couleur terreuse.
Un soldat neuf ou ancien. Précédemment placé avec ses compagnons – ou d'autres de modèles différents, armée hétéroclite ! – sur une table bien stable ou sur un léger guéridon peut-être orné de chinoiseries, ou de figurations animales telles que cigognes au long bec si ce guéridon n'est autre qu'un des éléments d'une de ces « tables gigognes » qui (comme leur nom l'indique) ne peuvent être décorées que de cigognes.
Un soldat vraisemblablement français. Et qui était tombé. Échappé de mes mains malhabiles, encore inaptes à tracer, sur un cahier, même de vulgaires bâtons.
L'important n'était pas qu'un soldat fût tombé, que ce fût un militaire – et non telle autre créature – qui eût été la victime de cette chute. A cette époque, je ne crois pas que le mot « soldat » ait recouvert quelque chose de bien précis pour moi. C'est à peine si je savais que le soldat français se reconnaît à son pantalon rouge. Peut-être m'étais-je déjà extasié, rue d'Auteuil, à la devanture de l'épicier Meurdefroy, devant un panneau de publicité où l'on voyait – jouée par des personnages articulés de carton découpé – une scène de réfectoire ou de cantine dont les protagonistes étaient des hommes vêtus de bourgerons ou portant la tunique bleue et le pantalon rouge. Peut-être avais-je déjà fixé mes yeux sur ce burlesque tableau animé, chromo criard, en suivant la rue d'Auteuil un jour qu'on m'emmenait promener au Bois. Mais, à coup sûr, je ne portais encore aux « soldats » nul intérêt particulier ; je ne me souciais aucunement d'être documenté sur la diversité des uniformes et je ne possédais, de soldats, qu'une maigre série, au lieu de cette abondante collection dont je devais être le maître plus tard, comportant surtout des soldats d'étain (achetés petit à petit, par boîtes ovales de bois mince qui selon leur format coûtaient respectivement 13, 19, 28 et 32 sous) et dont le plus beau joyau fut une troupe de guerriers médiévaux – chevaliers à armures les unes dorées, les autres argentées – s'affrontant en un tournoi, lances pointées et montures au galop.
L'essentiel n'était pas qu'un soldat fût tombé : un soldat, cela n'éveillait aucune résonance définie en moi. L'essentiel, c'était qu'il y eût quelque chose m'appartenant qui fût tombé et que cette chose m'appartenant fût un jouet ; que cette chose tombée fût un objet ressortissant à ce monde clos des jouets – qu'on enferme dans des boîtes quand on a fini de s'amuser –, à ce monde prestigieux et séparé dont les composants, par leur forme, leur couleur, tranchent sur le monde réel en même temps qu'ils le représentent dans ce qu'il a, peut-être, de plus aigu. Monde à part, surajouté au quotidien comme les initiales gravées se surajoutent aux timbales et les breloques aux chaînes de montre ; monde intense, analogue à tout ce qui, dans la nature, fait figure de chose d'apparat : papillons, coquelicots dans les blés, coquilles, étoiles du ciel, et jusqu'aux mousses et aux lichens, dont rocs et troncs ont l'air d'avoir été parés.
L'un de mes jouets – et peu importait ce qu'il fût : il suffisait qu'il fût un jouet –, l'un de mes jouets était tombé. En grand danger d'être cassé, car la chute avait été directe et l'altitude – prise au-dessus du niveau du sol – d'une table, voire même d'un simple guéridon, est fort loin d'être négligeable, quand il s'agit de la chute d'un jouet.
L'un de mes jouets, du fait de ma maladresse – cause initiale de la chute – se trouvait sous le coup d'avoir été cassé. L'un de mes jouets, c'est-à-dire un des éléments du monde auxquels, en ce temps-là, j'étais le plus étroitement attaché.
Rapidement je me baissai, ramassai le soldat gisant, le palpai et le regardai. Il n'était pas cassé, et vive fut ma joie. Ce que j'exprimai en m'écriant : « ... Reusement ! »
Dans cette pièce mal définie – salon ou salle à manger, pièce d'apparat ou pièce commune –, dans ce lieu qui n'était alors rien autre que celui de mon amusement, quelqu'un de plus âgé – mère, sœur ou frère aîné – se trouvait avec moi. Quelqu'un de plus averti, de moins ignorant que je n'étais, et qui me fit observer, entendant mon exclamation, que c'est « heureusement » qu'il faut dire et non, ainsi que j'avais fait : « ... Reusement ! »
L'observation coupa court à ma joie ou plutôt – me laissant un bref instant interloqué – eut tôt fait de remplacer la joie, dont ma pensée avait été d'abord tout entière occupée, par un sentiment curieux dont c'est à peine si je parviens, aujourd'hui, à percer l'étrangeté.
L'on ne dit pas « ... reusement », mais « heureusement ». Ce mot, employé par moi jusqu'alors sans nulle conscience de son sens réel, comme une interjection pure, se rattache à « heureux » et, par la vertu magique d'un pareil rapprochement, il se trouve inséré soudain dans toute une séquence de significations précises. Appréhender d'un coup dans son intégrité ce mot qu'auparavant j'avais toujours écorché prend une allure de découverte, comme le déchirement brusque d'un voile ou l'éclatement de quelque vérité. Voici que ce vague vocable – qui jusqu'à présent m'avait été tout à fait personnel et restait comme fermé – est, par un hasard, promu au rôle de chaînon de tout un cycle sémantique. Il n'est plus maintenant une chose à moi : il participe de cette réalité qu'est le langage de mes frères, de ma sœur, et celui de mes parents. De chose propre à moi, il devient chose commune et ouverte. Le voilà, en un éclair, devenu chose partagée ou – si l'on veut – socialisée. Il n'est plus maintenant l'exclamation confuse qui s'échappe de mes lèvres – encore toute proche de mes viscères, comme le rire ou le cri – il est, entre des milliers d'autres, l'un des éléments constituants du langage, de ce vaste instrument de communication dont une observation fortuite, émanée d'un enfant plus âgé ou d'une personne adulte, à propos de mon exclamation consécutive à la chute du soldat sur le plancher de la salle à manger ou le tapis du salon, m'a permis d'entrevoir l'existence extérieure à moi-même et remplie d'étrangeté.
Sur le sol de la salle à manger ou du salon, le soldat, de plomb ou de carton-pâte, vient de tomber. Je me suis écrié . « ... Reusement ! » L'on m'a repris. Et, un instant, je demeure interdit, en proie à une sorte de vertige. Car ce mot mal prononcé, et dont je viens de découvrir qu'il n'est pas en réalité ce que j'avais cru jusque-là, m'a mis en état d'obscurément sentir – grâce à l'espèce de déviation, de décalage qui s'est trouvé de ce fait imprimé à ma pensée – en quoi le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec les autres, me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses.