HABILLÉ-EN-COUR

Nous habitions rue Michel-Ange. Le concierge, qui partait travailler chaque matin en livrée à boutons argentés d'employé du gaz ou de garçon de recettes, s'appelait M. Poisson. Ses enfants, naturellement, c'étaient les « petits poissons ».

Passé un quelconque vestibule et traversée la cour vitrée (sorte de serre ou d'aquarium sur quoi s'ouvrait la loge), on montait trois étages. Puis, on était « à la maison ».

Dans la chambre de mon frère aîné l'un des murs était creusé d'un placard, et c'était là qu'était rangé, entre autres choses nous appartenant, mon phonographe – un phonographe à cylindres, nanti d'un pavillon. Je le faisais souvent marcher, aimant non seulement à entendre les cylindres, mais aussi – la touchant presque de mon nez – à en flairer la cire. L'un des plus éraillés – donc, des plus souvent joués – était la « marche du sacre du Prophète » de Meyerbcer, exécutée par la musique de la Garde républicaine, « direction Parès », comme l'annonçait une voix au début du morceau. Ce morceau-là me séduisait, à cause de l'éclat des instruments de cuivre, évoquant quelque chose de pompeux, de même que les uniformes à buffleteries blanches, à fourragère et aiguillettes rouges ou or dont j'imaginais les musiciens revêtus. Si, au point où j'en suis aujourd'hui, ce qu'on tient d'ordinaire pour sacré me paraît presque toujours fâcheusement redondant ou par trop solennel, je le dois peut-être en partie à cette « marche du sacre », dont la pompe aurait déteint pour moi sur des mots tels que « sacre », « sacrement » ou « sacré » et imprimé à jamais aux idées qu'ils étiquettent cette allure de cérémonie avec fanfare et défilé, qui me séduisait autrefois mais qui ne me séduit plus.

Le grand air de Figaro, du Barbier de Séville, me plaisait beaucoup lui aussi. J'en comprenais si mal les paroles que je pensais toujours qu'une partie au moins était chantée dans une langue étrangère. « Un bar-e-bier... de qualité, de qualité, de qualité ! » Telles étaient les seules bribes à peu près pénétrables que j'en saisissais ; mon plaisir était d'autant plus vif qu'elles me parvenaient comme un problématique archipel caillouteux surgissant d'un ruisseau au débit précipité en même temps qu'aux méandres indescriptibles. Quant au nom de Figaro lui-même, il avait un goût qui m'enchantait : celui de ces grosses cerises pâles qu'on appelle « bigarreaux » et qui sont, à peu de chose près, ses homonymes.

Toutefois, il est un de ces cylindres qui m'intriguait plus que tout autre, sans être de mes préférés : « La lecture du rapport », monologue du comique troupier Polin, simple récitation dont l'unique élément musical était, au commencement, une brève sonnerie de cavalerie.

Boulevard Suchet, à proximité du champ de courses et de la gare d'Auteuil, il y avait une caserne et j'y voyais quelquefois les soldats faire l'exercice. En treillis blanc – ou plutôt : sale – et l'air gauche dans la grosse toile chiffonnée. Parfois, ils avaient mis des fusils en faisceaux ; cela faisait des pyramides aérées, dont les arêtes étaient des armes entrecroisées par le sommet. Comme les signes d'une écriture – dont chaque lettre, elle aussi, est un assemblage compliqué – ces schémas s'alignaient sur la surface plane où s'opéraient les exercices ; à côté des êtres lourdauds qui évoluaient, ils étaient des prodiges de délicatesse.

Le champ de manœuvre s'étendait le long des fortifications et c'était là que je situais la scène racontée par le monologue de Polin. Quelques centaines de mètres plus bas, à la jonction du boulevard et d'une avenue menant vers le Bois, était l'endroit où, le dimanche, on posait les tourniquets d'entrée à la pelouse du champ de courses. Emplacement que, le lendemain de chaque réunion hippique, ma mère déplorait de voir souillé de tickets de pari mutuel perdants, de programmes roses abandonnés, de vieux journaux et de toutes sortes de papiers froissés. Les gardes du bois de Boulogne avaient beau faire consciencieusement leur service, il traînait toujours quelque détritus, tant la foule des parieurs avait été considérable.

A la caserne du boulevard Suchet, il y avait des murs crasseux, des fenêtres toutes pareilles, une grille et – je crois – deux guérites. « Guérite », plus gentiment : « Guerite », diminutif de l'une de mes cousines germaines qui s'appelait Marguerite. Dans cette caserne, il y avait surtout les soldats, êtres aux gros pieds, à képi et moustachus, dont je savais qu'un jour je serais. Je ne les voyais que de loin mais j'entendais, lorsqu'ils marchaient en troupe, ce bruit mouillé de pas qu'on imitait alors si bien au cinéma des Grands Magasins Dufayel, réputé pour l'ingéniosité du commentaire sonore qui y accompagnait les films, bandes tantôt grisâtres et tantôt pauvrement coloriées, pour la plupart à base de truquage et présentant, les unes, de courtes scènes bouffonnes, les autres, des chapelets d'aventures, dans le goût du Châtelet ou des romans de Jules Verne.

Je ne sais trop ce que faisaient les soldats : ils marchaient, ils s'arrêtaient, ils évoluaient, ils se figeaient. En tunique noire et culotte rouge, un gradé circulait, les observait, les commandait. Le champ de manœuvre était tout plat, tout terreux ; il avait pour fond – comme une plage a la mer – le gazon jaune vert des fortifications. Sous le ciel tantôt gris, tantôt bleu, voletaient les oiseaux malgracieux des cris de commandement.

Cela se passait dans ce qu'on nomme, il me semble, un « bastion ». Bastion : lieu qu'un peu plus tard je ne pus imaginer qu'entouré de gabions, espèces de fûts en clayonnage remplis de terre, tels que j'en avais vu sur certaines couvertures d'une série de cahiers où étaient représentés en couleurs délavées des épisodes de la guerre de 1870 : la bataille de Rezonville (avec les cavaliers allemands tout blancs, en casque à pointe et cuirasse), les mobiles de Gravelotte, les cuirassiers de Reischoffen (ceux-ci à barbiche pointue et longue moustache, alors que les cavaliers allemands avaient le menton glabre mais les lèvres couvertes par une épaisse torsade de poils). Plaine sans vie, et géométriquement limitée, le champ de manœuvre étalait son espace dénudé, sans rien en lui qui évoquât la confusion des champs de bataille où se meuvent des soldats bien différents des pauvres « militaires » que je voyais.

Il y avait le talus des fortifications. Il y avait les faisceaux, les guérites jumelles, la grille de la caserne. Il y avait les tourniquets vernissés du champ de courses. Il y avait surtout, emblème du terrain de manœuvre, les « paranroizeuses », dont le nom campagnard, pataugeant, pluvieux était parfaitement adéquat à cet endroit de maigre attrait sis en bordure d'une voie porteuse, elle aussi, d'un état civil sans grâce : le boulevard Suchet. Les « paranroizeuses » : condensé de treillis blancs, de godillots cloutés, de bruit mouillé de pas, de manœuvre balourde.

Ce devait être, sans doute, quelque chose qui se trouvait quelque part, à l'autre bout du terrain de manœuvre. Quelque chose comme une palissade ou comme des tourniquets. « Passer au falot, au tourniquet » : ce sont des expressions que j'ai apprises plus tard. Il n'y avait alors pas d'autre tourniquet que les tourniquets du champ de courses et ceux des marchands d'oublies, ou « marchands de plaisir », qui débitaient, dans les avenues voisines des Serres de la Ville de Paris, leurs friandises sans poids, vendues peut-être un ou deux sous, mais auxquelles, pour des raisons d'hygiène, on ne me laissait goûter que bien rarement. Les « paranroizeuses » : cela n'avait rien à voir avec les grands récipients cylindriques que portaient ces adolescents à casquette qu'étaient les marchands d'oublies ; cela n'avait rien à voir avec les Serres de la Ville de Paris, vastes verrières hermétiquement closes, dans un parc interdit au public et où l'on ne m'emmenait jamais ; rien à faire non plus avec le jardin attenant, aux allées bien ratissées, aux belles pelouses défendues et dont l'attraction principale était l'arroseur, traînant son long train de tuyauteries ; ce n'était pas davantage la grille de l'octroi, près de la maisonnette où se tenaient, en tunique gros bleu, les douaniers, dont la seule arme était cette étroite tige de fer munie d'une poignée de bois, la sonde qui leur sert à déceler les marchandises illicites. Les « paranroizeuses », c'était, tout uniment, quelque chose de militaire dont parlait le monologue de Polin et qui faisait, croyais-je, organiquement partie du terrain où je voyais, de temps à autre, les « pioupious » effectuer leurs manœuvres. Des « paranroizeuses » : tout comme il y a des palissades, des barricades, des balayeuses municipales, des demoiselles de paveurs, des pelles ou brouettes de cantonniers et d'innombrables espèces, utilitaires ou non, d'objets.

Tout en les rangeant, d'instinct, dans la catégorie des instruments concernant le bornage ou la réfection de la voirie, j'ignorais absolument ce qu'étaient, en fait, les « paranroizeuses ». Le troupier imité par Polin ne disait-il pas lui-même, à la fin de son monologue : « Des paranroizeuses... Je ne sais même pas ce que c'est, moi, des paranroizeuses ! »

Il s'agit d'un soldat puni. Ce soldat est un cavalier. Il a attrapé de la salle de police et devra coucher sur la dure, pour avoir « murmuré des paranroizeuses », apparemment comme M. Jourdain fait de la prose, car « il ne sait même pas ce que c'est, lui, que des paranroizeuses » et se demande, dans une perplexité point inférieure à la mienne, de quelle faute il peut bien s'être rendu coupable.

La seule chose évidente, c'est qu'il a murmuré, qu'il a médit des « paranroizeuses », qu'il a protesté contre elles, bref, qu'il s'est comporté en militaire qui ne sait pas faire contre mauvaise fortune bon cœur et est même incapable de se taire devant ses supérieurs. « Murmurer des paranroizeuses », parler en mauvaise part du terrain de manœuvre : il y a bien là, certes, de quoi être puni.

Peut-être avais-je vaguement l'idée que ce soldat qui ignorait ce que sont les « paranroizeuses » – sans avoir comme moi l'excuse d'être un enfant – n'était qu'un bleu, et le dernier des ignorants. Ce n'était pas pour rien qu'il parlait avec cet accent paysan. Il s'agissait sans doute d'un de ces termes dont on ne connaît le sens que lorsqu'on a fait son service militaire, lorsqu'on est un adulte, une grande personne capable de comprendre les calembours, un homme ayant accès à tous les mots et, notamment, aux « gros mots ». Pourtant, je savais bien qu'il ne s'agissait pas là d'un gros mot. Tout au plus, quelques gros mots s'étaient-ils faufilés à travers les murmures...

Tel que je l'entendais, ce terme faisait un peu le bruit de pluie que font les arroseuses ; il avait quelque chose de déteint ou de rouillé ; pourtant, d'étincelant aussi, comme les pointes anciennement dorées qui coiffaient chacun des hauts barreaux dont l'échelonnement parallèle constituait la grille de l'octroi. Mais un si vague étincellement, une dorure si rongée d'humidité et si déchue qu'autant vaudrait parler de mouchetures sidérales à propos des protubérances métalliques qui saillent hors du cuir de semelles cloutées. D'un côté, il y avait un miroitement susceptible d'orienter l'esprit vers les choses les plus nobles : tout ce qui participe des tournois, des rois et des chefs francs hissés sur le pavois ; de l'autre, il y avait l'endroit coassant et fangeux dans lequel s'embourbe la même diphtongue oi : tout ce qui fait culotte de zouave, patois patoisant et ouailles de la paroisse de Fouillis-les-Oies.

Bien après – mais sans que j'eusse eu besoin pour cela de faire mon service militaire, ni même d'arriver à l'âge où l'on fait volontiers étalage d'un illusoire bagage d'argot rassemblé en picorant de-ci de-là – j'eus la clé des « paranroizeuses ». Pas la clé qui m'aurait permis de manœuvrer cet instrument ou de déverrouiller cette barrière (car il ne s'agissait ni d'instrument ni de barrière), mais l'explication de ce mot. « Paranroizeuses », c'était « paroles oiseuses » prononcé avec l'accent propre aux comiques troupiers, avec l'accent bêtifiant et pleurnichard du cavalier à grand mouchoir caricaturé par Polin. Un militaire d'un escadron de cavalerie se plaint d'avoir été puni pour s'être laissé aller à « murmurer des paroles oiseuses » – quand « il ne sait même pas ce que c'est, lui, que des paroles oiseuses ! » – tels étaient les arcanes des « paranroizeuses ».

De nos promenades au Bois, au « jardin de la Ville » ou le long du boulevard Suchet, nous revenions à la rue Michel-Ange, qui était une rue sans mystère, excepté sa ressemblance avec mon nom, que je retrouvais dans le sien, légèrement déformé et devenu mikel, au lieu du « Michel » chuintant auquel j'étais accoutumé. Autour de chez nous, il y avait surtout des villas et, derrière notre immeuble, un immense jardin, avec du gravier, de grands arbres et un vaste bâtiment aux toits en tuiles rouges qui était une école israélite. Quand on parlait de cet endroit, on disait : « Chez les Juifs . » Les Juifs, c'étaient ces collégiens que je voyais se promener par groupes de deux, de trois ou de plusieurs, à leurs heures de récréation, quand ils sortaient dans le jardin. Rien ne les signalait de spécial, aucun indice ne témoignait du plus mince rapport entre ces vagues silhouettes d'internat et les gens qui, suivant l'histoire sainte, avaient été les bourreaux de Jésus-Christ. Les Juifs, c'étaient simplement ces grands garçons vêtus de bleu marine et coiffés de casquettes à visière, responsables de ce brouhaha qu'on entendait à certaines heures de la journée, fait de pieds marchant ou courant sur le gravier, de voix s'interpellant dans l'échauffement d'un jeu et dont l'entrecroisement tissait une rumeur touffue que prolongeait en sourdine le bourdonnement monotone de multiples conversations.

La chaussée de notre rue, autant qu'il m'en souvienne, était pavée de bois. Sur cette chaussée, je crois qu'on étendit une fois de la paille parce qu'il y avait un mourant dans une maison voisine. Il s'agissait, à dire vrai, d'une voie point très passante et ce n'était guère la peine d'y amortir le choc des sabots de chevaux. Toutefois, le bruit même d'un simple fiacre doit être suffisant pour déranger quelqu'un qui meurt et puis, la paille sur la chaussée, n'est-ce pas ce début d'apparat qui doit normalement précéder l'entrée en scène des pompes funèbres ? Ensuite, pourront éclore les fleurs et les couronnes, dont on croirait volontiers qu'elles ne sont que cette paille des agonisants venue à maturité.

Parfois, la clochette extérieure d'une des villas avoisinantes tintait. Un jour de Pâques (nom craquetant comme du sucre, avec un â bien circonflexe qui arrondit dans la bouche son œuf garni de festons), un jour de Pâques je courus au balcon, car j'avais cru que c'étaient les cloches qui venaient d'apporter leurs cadeaux. Mais qu'aurais-je pu attendre d'un tintement si aigrelet ? Tout au plus des pastilles de menthe, bonbons que je détestais. Or, ce n'étaient pas les cloches mystiques. Un simple signal de porte. Sur le balcon, il n'y avait ni œufs enrubannés ni trace perceptible de la moindre visite ou du moindre présent.

Chargé ou non de cadeaux, le balcon m'attirait, à cause du spectacle pourtant peu animé de la rue, à cause aussi de ses ornements de fer que j'aimais bien toucher de mes mains, de mes pieds, voire de ma langue, quand j'appliquais mes lèvres sur la rampe légèrement poussiéreuse et rouillée, et que je sentais le petit goût métallique. De l'index, je m'amusais parfois à suivre les circonvolutions du décor, essayant divers parcours mais n'arrivant jamais à ce que j'aurais voulu : découvrir une arabesque très longue qui aurait permis à mon doigt de se promener sur une large partie au moins de cette barrière ajourée qui s'interposait – pour ma tranquillité propre et celle, relative, de mes parents – entre moi et le vide.

Du balcon je regardais, non seulement la rue, mais les autres balcons, surtout ceux de l'immeuble qui faisait face au nôtre, beaucoup plus intéressant pour moi, en raison de sa masse, du nombre élevé de ses fenêtres et de sa position en vis-à-vis, que les bâtiments plus éloignés ou simplement de dimensions plus réduites tels que l'étaient les villas. Je n'ai jamais cessé d'être frappé par la quantité considérable de fenêtres que peut contenir un immeuble, même de médiocres proportions ; ce qui est curieux dans un immeuble, c'est qu'il soit ainsi taraudé, percé d'ouvertures et creusé d'alvéoles alors que, vu d'un coup d'œil, il a l'air d'un bloc compact et donne cette impression d'impénétrabilité, de massiveté que donne, par exemple, un gros caillou ou un pan de rocher.

La « maison d'en face », c'était quelque chose que je connaissais tranche par tranche, sachant qu'à tel étage il y avait un balcon-terrasse qui courait tout le long de la façade, à tel autre des fenêtres pourvues chacune d'un balcon séparé et plus étroit, à tel autre enfin des fenêtres sans balcon du tout et qu'habitaient des gens dont on ne pouvait apercevoir que le buste, s'il arrivait qu'ils s'accoudassent à l'appui. De ces bustes, j'ai gardé une image noire et immobile ; si j'en juge d'après cette absence d'éclat et ce défaut de gestes, il me semble que ce devaient être presque toujours des bustes de vieilles personnes.

La ferraille de notre propre balcon – celui d'une des fenêtres de la salle à manger, pièce qui était chez nous la pièce à tout faire et où je me tenais d'habitude – répondait par un bruit sourd, et une vibration qui m'agaçait agréablement les gencives, aux coups de pied qu'il m'arrivait de lui donner tout en mordant la rampe de toutes mes dents ; je la sentais trembler jusque dans ses scellements. Mes parents n'aimaient pas beaucoup tout cela, pensant toujours qu'une fois il pourrait arriver que je tombasse par la fenêtre pour m'être trop penché. Ils ignoraient que ce qui m'intéressait c'était, avant toute autre chose, le balcon lui-même, son aspect, sa matière et qu'il ne me serait sans doute pas venu à l'idée d'utiliser comme marches de grimpoir ces ornements qui m'occupaient suffisamment avec tous les détours de forme que je pouvais y trouver.

Bien différentes de ces balcons de façade étaient les fenêtres de derrière, qui donnaient, au-delà d'une cour à ciel ouvert, sur le jardin des Juifs. Celles-là étaient de ces fenêtres sans balcon par lesquelles les enfants ne peuvent regarder sans un certain effort, obligés qu'ils sont de s'agenouiller sur le rebord – position fatigante, et douloureuse à la longue, car cela coupe les genoux – à moins qu'on ne s'asseye franchement entre l'appui et le rebord, ce qui donne le vertige et peut entraîner des remontrances de la part des parents, qui envisagent toujours la possibilité d'une chute. La rampe de ces fenêtres-là n'était pas de fer, mais de bois et avait un goût de peinture nettement désagréable quand on la léchait.

Sur ce revers de la maison, il y avait cependant un endroit qui n'était pas dénué d'attrait : une sorte de petite plate-forme entièrement métallique, sur laquelle donnait, d'une part, la cuisine (qui n'en était séparée que par une porte-fenêtre) et, d'autre part, des water-closets prévus pour les domestiques. Limitée par une balustrade consistant en de simples barreaux réunis par une rampe, la plate-forme elle-même était constituée par une mince plaque de fer posée sur des traverses qui en étaient les supports ; quand on était dessus et qu'on remuait un peu, on la sentait vous trembler sous les pieds. De là, on embrassait la cour dans toute sa longueur ; on avait, à main droite, le parc ombragé des Juifs et l'on voyait au fond, plus basse que la maison, la villa d'à côté qui était une pension de famille dont les derrières assez peu reluisants limitaient notre cour. Beaucoup plus loin, j'apercevais, le soir, un rougeoiement intense émanant de l'enseigne lumineuse de la fabrique des papiers à cigarettes ZIGZAG, bâtie sur le côté impair de ce boulevard parcouru dans toute sa longueur par une série nombreuse d'arcades supportant la voie du chemin de fer de ceinture depuis la gare d'Auteuil-Boulogne jusqu'au viaduc d'Auteuil, lequel passe par-dessus la Seine et relie au quartier usinier de Javel le quartier maintenant bourgeois du Point-du-Jour. Le Point-du-Jour : quartier au nom qui pourrait susciter l'image plutôt riante de l'approche de l'aurore, mais auquel le mépris qu'avaient en ce temps-là les gens d'Auteuil pour ce quartier plus pauvre que le leur contribuait à donner une allure indécise d'entre chien et loup, une teinte de grisaille légèrement patibulaire. Le Point-du-Jour, la pointe du jour : fin fond d'orient, potron-minet, diable vauvert, district éperdument suburbain, confins où le jour qui commence se confond avec la nuit qui finit, minute à jamais équivoque où réverbères et veilleuses s'éteignent, dans les chambres encombrées par les constructions variées que rêvent les dormeurs, aussi bien que dans les rues dont les immeubles toisent de toute leur hauteur les chaussées et les trottoirs déserts. Le Point-du-Jour : pointe extrême que poussait le quartier si douillettement capitonné d'Auteuil vers des lieux perdus comme Issy-les-Moulineaux et Billancourt, rejetés au-delà de la Barrière et où menaient, dans un grand fracas de ferraille, des tramways à baladeuse.

De la plate-forme de métal qui dominait la cour de notre immeuble, je regardais souvent la lueur rouge. Elle conférait à une portion du ciel un aspect tellement sinistre que je parvins difficilement à croire qu'elle n'était pas la lueur d'un incendie, quand on m'eut expliqué qu'elle prenait naissance dans le mot « Zigzag », formé par un groupe incandescent d'ampoules électriques.

De ce que met en branle un incendie, je ne connaissais ni la fumée, ni les flammes, ni le monceau de décombres, ni les corps carbonisés qui sont l'expression matérielle du « sinistre », mais seulement les pompiers. Plusieurs fois, je les avais vus passer, avec leurs casques de cuivre poli, leurs vestes de cuir et leur voiture peinte en rouge. Plus souvent, j'avais entendu le « pinpon » de la trompe. Il m'était même arrivé, une fois, de voir de tout près un pompier, un pompier de chair et d'os, qui était apparu un jour dans l'encadrement de la porte de l'appartement donnant sur le palier du grand escalier : « N'ayez crainte ! avait-il dit, madame, n'ayez crainte ! » s'adressant à ma sœur qui, déjà, m'avait fait enfiler mon manteau et se préparait à m'emmener, parce qu'un feu de cheminée avait éclaté dans l'immeuble alors que, ma mère absente pour l'après-midi, elle se trouvait seule responsable de la maisonnée. Cela m'avait fait un drôle d'effet de savoir qu'il y avait le feu chez nous et de voir que c'était précisément devant notre porte cochère que s'étaient arrêtés les pompiers. D'ordinaire, ils ne faisaient que passer ; ils restaient à la cantonade ; le bruit de leur trompe était un de ces bruits du dehors auxquels je n'étais pas mêlé. Leur costume, aussi, les situait un peu à part : outre le casque ils portaient une large ceinture rouge à bande médiane noire, munie de deux anneaux de cuivre, ce que dans la langue du métier on nomme « ceinture de feu ». Et cette façon qu'ils avaient de se laisser glisser, le long d'une perche, au lieu de prendre l'escalier pour descendre de chez eux ! Les spécialistes des sinistres et des rigides jets d'eau issus de lances d'arrosage, les habitants de ces dortoirs qui devaient ressembler à des manières de perchoirs – sans même parler de leurs collègues des théâtres, embusqués derrière les portants – avaient de bizarres mœurs, vraiment.

Les deux couleurs d'une ceinture, le reflet de cuivre d'un casque (non pas rouge chaudron, telles ces vastes bassines où l'on prépare les confitures, mais jaune pâle, plus fin et plus acide, opposant sa joaillerie précise au délire serpentin des flammes), une veste de cuir noir luisant, des bottes et tant d'autres accessoires se composant en panoplie ou en blason : la pompe, la hache, l'automobile peinte en rouge, le sifflet de commandement, et les flammes, et la fumée, et les éclaboussements d'eau. Mais il n'est de blason – fût-ce municipal – que ne connote une devise ; il n'est de panoplie, qui ne porte une marque de fabrique ou une indication de prix ; il n'est étalage de bazar, que ne commente son inscription sur bande de calicot ; il n'est de gare, sans mention de station ; il n'est de magasin, sans enseigne. A tout ce qui, entreposé dans ma mémoire, répond à l'idée d'incendie (lueur émanée de la fabrique Zigzag, sapeur-pompier apparaissant dans l'embrasure, trompe à deux notes des voitures), demeure lié pour moi – comme l'oblitération surchargeant la vignette d'un timbre ou le bon mot sous-titrant un dessin de journal amusant – un court lambeau de langage. A peine un groupe de mots, et beaucoup moins qu'une phrase, car c'est de trois maillons seulement que se compose la chaîne ; de trois anneaux, dont celui du milieu – presque inexistant – joue le rôle de simple élément de liaison. « Habillé-en-cour » : entre le participe passé du verbe de la première conjugaison « habiller » et le nom commun « cour » (qui peut être aussi bien la cour du Roi-Soleil que celle du roi Pétaud ou celle même de l'immeuble) la préposition « en » se tient en place modestement, elle qui ne sert de légende à nulle image aux linéaments bien ou mal définis mais remplit la fonction très humble d'articulation abstraite du discours.

A Billancourt, il y avait eu, une fois, un incendie. A Billancourt, c'est-à-dire dans une localité appartenant à cet espace indécis qui s'étendait au-delà du Point-du-Jour. C'était au temps, je crois, où habitait à la maison un parent lointain de mon père, un très vague parent par alliance qui était, à mes frères et à moi, notre oncle à la mode de Bretagne et que nous appelions « l'oncle Prosper » ou plutôt « l'oncle P. » conformément à un usage familial. Pendant plusieurs années, Prosper avait séjourné à Madagascar ; sergent de la coloniale, il était venu à Paris en congé et le repos qu'il prenait aujourd'hui était bien mérité, car – à l'entendre – il avait fait toute la conquête de l'île et mené d'âpres luttes, en tant qu'homme de confiance si ce n'est aide de camp, de Gallieni. C'était un très haut escogriffe, dont l'un des jeux préférés était de me faire pleurnicher que j'avais le vertige en m'attrapant sous les aisselles et m'élevant à bout de bras presque à hauteur de plafond. En dehors de l'enfantine forfanterie dont il faisait preuve dans toute sa conversation, un certain goût du parasitisme était son faible ; il témoignait également d'un penchant assez marqué pour les apéritifs (habitude des Tropiques, d'où il avait aussi ramené le paludisme) et pour le cotillon ; sans doute, fumait-il comme un sapeur ou comme le zouave barbu qui servait alors de réclame à la firme algérienne des cigarettes et papiers Job. Pour nous autres enfants – ignorants de cette trinité fameuse : le vin, l'amour et le tabac – il était avant tout l'homme qui avait fait une difficile campagne contre les sauvages en partageant la tente de son chef Gallieni et, chance plus rare encore, avait été admis à voir de près la reine Ranavalo.

Outre sa grande taille, son teint fortement coloré, ses moustaches et son impériale noires, ce qui m'en imposait le plus chez Prosper, c'était son uniforme bleu sombre et ses galons de sergent : un géant ainsi vêtu ne pouvait être qu'un personnage important. Un peu plus tard, durant des vacances d'été passées à la campagne en compagnie de mes parents, c'est à lui que je pensais, et au climat torride de Madagascar, chaque fois que, pour sortir, l'on me faisait coiffer la casquette à couvre-nuque jugée indispensable à ma protection contre les atteintes d'un soleil banlieusard.

Le couvre-chef habituel de Prosper n'était pas une casquette à couvre-nuque, encore bien moins un casque colonial, mais un très ordinaire képi à visière noire, sur le devant duquel une ancre de marine était brodée. Je crois bien que Prosper portait aussi un large ceinturon à grosse boucle de cuivre, très différent des ceintures de pompier qui faisaient, elles, plutôt que le genre martial le genre société de gymnastique, comme les pompiers eux-mêmes, d'ailleurs, êtres bâtards qui participaient à la fois du sergent de ville, du soldat et de l'acrobate, avec aussi un peu en eux du ramoneur, de l'égoutier et de l'arroseur municipal. A tant de qualités si diverses, les pompiers joignaient celle d'être, essentiellement, des sauveteurs brevetés, ce dont devait témoigner leur ceinture noire et rouge, comme l'ancre de marine, les galons et le ceinturon de l'oncle P. témoignaient de sa nature de fidèle aide de camp d'un grand chef colonial, lui, militaire rengagé, fier de son rengagement et qui, dans l'attente de nouvelles campagnes, jouissait de la cote que son passé guerrier lui valait auprès des bonnes à tout faire et essayait les galanteries apprises à la cour de Ranavalo sur les plus humbles couturières.

De ce Madagascar où il avait vécu, je ne me faisais nulle idée, confuse ou nette. C'était trop loin pour moi, par trop d'un autre monde. Je savais seulement qu'il y avait là-bas des Malgaches et du soleil. Certainement, le nom de « Billancourt » me donnait une impression beaucoup plus positive d'exotisme ; car Billancourt, c'était situé aux confins mais aux confins de mon monde, alors que Madagascar n'avait de liens qu'avec ce milieu à part qui était celui des « feuilles de soldats » éditées à Épinal, larges feuillets coloriés qui présentaient, le plus souvent, de longues galeries de militaires de toutes armes et tous pays en uniforme, mais quelquefois aussi des tableaux historiques tels que des scènes se rapportant à la guerre des Boers ou à toute autre phase de la conquête coloniale.

Quand on m'avait dit qu'un incendie venait d'avoir lieu à Billancourt, je n'avais d'abord pas très bien compris. « Billancourt », nom qui s'étire par-dessus les fenêtres à tabatière, les girouettes et les cours comme une fumée d'usine, comme le grincement d'un tramway roulant le long de ses rails, et dont les trois syllabes s'entrechoquent tristement comme les quelques gros sous récoltés par un mendiant s'entrechoquent au fond de la sébile qu'il secoue dans l'espoir d'exciter la compassion des sourds. « A Billancourt », syllabes dont sur-le-champ m'avait frappé plutôt leur tonalité propre et que j'avais transformées en ces trois mots : « habillé en cour ».

Il ne s'agissait pas – j'en fus toujours convaincu – d'une tenue de cour : Louis XIV comme la reine Ranavalo étaient fort loin de ce que traînait avec lui le nom de Billancourt. S'il était question de s'habiller en cour, cet habillement ne pouvait avoir quoi que ce soit de commun avec un habit de gala, un vêtement qu'on endosse pour s'en aller parader dans les galeries que multiplient les glaces ou sous les vérandas grandes ouvertes, en quête d'un vent absent, quand, drapées de tissus bariolés, fondent en eau les statues noires. Être habillé en cour, c'était être vêtu d'une façon commode pour la course et telle qu'on pût, avec une vitesse maxima, rallier les lieux où l'on criait « au feu ! » ou « au secours ! » La ceinture rouge et noire des pompiers gymnasiarques, tel était, sans doute aucun, le détail essentiel par lequel se définissait l'habillement en cour.

De cette ceinture rouge et noire je me demandais si le sergent Prosper n'avait pas dû sangler sa tunique bleu sombre pour courir, coudes au corps, à Billancourt où l'appelait son devoir, sinon de sauveteur breveté, du moins de sous-officier rengagé et dur-à-cuire rescapé de Madagascar. Mais je n'en étais pas très sûr. Le Point-du-Jour, Issy-les-Moulineaux et Billancourt étaient des endroits si particuliers et tout ce qui mettait en branle les pompes à incendie et les pompiers se déroulait à tel point en marge de l'univers coutumier !

Peut-être était-ce simplement le concierge qui, habillé en cour et non plus en garçon de recettes, avait piqué ce pas de course ? Peut-être était-ce un tout autre parent que cet oncle Prosper, ou quelqu'un qui se trouvait en visite dans notre appartement auquel on accédait moyennant trois étages après la traversée d'un vestibule et d'une cour ? Peut-être était-ce le jeune Poisson, fils aîné des concierges, celui même qui revint un soir l'œil tuméfié et sanglant parce qu'il était tombé en descendant du tramway ? Peut-être étaient-ce uniquement les pompiers ? Et, certes, je finis par savoir que ce n'étaient que ceux-là, quand se fut dissipée l'équivoque où je m'étais complu et quand j'eus reconnu que personne n'avait eu besoin de s'habiller en cour étant donné qu'il s'agissait seulement de Billancourt.

L'incendie avait eu lieu – nous l'apprîmes un peu plus tard – aux usines Ripolin. A cette époque on voyait à Paris, dans les stations de métro, une affiche de grand format et de couleurs rutilantes. Trois peintres en blouse blanche et canotier de paille, de grandeur presque naturelle, y étaient représentés. Munis chacun d'un pot de Ripolin, ils marchaient à la file indienne, l'échine légèrement courbée et écrivaient au pinceau, le premier sur un mur, les deux autres sur le dos de celui qui les précédait immédiatement dans la file, quelques lignes relatives à la bonne qualité des peintures Ripolin.

C'est toujours à la manière dont devaient flamber les innombrables pots de Ripolin emmagasinés dans les usines que je songeai par la suite, regardant, du haut de ma plate-forme de fer, l'enseigne lumineuse des papiers à cigarettes Zigzag, dans la direction approximative du Point-du-Jour.

Point-du-Jour, « paranroizeuses », Billancourt : barrières, limites ou confins, claires-voies en fer chantourné ou dentelures d'arcades et de maisons. A travers ce treillage, j'entrevoyais quelque chose clignoter, zigzags d'éclairs inscrits sur un écran qui n'était ni nuit ni jour.