« Alphabet », avant tout, c'est de couleur jaunâtre et cela colle aux dents, en pâte fine et serrée, qui sent le petit-beurre, en raison de l'existence – réelle ou supposée – de petits-beurres parmi les biscuits Olibet. Cela, bien entendu, quand j'eus appris à lire, acquis certaines notions d'orthographe et fus devenu à même de distinguer le bê de « gibet » ou « quolibet », par exemple, de celui d'un cheval bai.
« Alphabet », en second lieu, c'est doué d'une forme et d'un poids, parce que c'est un objet : le livret sur lequel majuscules et minuscules sont écrites, avec des exemples de mots ayant pour initiales chacune des vingt-cinq lettres et dont certains sont composée en caractères d'imprimerie alors que d'autres le sont en cursive, avec de beaux jambages, des pleins et des déliés, tantôt en écriture droite, tantôt en écriture penchée.
« Alphabet » c'est, en somme, quelque chose qu'on tient dans sa bouche quand on le prononce effectivement ou mentalement, ce qu'on appelle un mot concret, et qui remplit d'un contenu perceptible la cavité comprise entre la gorge, la langue, les dents et le palais.
« Alphabet » c'est, par conséquent, une chose qui a opacité et consistance. En même temps qu'un assemblage filiforme de traits – lignes droites, lignes courbes, lignes brisées – c'est un corps solide autant que ceux dont se compose le goûter de quatre heures et substantiel comme l'hostie qui est le dieu que les croyants peuvent toucher et manger.
« Alphabet », je le regarde : suite de symboles sur des pages ou petit livre dans lequel j'étudie, mince ensemble de feuilles blanches où se détachent en noir diverses constructions linéaires qu'il me faut, coûte que coûte, assimiler.
« Alphabet », je le prononce : j'en pénètre aussitôt la saveur, mieux que si j'avais la chose à portée de ma main ou dans le champ de mes yeux.
Toute chose que je regarde, j'en approche de plus près si je la fais entrer dans ma bouche en prononçant son nom : ainsi en est-il d'« alphabet », que je ne puis articuler sans que ce soit un peu du langage même que je mâche alors en concentré.
En face d'« alphabet » le mot, il existe « alphabet » la chose, et « alphabet » la chose répond diligemment, sitôt qu'« alphabet » est prononcé. Toutefois, cette chose dont il s'agit est une double chose : l'entité, d'intellectualité stricte, correspondant au code de signes qui permet de transcrire en images visibles le langage parlé, et l'objet « alphabet », le livre – relié, cartonné ou simplement broché – en lequel ce code de signes se trouve consigné. Entre l'échafaudage léger de lettres et l'espace épaissi qu'est le livre, il s'opère une osmose ; tous deux, pourtant, restent distincts, et je sais bien que ce qui a le goût de petit-beurre, ce n'est pas l'impalpable bâti de poutrelles qui constitue les caractères, mais l'objet « alphabet », qui est de forme oblongue et parfois revêtu d'une couverture jaune.
Si je crois, en disant : « alphabet », être un mangeur de langage, c'est par l'intermédiaire du livre que l'illusion s'établit, ce livre dont la matérialité demeure un lest quand je rejoins les éléments premiers de l'écriture, qui me conduisent eux-mêmes jusqu'à la langue, dont ils sont le résumé algébrique ou le reflet décomposé. Il n'y a là aucun miracle et pas de quoi fouetter un chat : du mot « alphabet », qui est avant tout chose du goût puisqu'il rime avec Olibet, je suis passé au syllabaire, chose de la vue et du toucher, puis à l'alphabet en tant que groupe de signes d'ordre uniquement optique, enfin à cette chose de la bouche et de l'oreille qu'est matériellement le langage, bouclant ainsi la boucle et revenant à l'organe du goût d'où un jeu d'assonance m'avait fait partir. A la langue qui se meut dans la bouche, ballerine vêtue de muqueuses roses, s'est substituée du même coup la langue instrument spirituel, partition chorégraphique des pensées en laquelle se fixent conventionnellement leurs tournoiements, leurs bonds, leurs déplacements d'un bout à l'autre de la scène.
Signes qui signifient, jeux buccaux qu'on déguste et feuillets qu'on feuillette, alphabet et A. B. C., ce n'est pas la même chose : l'alphabet fait plus noble et l'A. B. C. plus grossier. Façon de se situer respectivement suivant le degré de propreté. Maculé d'empreintes grises de doigts, l'A. B. C. se limite au petit livre où l'on apprend ; il demeure scolaire et sent toujours plus ou moins la vieille encre ou le papier ; de ces ingrédients matériels – sédiments antédiluviens de la classe – il est incapable de se détacher. L'alphabet, lui, prend son vol, ou court à vastes enjambées : lettres à gestes d'escrimeurs, à festons d'ailes, à étagements de rochers ; ensemble de figures qui s'échelonnent comme les partenaires d'un jeu ou s'entrechoquent, s'interchangent comme – jetés sur une table avec leur pluralité de façades versatiles en géométrie noire et blanche – les dés.
Cubes d'os aux arêtes légèrement adoucies, aux pans creusés de cupules disposées selon une ordonnance minutieuse : par une, par deux, par trois, par quatre, par cinq, par six – soit qu'il y ait un point médian isolé dans la blancheur de la surface ou encadré régulièrement de quatre points identiques ; soit que deux points s'opposent (avec parfois le moyen terme d'un troisième) comme les extrémités d'une diagonale ; soit qu'une double paire, embrassant les quatre angles, instaure un cadre vacant en son milieu (où il ne se dessine rien) ; soit que deux séries parallèles de trois soulignent d'un pointillé noir le tracé vague de deux arêtes – les dés, masses dures arrachées à la fluidité de l'étendue, présentent sans ambages leur sextuple possibilité de signes (dont chacun s'oriente au gré d'une facette affrontant zénith, nadir ou l'un des points cardinaux) et jouissent de tout le relief, de toute la vérité des choses insérées dans le monde physique mais douées d'autonomie et de mobilité. C'est en raison de ce qu'ils ont de compact, de l'évidence palpable qu'ils donnent aux figures de la chance, sitôt jaillis hors du cornet de cuir, que – avec la même implication de dévoilement soudain que si l'on disait « coup de foudre », « coup de théâtre » ou « coup du ciel » – l'on peut parler d'un « coup de dés » La langue a beau nous proposer un riche échantillonnage d'autres locutions – de « coup de sang » à « coup de vent », de « coup de mer » à « coup de feu », de « coup de tête » à « tout à coup » – aucun de ces alliages de mots (dont « coup » est le métal de base) ne battra, à mon sens, le briquet cérébral d'une manière aussi drue que l'expression homologue par laquelle on rend compte de cet événement, pourtant, d'une enfantine simplicité : le choc que font sur le bois de la table les trois projectiles ivoirins quand ils sortent de leur tromblon fumeux, puis l'immobilisation de l'avalanche lilliputienne en une trinité de cubes offrant chacun au ciel – comme une cible trouée – le compte mathématique des points noirs dont sa face supérieure est criblée.
Plus insidieux, moins théâtral, en tout cas moins sommaire que le « coup de tonnerre » des dés, est le « coup de sonde » de l'alphabet. Mais il ne s'agit plus ici de « coup », et c'est par simple figure de langage qu'on peut aussi, parlant de l'alphabet, évoquer le « coup de filet ». Car si le jeu de dés, plus encore que le jeu de cartes – doué d'une moindre soudaineté, et dont l'éventaire de signes est, d'ailleurs, bien plus complexe et plus nuancé – apparaît comme une succession de crises, rien de tel avec l'alphabet. L'alphabet reste toujours sagement incrusté dans le blanc de la page et s'il advient que les lettres s'animent, s'associent ou s'opposent entre elles, s'irriguent de courants divers et voient leurs droites se changer en trajectoires tendues de balles, leurs courbes en virages, leurs lignes fermées en allers et retours de boomerangs ou parcours de circuits, la faute en est seulement au spectateur – affamé d'équivalences métaphoriques ou apprenti liseur – qui projette sur les caractères imprimés un flux de forces qui n'est que le sien mais suffit cependant pour donner vie à ces signes sans épaisseur enfermés dans un monde typographique où ne règnent que deux dimensions.
D'une part on a donc les dés, chiffres solides d'un seul coup emportés, déchaînés, en un pathétique mouvement ; d'autre part on a l'alphabet, lui aussi message chiffré mais nécessitant – précisément – qu'avec patience on le déchiffre, hors de tout jeu ou de tout drame, et presque, même, en l'absence de tout mouvement. D'un côté : la quantité déterminée de points noirs que, sa course arrêtée, jette aux yeux le cube blanc ; de l'autre : le signe sombre qui se découpe sur la page et bouge obscurément dans le champ de notre vue bien que ni page ni signe ne soient ni aient été l'objet du plus minime déplacement.
Du nombre amené par la main qui s'est faite instrument du hasard, au caractère tracé ou imprimé par cette même main (agissant de manière directe ou par le truchement d'une machine) dans un but concerté, il y a, évidemment, l'abîme qui sépare un geste significatif et en lui-même complet (geste de l'homme qui se décide, franchit le Rubicon, fait que « les dés en sont jetés ») de l'opération qui consiste à fabriquer un outil voué à des fins pratiques importantes mais en lui-même dépourvu d'intérêt. Toutefois l'apparence de cet outil demeure, en l'occurrence, assez énigmatique pour qu'il devienne une clé déclenchant les ressorts de notre imagination et par laquelle s'ouvre à nous un parc rempli de toutes sortes d'essences et d'espèces (comme si, étant typiquement le signe, c'était de n'importe quoi qu'il devait être pris pour signe). De sorte qu'en fin de compte le hiatus – qu'on pouvait croire insurmontable – est presque supprimé ; partis des deux pôles opposés du jeu et de la science, les osselets par le moyen desquels se matérialise le destin, et les lettres, ou marques matérielles destinées à ossifier de la pensée, à fixer pour le livre de bord toutes aventures ou expériences, se rejoignent en tant qu'ils sont des emblèmes de notre lutte avec le sort : les premiers, comme image, en quelque sorte prophétique, de la marée qui nous emporte ; les seconds, comme compas pour orienter notre songerie et pièges où attraper les souffles qu'il nous faut bien, d'une manière ou d'une autre, apprivoiser, si nous ne voulons pas nous laisser aveuglément emporter.
Remontant, pour y regarder de plus près, la pente verbale que je viens de descendre, il me faut reconnaître pourtant que je n'ai décelé là aucune convergence digne de remarque entre lettres et dés : à partir du moment où il est entendu qu'à chaque chose il sera attribué une valeur de signe – que l'ensemble des choses visibles sera traité, en somme, comme une cryptographie – c'est pure tautologie et pur jeu de mots que de prétendre mettre en évidence un lien étroit entre tel fragment du monde et les lettres de l'alphabet. Si je suis réduit à quia, je pourrai toujours alléguer qu'ils ont cela de commun qu'ils sont des « signes », abstraction faite de ce qui se cache dessous et compte non tenu de ce détail : à savoir que les lettres de l'alphabet, en matière de signification, sont des chevaux de retour et même des professionnels... De sorte qu'à plus forte raison il n'y a pas à monter en épingle leur ressemblance avec les dés, antique moyen divinatoire, dont chaque combinaison ne demande qu'à se laisser interpréter.
Signes inventés pour les besoins de la cause, signes dont on ne fait qu'élargir ce qu'ils étaient déjà par vocation quand on les prend pour symboles d'autre chose que ce à quoi ils sont conventionnellement attachés, les caractères alphabétiques se prêtent mieux que toute espèce de graphisme naturel à l'exercice de notre sagacité. L'on dirait que les efforts que nous avons faits, tout enfants, pour nous assimiler ce code en ont marqué à jamais les diverses figures d'un mystère tel, qu'il nous est impossible d'admettre que, sachant lire, nous en ayons épuisé le contenu et que nous ne soyons plus fondés à en scruter, dans ses replis les plus secrets, la structure, en vue d'y découvrir la révélation que l'avènement à la capacité de lire nous faisait autrefois espérer.
Ainsi, les lettres ne restent pas « lettres mortes », mais sont parcourues par la sève d'une précieuse kabbale, qui les arrache à leur immobilité dogmatique et les anime, jusqu'aux extrêmes pointes de leurs rameaux. Très naturellement, l'A se transforme en échelle de Jacob (ou échelle double de peintre en bâtiment) ; l'I (un militaire au garde-à-vous) en colonne de feu ou de nuées, l'O en sphéroïde originel du monde, l'S en sentier ou en serpent, le Z en foudre qui ne peut être que celle de Zeus ou de Jéhovah.
D'autres lettres s'incorporent plus ou moins le contenu de certains mots dont elles sont l'initiale : V se creusant en coup d'aile à cause du mot « vautour », en ventre évidé par la faim à cause de « vorace », en cratère si l'on songe au « Vésuve » ou simplement à « volcan » ; R empruntant le profil rugueux d'un « rocher » ; B la forme bedonnante de « Bibendum » (ce gros bonhomme qui se gonfle et se dégonfle, en une effrayante respiration), la moue lippue d'un « bébé » ou l'allure molle d'un « bémol » ; P ce qu'il y a de hautain dans une « potence » ou dans un « prince » ; M la majesté de la « mort » ou de la « mère » ; C la concavité des « cavernes », des « conques » ou des « coquilles » d'œufs prêtes à être brisées.
D'autres – vu leur forme, leur nom ou certaines de leurs utilisations – ont l'air d'être les accessoires de quelque action à la fois simple et tragique : X, qui est vraiment la croix qu'on fait sur la chose dont on ne pénétrera jamais le secret et est aussi le chevalet sur lequel cette chose innommée est attachée, pour y être rouée vive ou bien écartelée ; H, homonyme de la « hache », et dont l'aspect est d'une guillotine, composée de deux montants entre lesquels glisse un couperet transversal ; Y, qui est comme un tronc d'arbre prolongé par deux grosses branches dépouillées se dressant vers le ciel, ou comme l'unique fragment de portique survivant d'une cité grecque démantelée.
D'autres, inversement, ont une allure bohème, baladins paradant vêtus d'oripeaux variés et visant au seul pittoresque : G, grand seigneur florentin, à pourpoint aux manches bouffantes et dont le poing se pose à hauteur de la hanche, tout près de la garde à lourde coquille de son épée ou de la poignée de sa dague ; K, en lequel une sorte de coin s'est logé, ou qu'un coup de pioche a ravagé, lui enfonçant tout le milieu du visage, qui apparaît maintenant cassé comme celui d'une fée Carabosse à la bouche profondément déprimée, aux narines ravalées, entre le front et le menton monstrueusement proéminents ; Q, à face ronde et joviale d'amateur de faciles jeux de mots, au double menton s'appuyant sur le petit nœud de cravate ; Q, , lettre encore qui, épelée, a quelque chose de tranchant comme le coup de hache qui, dans le globe primordial maintenant scindé en les deux fesses, détermina ce sillon profond ; W, évocateur de mots anglo-saxons tels que « tramway », « wattman », « wagon », et, avec son air de pièce de mécanique, se rattachant à tout ce qui est moyen moderne de locomotion.
Certaines lettres enfin demeurent des constructions relativement anodines : D, l'obèse ; E, le tenon crochu ; F en encorbellement ; J, l'hameçon ou la crosse inversée ; L, la chaise sans pieds, dossier planté droit sur le sol ; N, où s'amorce un dispositif en chicane ; T, le pilier supportant seul une architrave ; U, le vase à fond rond vu en coupe. Ici, il n'y a que la forme qui joue ; la vue est seule intéressée, le caractère ne bénéficie d'aucun larcin commis sur les mots avec lesquels il a partie liée et il ne se confond pas non plus avec le son qu'il a pour métier de noter, comme dans le cas de S dont la sonorité sifflante concorde avec son serpentement, – de R qui fait entendre un roulement rauque et rocailleux en même temps qu'il se tient debout à la manière d'un roc escarpé, – de V, vol véloce qui fend l'air ou glaive à la pointe acérée plongeant sa lame vibrante entre les autres caractères.
Dans l'alphabet, il y a donc rencontre d'éléments de provenances diverses : système d'écriture, il est d'abord un catalogue de signes visuels, qui s'adressent aux yeux, leur proposant un stock d'images ; mais, transcription du langage, il est en correspondance aussi avec les composants sonores de de dernier et acquiert, de ce fait, une valeur pour l'ouïe, chacun des caractères dont il est constitué devenant l'équivalence formelle d'un son réel ou supposé et non plus seulement une figure, proie pour la seule vision ; enfin, puisque moyen d'écrire les mots, signes sonores de choses ou d'idées, il n'est pas sans recevoir également de son commerce immémorial avec ces choses et ces idées un peu de quoi bouleverser l'intellect en suscitant cette illusion comme quoi certaine action providentielle, intervenue dans l'élaboration du langage parlé pour en faire l'expression adéquate de la vraie nature des choses, aurait joué également dans la constitution du langage écrit et fait des lettres – qui ne sont pourtant que repères arbitrairement choisis – le vêtement, voire le corps même de ces mots, eux-mêmes en rapports de stricte intimité (et ce, de toute éternité) avec le fond des choses.
Si « ravin », par exemple, a pour pivot le son v, c'est que le son v est par nature coupant et qu'un ravin est une coupure, par conséquent prédestiné à être désigné par un mot gravitant autour de cette consonne, figurée – qui plus est – par une lettre dont la forme réduite à un angle aigu participe elle-même de ce qui est coupé ou fendu, de ce qui pique ou tranche, et montre en coupe le ravin, ainsi rendu visible, explicité dans son essence. De même, dans le mot « mort », l'unique voyelle est o, dont le son se prolonge comme un frappement de cloche tintant d'un bout à l'autre d'une galerie couverte, tandis que le cercle par lequel cette voyelle est figurée bée en plein milieu du mot, comme l'entrée d'un tunnel, la bouche d'un égout ou l'orée de toute espèce de couloir souterrain qui peut se faire canal d'échos répercutés.
Résumé de « ravin » et de « mort » il y a aussi le mot « gouffre », qui s'ouvre avec l'explosion sourde d'un hou... de surprise apeurée ; à ce cri étouffé – dont le G qui précède parvient difficilement à faire quelque chose d'assimilable à une syllabe articulée – succède un F géminé, image de la chute accélérée, multipliée par elle-même, en une sorte de fortissimo de terreur que marque cet F double, comme le signe indiquant une intensification de l'accent sur une portée de musique.
Parfaitement calme, d'une texture comparable à la placidité d'un lac, s'avère par contre le mot « calme » ; le L médian y fait pousser son arbre solitaire, entre le vallonnement de M et la syllabe ca, cube bien assis d'une petite cabane.
Ce jeu pourrait durer longtemps, et rien ne m'empêcherait de reprendre ainsi, un à un, une quantité de mots du dictionnaire, si je ne savais qu'à la base de cela il y a une tricherie, consistant à prêter après coup, au langage, des prestiges que, depuis que j'ai appris à lire, à écrire, à user de ces signes auditifs ou visuels dans des buts définis (qu'ils soient utilitaires ou non), le langage a presque perdus pour moi, réduit au rôle purement humain d'instrument. Car le langage n'est pas, quelque désir qu'on en ait, la dépêche en chiffré que nous envoie l'ambassadeur d'un absolu lointain ; il n'est pas un dossier de police que l'on peut compulser pour être renseigné sur la vie privée des choses, ni même la collection de fiches signalétiques en laquelle consisterait, matériellement, le catalogue de tous les éléments divers qu'appréhende notre pensée. Beaucoup plus humble que cela, c'est plutôt à un ensemble de clous et de tenons qu'il pourrait être comparé : infimes engins de ferraille qui nous permettent de faire métier d'ajusteur et d'unir, en un tout d'apparence logique, les mille et mille matériaux disparates dont notre tête est le hangar ; fourniment de boîte à outils, dont l'attrait est peut-être analogue à celui qu'autrefois avaient précisément pour moi le marteau, le tournevis, les pinces, le ciseau à froid, le mètre de bois pliant, les pointes de diverses grosseurs, le fil de fer, les pitons, les tenailles, qui servaient à mon père – pourtant médiocre bricoleur – aux menus travaux d'entretien de cette grande mécanique qu'est une maison. Et, tout au plus, pourrai-je loger dans les mots ce mystère qu'aisément prennent à nos yeux les objets de préhistoire, qui ne sont – eux aussi – que des outils, mais qu'auréolent leur vétusté et l'ignorance relative dans laquelle nous sommes quant à leur genèse et à ce qui, aux temps anciens, fut leur exact usage, très près de faire comme font ces simples d'un peu tous les pays, qui croient tombés du ciel des cailloux façonnés de main d'homme et qualifient de « pierres de foudre » les haches de silex poli.
Je prononce le mot « outil » et j'évoque la « boîte à outils », le parallélépipède de bois blanc qui fait figure de nécessaire, non de voyage mais, bien au contraire, de nécessaire représentant tout l'outillage indispensable à la vie sédentaire qu'on mène, tout le long de l'année besogneuse, dans un pavillon ou dans un appartement, aux pièces pourvues de serrures, de « plaques de propreté », éclairées au gaz ou à l'électricité et, pour quelques-unes (tels la cuisine, la salle de bains ou cabinet de toilette, les W.-C.), munies de canalisations d'eau. Dans cette « boîte à outils » est enclos l'attirail de l'homme de moyens modestes et dont l'existence, pareillement, est enclose dans un local lui-même de dimensions modestes, tiroir ou boîte, selon qu'il s'agit d'un étage d'immeuble ou bien d'un bâtiment indépendant. L'idée de cet attirail – aussi bien, panoplie – est éminemment satisfaisante et rassurante : il y a beau temps que je rêve d'une sorte de vade-mecum qui, en un volume réduit, contiendrait le bagage d'objets et de connaissances d'une stricte utilité pour la pratique comme pour la théorie de la vie. Peut-être un peu de ce sentiment trouvait-il à s'assouvir, alors que j'étais enfant, quand je voyais les lettres de l'alphabet (clés des clés, puisque ce sont elles qui nous ouvrent les livres) réalisées matériellement, sous forme de caractères sculptés d'enseignes ou, plus précisément encore, de lettres comestibles, pâtes alimentaires à mettre dans le bouillon et dont chaque parcelle isolée figurait un élément alphabétique, comme les pâtes d'une autre marque (ou simplement d'autre espèce) se présentaient sous la forme d'étoiles, de filaments plus ou moins longs ?
Manger un A, un B, un C, un D... faits d'une matière de consistance assez molle et de couleur blanchâtre, dotés de leur saveur propre en même temps qu'agrémentés de l'arôme du pot-au-feu, qu'on les mange un par un – reconnaissant chaque signe au passage – ou bien à pleines cuillerées, par gros paquets indistincts, n'est-ce pas se livrer à une opération relevant tant soit peu de la magie, goûter au fruit de l'arbre de science, absorber l'imagerie même du secret et devenir comme un dieu, dût-il en résulter (par trop de gloutonnerie, faute de l'avidité plus noble que je serais tenté d'attribuer aujourd'hui, en cette reconstruction rétrospective, au jeune « avale-tout » que j'étais alors) une belle et bonne indigestion ? Si faible que fût ma conscience de ce que pouvait représenter, métaphoriquement, un pareil accident, je me rappelle, quoi qu'il en soit, mon étonnement un soir qu'étant, sans doute, mal disposé et ayant ingurgité trop hâtivement un peu trop de potage je restituai tout à coup, au grand dam de la nappe et de la profonde panière placée à proximité de moi, une vaste série de lettres que je ne m'étais pas incorporées et qui restaient aussi lisibles que les caractères gras en lesquels sont composés, sinon les manchettes, du moins les sous-titres d'un grand journal quotidien.
Comme le mot « alphabet » qui a goût de biscuit, ces pâtes façonnées en lettres au modelé toujours plus ou moins arrondi auraient-elles contribué à me donner du langage (qui ne prend sa réalité qu'en se sculptant dans notre bouche) l'idée que l'une de ses propriétés de base est de pouvoir – mêlé à la salive, malaxé par la langue et les dents – se manger et se savourer ? « Ne pas mâcher ses mots », « être mal embouché », avoir un ton « amer », « aigre », « sucré », « mielleux » : autant d'expressions montrant chacune à sa manière combien, dans la pensée de tous, la parole reste attachée à son lieu d'origine, la cavité buccale.
Si, du point de vue de la seule logique, l'alphabet relève du domaine de la vue, voyelles et consonnes, qui sont des bruits parvenant à l'oreille après être sortis de la bouche, relèvent, à coup sûr, du domaine de l'ouïe mais participent aussi, dans une certaine mesure, des organes du goût puisque c'est dans l'antre de la gorge et sous la voûte du palais, où monte et s'abaisse alternativement la stalagmite de la langue, que prennent naissance les mouvements aériens dont est faite la chair de voyelles et consonnes, divinités fomentées dans cette grotte et y cuisant à feu doux comme entre les parois d'un athanor alchimique. Au kaléidoscope visuel des caractères, rien ne nous interdit – si cela nous amuse – de joindre un kaléidoscope auditif et même un kaléidoscope gustatif ; il ne manquera que le toucher et l'odorat pour que le plaisir soit complet.
Quant au sens du goût, parmi les divers sons que représentent les lettres, ce seront les voyelles plutôt que les consonnes qui lui donneront satisfaction. A côté de voyelles épaisses, telles qu'a et o, dont la première rappelle la purée de pois cassés et la seconde les pommes de terre (deux mets pesants, agréables en grande quantité et dont on aime avoir la bouche pleine), il est des voyelles neutres, telles que l'e et la gamme des é, simples voyelles d'accompagnement qui font songer au pain ; l'i et l'a, plus acides et plus légers, auront goût, le premier, de citron et, le second, de légumes verts ; tandis que si l'on tient aux viandes il faudra, sans doute, recourir aux consonnes, moins matérielles, certes, que les voyelles, mais seules pourvues de la musculature voulue pour évoquer (si l'on excepte les fruits) ce qu'il y a de plus dense, de plus aigu, de plus accusé dans la nourriture animale que dans la plupart des aliments tirés du règne végétal.
Quant à l'odeur, on commencera par mettre à part (exécrable jeu de mots !) les voyelles dites « nasalisées », celles que transcrivent en français les groupes de lettres an, en, in, un, on, qui ont l'inélégance des parfums organiques (excrétions, sécrétions...) et correspondent à ce que représentent parallèlement, dans le domaine du goût, des mets tels que fromages, ragoûts, choucroute ou gibier faisandé. Les fleurs se chercheront du côté d'i et d'u, tandis qu'un certain nombre d'autres parfums quasi naturels trouveront leur expression dans des consonnes, telles f et v qui (peut-être à cause des mots « ferment » ou « vin ») se rattachent à tout ce qui est alcool ou boisson fermentée.
Pour ce qui est des sensations tactiles, aux voyelles amorphes s'opposeront les consonnes, dont certaines sont mousses (j, l, m, n) et d'autres, à des degrés divers, pointues ou anguleuses, telles g et k, arêtes irrégulières de minéral cassé ; s, x et z, ressorts qui se détendent ; b, d, p, t, qui frappent d'estoc et de taille ; r, qui lime et ronge ; f et v, à l'affûtement de rasoirs et parfois également à la douceur équivoque de velours qui donne la chair de poule quand on le caresse du bout des ongles. Par ailleurs, à la semi-voyelle w répondra l'idée de quelque chose d'onctueux au toucher, qui, du point de vue culinaire, s'apparentera au miel, au beurre, à l'ensemble des entremets, alors que y – autre semi-voyelle –, s'éloignant délibérément des matières solides, s'orientera vers la fraîcheur humide des sources, les larmes dont s'embuent les yeux et les pluies diluviennes qui lavent à grande eau les chaussées.
Je ne fais ici que m'amuser et, de toutes ces correspondances, il en est peu que je prenne au sérieux, j'entends : qui s'imposent à moi avec un caractère d'évidence. Mais il me semble cependant que, dans ce sens, il y aurait quelque chose à chercher. Ce n'est pas pour rien que des consonnes telles que l et r sont qualifiées ordinairement de « liquides », pas par hasard non plus qu'on parle de « mouillure » à propos de toute consonne que suit un léger y. Peut-être pourrait-on relever également plus d'une analogie entre les mouvements que nous faisons pour prononcer certaines consonnes et ceux que nous accomplissons en absorbant certains mets ? De même, c'est en se basant sur des données objectives qu'on a fini par préciser les rapports entre sons et couleurs, dotant d'un fondement rationnel une large part de ces correspondances qui, durant des siècles, n'eurent d'autre justification que sur le plan de la mystique ou de la poétique.
A quoi me sert, il est vrai, d'essayer de trouver des excuses logiques à ce qui, chez moi, répond tout simplement au goût particulier que j'ai pour les choses du langage ? J'aurai beau affirmer que je ne suis pas dupe, que je ne prends pas les mots pour autre chose que ce qu'ils sont et que le matériel sonore dont nous usons pour parler, pas plus que la série des symboles avec lesquels nous écrivons, ne possède à mes yeux de valeur en soi – distincte de celle que leur assigne, dans chaque langue, la convention – à chaque instant j'échapperai au cadre que j'ai voulu m'imposer et tous les prétextes me seront bons pour traiter, pratiquement, le langage comme s'il était un moyen de révélation. Plus vif est le plaisir que j'éprouve à jouer avec, et plus forte ma tendance à voir dans ces jeux de langage des sortes d'expériences cruciales, comme si j'étais incapable de me résigner à ce que mon jeu soit seulement un jeu et comme si je n'étais à même de le goûter pleinement qu'en lui attribuant une importance presque religieuse.
Dans cette attitude émerveillée vis-à-vis de ce qui n'est que procédé d'expression, je reconnais un pli que j'ai pris dès l'enfance, alors que, apprenant la lecture et m'avançant à tâtons à travers cette antichambre de toutes les autres sciences, au fur et à mesure que je faisais des progrès j'allais, non pas de simplification en simplification, mais d'étonnement en étonnement.
Car, pour l'enfant à qui l'on enseigne à lire, ce n'est pas seulement la forme des lettres qui est surprenante ; si l'esprit de cet enfant est enclin quelque peu au mystère, s'il aime – ou, simplement, est amené, par le cours même de son étude – à se poser des questions, la première barrière d'énigmes franchie surgiront les véritables problèmes : ceux que posent, non plus les lettres en elles-mêmes (figures isolées qu'il s'agissait de repérer), mais les groupes de lettres qu'on épelle, la formation, à partir des caractères imprimés, de particules sonores dépourvues de tout sens – tels ba, be, bi, bo, bu – qu'on peut s'imaginer d'abord être les matériaux constitutifs des mots écrits qu'il faudra par la suite déchiffrer, mais dont on s'apercevra qu'ils sont, en réalité, des éléments abstraits, des syllabes de pure « lecture » auxquelles il n'arrive jamais – ou presque – de s'unir pour composer, soit des mots que l'on connaît, soit des termes nouveaux s'ajoutant un à un – comme des parents qu'on leur découvrirait – à ceux du vocabulaire déjà su.
Il existe en effet ce code aux principes bizarres, cette règle d'un jeu baroque ou ce credo déconcertant, qu'on appelle orthographe et qui veut non seulement qu'un son prononcé o, par exemple, s'écrive « eau » ou « haut », mais qu'il soit impossible – sauf rares exceptions – de construire des mots réels en combinant les monosyllabes premiers comme on assemblerait, pour en tirer le lot d'images en vue desquelles ils ont été calculés, les solides diversement coloriés dont se compose un jeu de cubes. C'est à peine si dans leurs premières pages (où ne figurent pourtant que les exercices les plus simples) les abécédaires arrivent à présenter quelques phrases entièrement montées à partir de ces éléments pris dans leur forme native et ajoutés les uns aux autres sans être nullement modifiés : « de la pâ-te de ju-ju-be » est l'unique sentence dont je me souvienne, exempte de toute surcharge (hormis l'accent circonflexe de l'a) et obscurcie d'aucune équivalence substituant à une seule lettre une pluralité de lettres pour la représentation d'un même son.
Cela ne serait rien encore s'il n'y avait, par surcroît, des lettres occupant une place à part, qui sont les doublets d'autres lettres (ou de combinaisons d'autres lettres) et dont, pourtant, l'on ne perçoit pas exactement quelle peut être l'utilité, sinon parce qu'il est entendu que certains mots, en raison même de ce qu'ils recouvrent, doivent être pourvus d'un indice quelconque dénonçant qu'ils recèlent quelque chose de peu commun ou de particulièrement important qui fait craquer l'écorce ou la boursoufle d'une saillie inattendue.
Outre les lettres à tréma – qui semblent figurer des voyelles douées d'une stridence si spéciale – il y a la lettre qu'on définit, quand on épelle, comme étant le « c cédille » et aussi celle qu'on nomme « o, e dans l'o » qui est un doublet de eu comme le c cédille l'est de s quand cette dernière consonne ne se trouve pas en position intervocalique.
Avec son appendice inférieur (petite queue de cochon ou manivelle semblable à celle dont se servait le propriétaire du bazar situé à l'angle de la rue Michel-Ange et de la rue d'Auteuil pour manœuvrer le store qui protégeait son éventaire), le Ç se présente comme un instrument perfectionné, muni de cette cédille qui lui confère son caractère propre et s'ajoute au C simple pour, dans certains cas, en modifier la valeur, le transformer en C doux, faire qu'il soit, non plus l'équivalent d'un K, mais le doublet de S. Quant à Œ – qu'on trouve dans des mots tels que « œuf », « œil », « nœud », « bœuf », « œsophage » (ce dernier mot, bien troublant quand il est précédé de l'article : car on peut entendre alors « les ophages », comme on dit « les intestins » ou « les entrailles », au lieu de « l'eusophage ») – quant à l'Œ avec ses circonvolutions, ses deux lettres prisonnières l'une de l'autre, inextricablement nouées et emmêlées, l'image encore confuse du labyrinthe, du chaos originel et de la vie tapie aux replis les plus obscurs des profondeurs organiques, c'est cela que sa mission semble être de susciter. Adolescent, on le reconnaîtra dans le nom de certains héros grecs : Œdipe, Philopœmen, dont il exprimera alors ce qu'ils ont d'archaïque et d'exotique, de même qu'il suffit de l'Æ de rosae, quand on décline rosa « la rose », pour vous introduire d'emblée dans ce monde antique et lointain, aux tintements alternativement de bronze et de cristal, que vous ouvre l'étude du latin.
Aux antipodes de ces caractères nés de l'accouplement de deux lettres – de l'Œ, surtout, plus viscéral certainement que l'Æ, en raison de ce qu'il doit à l'O de circulaire, et de sa sonorité plus épaisse, en rapport plus intime avec le ventre et les parties pesantes de l'être – il y a l'Ï, l'Ü et l'Ë, dont le tréma, points jumeaux mystérieusement suspendus, marque la nature singulière de signes ainsi placés dans un hautain isolement, qui doivent être lus en faisant abstraction de ce qui les entoure, ou bien – dans le cas particulier de l'Ë – d'une curieuse variété d'E muet, qui dans le mot « ciguë » par exemple (prononcé, non pas « cigue », mais « cigu ») semble être là seulement pour indiquer que dans cette fleur d'apparence bénigne est cachée la pointe fine d'un poison. Il ne s'agit plus, en l'occurrence, d'une lettre dédale ou nœud gordien, illustrant les arcanes de la mort et de la naissance, mais de caractères qui, chacun à sa manière, traduisent des sons purs et aigus, soit que l'ë nous signale que l'u qui le précède garde ici sa valeur absolue et n'est pas une simple lettre de convention ajoutée par artifice à un g pour montrer qu'il est guttural, soit que l'ï ou l'ü surgissent après une autre voyelle, dont elles restent clairement séparées par le vide irritant d'un hiatus. De ces deux dernières lettres que couronne – comme l'insigne d'un pouvoir ambigu – la dualité du tréma, partent quelques-uns des itinéraires les plus étranges qu'il m'ait été donné de parcourir, dans mon enfance, à travers ce monde de feux follets et de phantasmes qui s'exhale des fondrières du langage.
Passé le stade de l'abécédaire, le premier livre où je m'exerçai à lire fut une petite Histoire sainte, ainsi qu'il convenait au caractère délibérément « bien pensant » de la petite pension que je fréquentais. Cela s'ouvrait sur la Genèse : « Dieu créa le monde en six jours et, le septième, il se reposa. » L'on y contait comment furent séparées la lumière et les ténèbres (« Que la lumière soit et la lumière fut »), suspendus à la voûte céleste le soleil, la lune et les étoiles, puis créés les divers animaux : « les oiseaux qui volent dans Pair », « les poissons qui nagent dans Peau » et, enfin, l'homme, que Dieu fit à son image, qu'il appela Adam et à qui il donna Ève pour compagne. Peut-être fut-ce un matin de printemps ou d'été, dans une chaleur de couveuse ou de forge que pour la première fois je déchiffrai, en ânonnant, ce texte ? « J'ai le soleil dans l'œil », déclarai-je, les yeux embués apparemment de chagrin, à la maîtresse d'école, une fille pourtant très débonnaire qui corrigeait, avec une patience d'ange, les fautes de lecture dont j'entendais m'excuser quand je tentais ainsi de faire intervenir à ma décharge le fait que j'étais placé près d'une fenêtre et que la clarté trop grande, frappant mon œil, m'éblouissait. Hors de proportion, plutôt, devait être avec le cadre encore très neuf de cet œil la découverte de l'univers qu'à cet instant je faisais, parallèle à cette découverte de la science dont s'ébauchait, dans mon esprit, la genèse, comme si le récit de la création du monde que je lisais n'avait été, déroulé sur un autre plan, que le récit de ce qui en moi s'amorçait : pose des premières fondations de la connaissance, sous l'œil vigilant de la maîtresse d'école qui surveillait ma lecture, de même que Dieu, du haut de son éternité, avait présidé aux primitifs ânonnements des choses et seriné leur leçon aux différentes espèces avant de les laisser toutes seules dans ce jardin – ou cour de récréation – qui avait été le théâtre du péché originel. Genèse : modelage de la nature et de l'homme dans leur prime jeunesse ; peut-on rêver lecture plus astucieusement appropriée au tout premier modelage de l'esprit d'un enfant que cet A.B.C. si antique et si fruste de l'enfance du monde ?
Soit que la lumière solaire – traversant la vitre et éclairant crûment la page où je lisais – m'eût effectivement fatigué les yeux, au point d'en tirer quelques larmes qui brouillaient ma vue et m'embarrassaient dans un travail de déchiffrement déjà fort ardu en lui-même, soit que l'embarras même dans lequel me mettait – au contraire – la difficulté de ma tâche eût été la cause de ces pleurs et que mes yeux fussent entrés en conjonction avec les rayons du soleil simplement parce que mon regard, quittant la page pour la fenêtre, se dirigeait vers le dehors, point de mire d'un désir d'évasion, c'est à travers un voile de larmes, et compliquées du filigrane d'une irisation, que me parvenaient les lignes courtes et sobres où étaient racontées l'origine du décor qui nous entoure et celle des règles auxquelles nous obéissons. Et c'est ainsi qu'en premier lieu, par la peine que me coûtait ma lecture, était illustrée de manière patente la sentence biblique comme quoi l'homme est soumis à l'obligation de « gagner son pain à la sueur de son front » et condamné, presque dès le principe, à ne rien obtenir que moyennant l'anxiété ou l'effort. Chassé d'ores et déjà du Paradis terrestre de la plus ancienne enfance – enclos bienheureux dans lequel je vivais sur un pied de quasi-égalité avec les parties encore inclassées du monde ambiant, tels nos premiers parents avec les bêtes et les plantes – j'entamais, sous la férule de l'archange laïque qu'était la maîtresse d'école, la cruelle conquête de ce moi qui devait d'abord se perfectionner dans l'art de nommer les choses ; m'appliquant en toute innocence, j'ignorais que chacun des mots qu'on m'apprenait à reconnaître imprimé était – en même temps qu'un moyen de me rendre plus apte à exercer sur elles une emprise pratique – un cerne d'encre ou un fossé destiné à les isoler les unes des autres et à les séparer de moi, en les reléguant à la périphérie et en déterminant – tels les rectangles de carton blanc où des maîtres de maison inscrivent les noms de leurs convives – leurs positions respectives par rapport au point central que je suis. Bien plus : j'avais encore trop peu mordu aux fruits de l'Arbre de la Science pour entrevoir la possibilité de pareilles discriminations et c'est, à chaque phrase que je lisais, un vaste pan de nature qu'il me semblait toucher du doigt, tant j'étais envoûté par les mots. Plus tard seulement, je saurais au juste ce qu'ils sont et je ne les remâcherais plus que comme de vieux et infidèles souvenirs d'une époque où ils semblaient calqués sur la physionomie même des choses, confondus avec elles et marquant, d'elles à moi, une élémentaire communication. « Dieu » cesserait peu à peu d'être un nom aussi évident que le prénom « Eugène », par exemple, qui était celui de mon père et qui me paraissait lui ressembler comme un portrait ; « Adam » ne participerait plus que par raccroc du chiendent et de la brosse à dents (images de ce que l'homme primitif, ou la peau de bête qui ceignait ses reins, pouvait avoir de rude) ; « Paradis » se dépouillerait presque complètement de sa saveur d'asperge, due au paradis terrestre – sorte de potager fleurant bon le terreau – et à la forme extérieure des asperges, tuyaux d'orgue rassemblés en bottes ou cierges crêtés d'une flamme mauve, qui font penser à des anges enveloppés du fourreau blanc d'une longue robe hiératique et portant aux épaules un plumage d'arc-en-ciel, aux tons rompus et mélangés. Trop fugace, à mon gré, serait bientôt passé ce temps où tout ce que je lisais était Parole, effective « parole d'évangile » dont l'absolue véracité ne pouvait être mise en question. En ce temps-là, il est certain que Dieu était le Verbe, que ce verbe était dieu et que ce dieu, dans les choses, s'était incarné. Mais tout se passe, aujourd'hui, comme si « Dieu » se vengeait de n'être plus qu'une affaire de langage, un mot entre les autres mots, et comme si moi, les idées, les mots, les choses, nous allions chacun de notre côté.
S'étant fiés au susurrement persuasif du serpent, ayant mangé la pomme et commis le péché (qui porte bien cette appellation proche de celle de la pêche, puisque c'est un « fruit défendu » qui constitue le corps du délit), Adam et Ève furent donc – comme deux enfants châtiés pour leur désobéissance – chassés du Paradis, vert bosquet que je n'imaginai jamais comme une forêt vierge mais comme un bouquet d'arbres (à peine un petit bois) tel qu'il y en a dans les jardins dits « à l'anglaise » où leur rôle est d'évoquer, de façon conventionnelle, une idée de liberté et de sauvagerie. Un malheur ne vient jamais seul : la faute des parents fut bientôt suivie de celle de leur fils aîné Caïn, au nom prédestiné, puisqu'il semble que toute sa méchanceté, son caractère haineux, sa dureté agressive de silex, opposée à la bénignité du bel et bon Abel, soit contenue dans ce « Caïn » plus abrupt qu'un caillou, dont la terminaison a-ïn grince hostilement – frottement d'un solide pourvu de pointes et d'arêtes contre un autre solide pourvu lui aussi de pointes et d'arêtes – alors que le mot « caillou », pour rugueux qu'il puisse paraître à l'origine, se résout finalement en quelque chose de mouillé, de poli, de presque doux, comme le galet longuement travaillé et retravaillé par les eaux du ruisseau qui le roule.
Dans « Caïn », le tréma qui marque l'i correspond à une sorte de rictus, retroussis de babines découvrant deux canines pointues qui saillent sur les autres dents. Mais, quand il s'agit de « Moïse », le même signe apparaît très différent. Je ne le reconnus d'ailleurs pas tout de suite dans le nom du prophète qui conduisit son peuple vers la terre promise ; durant un certain temps, je crus que « Moïse » se lisait « Moisse » et ce mot, à partir du moment où je sus un peu de géographie, me parvint comme un écho du nom très euphonique de « Seine-et-Oise », département qui entoure l'agglomération populeuse de la Seine d'une ceinture un peu plus campagnarde, où ne manquent pas les endroits boisés et qu'arrose non seulement la Seine mais l'Oise, son affluent. Fraîche coulée de rivière et souplesse d'osier, qu'on retrouve dans « Moïse », même prononcé correctement : « c'est au fond d'un berceau – lequel était une corbeille de vannerie garnie de poix ou de bitume – que fut placé le prophète enfant pour être abandonné au gré du fleuve ; c'est au creux d'un « moïse » – puisque ce nom sert, de nos jours, à désigner un certain type de berceau – que fut déposé Moïse, livré aux hasards de l'aventure aquatique dans une couchette de joncs entrecroisés dont la dénomination participe de la fluidité de l'eau comme de l'élasticité des roseaux qui poussent près des rives. Si ce nom même de « Moïse » reste à tel point vivant en moi – accroché par tant de ramifications – la raison en est peut-être dans ce décalage qui me le fit percevoir avec plus d'acuité lorsque j'eus rectifié ma première lecture et me fus aperçu que « Moisse » était une prononciation erronée : ces deux vocables – « Moïse » et « Moisse », dont chacun est comme le reflet de l'autre tordu et dévié – sont accrus en vertu, du fait même de ce minime écart, qui prend l'allure d'une lésion ou d'une grimace et oblige à mieux sentir leur contenu sonore, lorsqu'ils sont ainsi confrontés et semblent mutuellement se caricaturer. Toute cette vertu – une fois « Moisse » reconnu faux et, subséquemment, biffé et comme annihilé – se reporte sur le seul « Moïse », qui se charge en même temps des résonances diverses par lesquelles se prolongeait l'autre mot : voici que le berceau de Moïse, au lieu de flotter sur le Nil, vogue maintenant sur l'Oise et voici cette rivière – comme les départements qu'elle baigne – indissolublement liée pour moi à l'idée des tiges d'osier dont je suppose qu'était fait ce berceau, hypothèse fondée peut-être sur le seul fait que de « Moïse » à « osier », il existe un rapport d'assonance ; de sorte que « Oise » m'apparaît, finalement, ainsi qu'un radical dont « osier » pourrait être l'un des dérivés. Une certaine émotion ne manque pas de m'empreindre chaque fois que je lis ou entends l'un de ces noms : « Oise » et « Seine-et-Oise », si pénétrantes sont les racines qu'ont poussées – et persistent à pousser – en moi ces anciennes associations irradiant du « sauvé des eaux ».
« Sauvé des eaux » : Moïse ; « Sauveur » du genre humain : le Christ ou le Messie – qu'on pourrait dire aussi « sauveteur », vu l'accointance particulière qu'il entretient avec les fleuves et les lacs, ainsi qu'en pourraient témoigner le baptême par immersion dans le Jourdain, la marche pieds nus sur les flots, la pêche miraculeuse et – sauvetage effectif – la pacification de la tempête qui menaçait la barque des disciples sur le lac de Tibériade.
Avant tout cela, il y avait eu le déluge.
Durant quarante jours et quarante nuits la pluie était tombée et Noé dans son arche, avec les couples d'animaux, avait attendu que Dieu voulût bien signifier que son courroux était apaisé en traçant, d'un magistral coup de pinceau, sur ce firmament synonyme de « ciel » qui rime étrangement avec « maman » et avec « diamant », ce profil de carène retournée qui a nom l'« arc-en-ciel », schéma lumineux et inversé de la vieille « arche » de bois, en même temps que préfigure de l'« arche » d'alliance devant laquelle danserait David. De cet arc à ces arches la distance est minime : si l'un est le reflet céleste de l'arche nautique, désormais inutile et maintenant transfigurée, il est un gage de paix et s'unit ainsi à l'autre arche, puisque arche de terre et arche de mer – autant que l'arc-en-ciel – sont toutes deux des signes de l'alliance divine. Cet arc et ces arches font donc la chaîne comme les arches d'un pont, ou plutôt : d'un aqueduc, dans lequel ce seraient – précisément – les eaux du déluge qui couleraient canalisées.
Ici encore, m'attachant à revivifier des souvenirs – les dopant, en quelque sorte, ou pratiquant sur eux quelque chose d'équivalent à cette respiration artificielle au moyen de laquelle on essaye de ranimer les noyés – je vois surtout palpiter certains mots, de tout cela parcelles qui m'apparaissent comme les plus vivantes ; je les vois s'appeler, se grouper, établir de l'un à l'autre, de cet autre à un autre, puis revenant de l'ultime au premier, un va-et-vient d'affinités ; et j'inclinerais à croire qu'en eux s'était réfugié (tels les échantillons des diverses espèces animales dans l'arche de Noé) tout ce qui peut aujourd'hui émerger, doué de quelque chaleur, de la grande masse d'eau froide qu'ont accumulée dans ma tête les années écoulées. De même, et sans que nous quittions pour autant le cercle des peuples sémitiques, pourrais-je parler des « tranche-syllabes », poussières orales soufflées d'un pays ou d'un siècle éloigné et montant – seuls vestiges d'un désastre – dans l'atmosphère arabe quand j'écoutais, quelques années après l'époque de l'Histoire sainte, un professeur de français lire en classe les Djinns de Victor Hugo, où figurent (au moment où le poème, après s'être déchaîné comme l'essaim des djinns, s'apaise) ces deux vers :
D'étranges syllabes
Nous viennent encor
et quand, avant de reconnaître ma bévue en lisant moi-même le texte, j'imaginais que ces syllabes étranges étaient des « tranche-syllabes », des tranches ou bouts de syllabes hachées menu ou coupées au couteau qui persistaient à traîner dans l'air – émouvants ludions sonores – après le passage des génies en ouragan.
Résorbées les grandes eaux du déluge, la terre ferme reparaît, et d'autres châtiments surviennent. Ruine de la tour de Babel, que je me figurais semblable au labyrinthe représenté dans l'une des cases d'un jeu de l'Oye (sorte de tour conique, tout autour de laquelle court une rampe hélicoïdale) ; s'ensuit la « confusion des langues », brouillamini spirituel tel que les hommes – jouant à colin-maillard dans le dédale de leurs balbutiements et s'empêtrant chacun dans le capharnaüm de sa propre pensée – parlent, mais ne s'entendent plus ; à cet universel bafouillage il sera, par la suite, remédié en partie, quand le Saint-Esprit, descendant sur la tête des apôtres sous forme de languettes de flamme et y restant posé comme une série de feux Saint-Elme à la pointe d'une série de mâts, leur infusera le don des langues ; ce jour sera celui de la « Pentecôte », aux feux de rôtisserie tout prêts à se changer en herse vous encerclant les côtes. Minéralisation de la femme de Loth, qui regarde par-dessus son épaule en fuyant l'incendie de Sodome et devient « statue de sel », sculpture faite en sel gemme ou bien en sel marin, effigie de quelqu'un que la stupeur a effectivement pétrifié, si ce n'est « statue de selle », de même qu'on dit « statue équestre », « portrait en pied » ?
Après la désobéissance, châtiée en la personne d'Adam, c'est la curiosité qui est ici punie, autre vice d'enfant. Quant à l'orgueil, ressort moteur de l'épisode de la tour de Babel et l'un des sept péchés capitaux, on ne saura ce que c'est que plus tard : lorsqu'on nous apprendra à ne pas mépriser les « petits malheureux », ce qui implique qu'on a déjà assimilé un certain nombre de notions d'ordre social.
Plus accessible que la nature exacte de l'orgueil est celle des péchés dont Jacob se rendit coupable à l'égard d'Ésaü. Acheter le droit d'aînesse de son frère affamé moyennant un plat de lentilles, extorquer la bénédiction d'un père aveugle et moribond en revêtant une dépouille animale de manière à être pris pour cet aîné dont le signe distinctif est d'être horriblement velu, ce sont tours que l'on saisit très tôt, pour peu qu'on ait des frères et qu'on soit le plus jeune, celui dont l'un des désirs majeurs est d'acquérir autant d'importance que les plus âgés. Cette peau de « bête », par ailleurs, dont le vieil Isaac tâte les poils de ses mains hésitantes, ne confère-t-elle pas à Jacob un caractère bestial et tel qu'à juste titre sa mère aurait pu le traiter de « grosse bête », tout comme disait la mienne quand j'avais fait ou débité quelque sottise ? Cette même peau de bête ou de « grosse bête », ne la retrouve-t-on pas également dans la première syllabe du nom de Bethléem, village où naquit l'enfant dieu et dont les hôtelleries, certes, sont moins hospitalières que celle du jeu de l'Oye, case dans laquelle le pion qui y est amené par le hasard des dés est astreint à un séjour plus ou moins prolongé ? Bethléem : village qui contient la bonne chaleur de bête à grosse haleine de la crèche de Noël. Noël : mot à tréma, à crête qui durcit la seconde voyelle comme un givre et darde sa double pointe éclatante vers l'étable où le « Petit Jésus », couché nu dans la paille, dort entre le bœuf et l'âne, – ce bœuf qui est, peut-être ? un mets avant d'être un animal – cet âne dont la femelle (ou, plus précisément, le féminin : l'ânesse) touche de très près, dans l'esprit des enfants toujours à l'affût d'un mauvais calembour, à cette « aînesse » qui passa du moins humain des deux fils d'Isaac à son cadet plus fragile mais assez astucieux pour la lui dérober. Or, dans le nom de l'usurpateur Ésaü, l'on retrouve, encore une fois, le tréma.
Si celui de Noël me fait l'effet surtout d'une pointe double (mettons : deux pointes de glace, puisqu'à la fin décembre il fait froid) ou d'une paire d'étoiles (soit : l'une pour les rois mages, l'autre pour les bergers) c'est comme la pièce la plus délicate d'une mécanique de précision que joue le tréma d'Ésaü.
Dans mon enfance le nom hébraïque d'« Ésaü » me sembla, pour un temps, inextricablement mêlé à deux des meubles que possédait ma sœur. Cette sœur, à vrai dire, n'était que l'une de mes cousines germaines, élevée dès ses toutes premières années par mes parents ; mais ceux-ci avaient jugé préférable, afin qu'elle ne fît en rien figure d'étrangère vis-à-vis de mes frères et de moi, de nous dissimuler, jusqu'à ce que nous eussions atteint un âge plus avancé, qu'elle n'était pour nous qu'une très proche parente et non quelqu'un de même chair et même sang. Ceci, du reste, est dénué d'importance, quant à ce que je me propose maintenant de raconter ; de même, si j'ajoute pour mémoire qu'elle avait à peu près treize ans de plus que moi (le nombre des apôtres, plus le Christ, treizième convive de la Cène) et que, quel que fût le degré véritable de notre consanguinité, son rôle était celui d'une « sœur aînée », dont l'aînesse, d'ailleurs, était assez marquée pour instituer – entre deux êtres menant des vies parallèles sous l'égide des mêmes chefs de famille – une relation à part et représenter, vu cet écart presque égal à celui qui sépare deux générations, un type spécial de parenté.
Toujours est-il que l'un des meubles les plus imposants auxquels un lopin d'étendue était dévolu dans la chambre de celle qu'aujourd'hui encore je qualifie de sœur, le bahut, se rapprochait d'Ésaü par l'identique hiatus a-u. Un autre meuble, l'armoire à glace de la pièce qui lui servait de cabinet de toilette, se rattachait, lui aussi, à Ésaü, par l'entremise de ce mot « bahut », appliqué proprement au meuble à panneaux de bois plein qui se trouvait dans la chambre, mais transféré par moi – que ne gênaient alors guère les imprécisions de vocabulaire – à cette armoire à glace avec laquelle, dans mon esprit, le meuble à panneaux de bois plein se fondait plus ou moins. Déjà plus qu'à demi placée dans l'orbite d'Ésaü grâce au glissement sur elle d'un terme désignant, en vérité, un autre objet, l'armoire à glace entrait également dans la zone d'attraction du personnage biblique par la voie de perceptions directement sensorielles. Quand je pensais à « Ésaü », ce qui se trouvait évoqué par la double voyelle a-ü (dont le tréma, surmontant le seul u, semblait suffire graphiquement à exprimer la dualité) c'était – bien plus que le sombre bahut où ma sœur rangeait ses robes – l'odeur fine dégagée par le pitchpin de l'armoire à glace, le grincement aigrelet (comme cette odeur elle-même) de sa porte luisante quand elle tournait sur ses gonds et le bref miroitement de la glace produit chaque fois qu'en ouvrant ou en fermant l'armoire on faisait pivoter son battant. Ce que semblait traduire le hiatus a-ü c'était, essentiellement, l'éclair blanc émané du miroir qui me renvoyait un instant, en un cru reflet aussitôt évanoui qu'apparu, le jour tombant de la fenêtre ; ce qui, en définitive, correspondait au vrai « bahut », au meuble méritant authentiquement ce nom, c'était l'armoire à glace plutôt que celle à panneaux de bois plein. En sorte que, me rappelant cela, je serais aujourd'hui presque pour me demander jusqu'à quel point – dans un monde plus cohérent, plus adéquat à notre langage et à notre pensée (tel que le lecteur des Écritures peut imaginer l'Éden, c'est-à-dire l'univers idéal qui existait avant la chute) – les sœurs, s'il en était, souffriraient que leurs armoires à glace soient désignées par un autre assemblage de syllabes que le b-a ba, h-u hu qui compose le mot « bahut ».
Chose mobilière – à l'éclat de miroir ou au luisant de vieux bois saturé d'encaustique – le nom d'Ésaü est, par nature, chose d'église, puisque tiré de la Bible, et (comme celui d'Isaïe, son homologue à peine transposé) il recèle en sa blondeur ligneuse un peu du buffet d'orgue. Un certain parfum d'encens, aussi. Ces redondances de fumée, orchestralement, se mêlent aux volutes de la grande bibliothèque tapageuse, surchargée de moulures dont chacune, au moment de la messe, exsude une cire de musique quand s'ouvre tel ou tel de ses multiples registres.
Odeur d'encens également – ou mieux : arôme vieillot de papier d'Arménie – est la fête de l'Épiphanie. Il est, certes, malaisé de reconnaître le Jour des Rois dans ce nom dont la grâce fanée est celle de branches végétales prêtes à tomber en poussière, comme ces décoratives « monnaies du pape » auxquelles les doigts qui viennent à les froisser arrachent un crissement desséché, dans le froid décor du salon petit-bourgeois que depuis un temps quasi séculaire elles ont pour mission d'orner. Tout au plus, retrouve-t-on dans le luxe terni de ces « monnaies du pape » – comme dans le charme dédoré du prénom de Fanny : corsage de satin anciennement broché ou lamé, éventail garni de paillettes – un peu de la poudre d'or, de l'encens et de la myrrhe, présents que les mannequins figurant les Rois Mages apportent, pour son « petit Noël », à l'enfant Jésus endormi dans la Crèche.
Un autre mot des livres pieux me frappait, par sa tonalité musicale ; nom de personne celui-là – comme « Ésaü » dont il diffère assez peu – et qui n'est autre que « Saül », désignant l'homme que le prophète Samuel sacre roi alors qu'il est à la recherche des ânesses que son père a perdues. Quand, pour la première fois, je vis les caractères qui composent ce nom de « Saül », je fis la même erreur que pour Moïse : négligeant le tréma je lus « Saul », et je pensai à un saule, à un roi Saule, un roi des Aulnes, comme on dit également qu'il y a un roi Candaule et comme aujourd'hui je sais qu'il existe un roi Lear (ou peut-être un roi-lyre), vieux monarque errant fou, dans le vent qui transforme en harpe éolienne sa barbe de saule pleureur. Retombée de branchages, orage sur les aulnaies, agitation de feuilles, qui n'est pas sans rapport avec le destin de Saül.
Saisi parfois de transes prophétiques durant lesquelles il est un possédé du Très-Haut, Saül est malheureusement aussi un possédé d'orgueil ; après qu'il a enfreint la volonté divine en partageant entre ses troupes le butin pris aux Philistins, sa violence fait de lui un possédé tout court, un instrument inane à travers lequel souffle l'« esprit malin ». David – tel Orphée domptant les animaux en leur jouant de la lyre – a beau charmer de sa harpe le démon qui, périodiquement, vient habiter Saül, ce mode d'incantation s'avère bientôt aussi peu efficace que peut l'être la Romance du Saule pour détourner de Desdémone la fureur d'Othello : Saül cherche à clouer David contre les murs avec sa lance, le force à s'enfuir au désert. Abandonné de Dieu, il s'écroule sur le sol quand la pythonisse d'Endor fait surgir devant lui le spectre de Samuel ; puis, vaincu par les Philistins, il coupe court à tout surcroît de malheur en se jetant sur son épée et meurt de cette mort lancinante qu'il voulait infliger à David.
Saül a donc l'extérieur de la force, mais, creux à l'intérieur, il n'est en réalité qu'un roseau, une flûte, que des impulsions discordantes traversent et dont la colonne d'air – sans discontinuer – frémit, plus souvent rauque que mélodieuse. Son nom d'allure si mesurée, qui s'associe au tintement d'une pendule et semble être le résultat du même dosage précis que le mot « scrupule » (étymologiquement : petit caillou, représentant un poids léger) ou que le mot « calcul » (dont l'allégorie pourrait être un joueur de triangle, le plus géométrique des instruments de musique, tant par le son que par la forme), ce nom paré d'un tréma comme de deux gouttelettes argentines tombant, au crépuscule, d'une clochette de mule désigne – fallacieusement – un personnage coléreux et cruel, en qui s'incarne la démesure plutôt que l'inspiration céleste.
Beaucoup plus qu'à un Clavecin bien tempéré ou qu'à la probité exacte d'un batteur de triangle, il s'apparente à l'explosion solaire du coup de cymbales ou aux oscillations sismiques de certains instruments à secouer, tels le chapeau chinois, ou le sistre, qui remonte aux anciens Égyptiens et dont on chante au deuxième acte de Carmen :
Les tringles des sistres tintaient...
paroles qui m'intriguaient fortement autrefois, parce que j'ignorais ce qu'est un « sistre » et tendais à croire que ce mot désignait les bohémiens, autrement dits gitans, tziganes, zingari, romani ou bien encore « gypsies », ce dernier nom reposant sur la croyance qui en fit durant des siècles une peuplade ayant importé d'Égypte ses tours et ses secrets.
L'orgue à vapeur des chevaux de bois (encadré fréquemment de deux figures anthropomorphes coloriées, dont l'une joue du triangle et l'autre du tambourin), la grasse musique des baraques de lutteurs (où grosse caisse et piston de cuivre cabossé attroupent la foule autour des Goliaths à caleçon de peau de tigre et à moustache), la fanfare municipale ou l'orphéon (précédé d'une bannière frangée d'or sur laquelle une lyre est brodée), l'orchestre au gai caracolement des cirques fixes (encore que forme embourgeoisée de celui des cirques forains) ont seuls des accents comparables à la sonorité métallique des « buccins », terme éminemment guerrier qui rappelle, par ce qu'il a de dur et de mâle, le plus dur et plus mâle encore si possible « butin » (malgré le féminin trivial obtenu si l'on altère légèrement son b initial de manière à le muer en p), butin où rien n'est conservé de la grâce attachée à l'idée de l'abeille qui butine, mais dont les deux syllabes tombent sèches et drues comme, sous les coups des gens de Saül, devaient tomber les Philistins.
Saltimbanques, chiffonniers et (quoique à un moindre degré) camelots, ramoneurs, charbonniers : autant de corps de métiers qui – sans compter la masse trop flottante des Apaches – représentaient des variétés humaines particulières et tendaient à se poser, par rapport au commun des gens, en groupes ethniques aussi dûment définis que purent l'être en leur temps, vis-à-vis des Hébreux, Amalécites et Philistins. Je n'aurai garde d'oublier les suisses d'église, dont les mollets rembourrés pourraient être pris pour un caractère de la race helvétique.
« Almalécites » : briques de terre cuite, face enfumée de vieille domestique (de cuisinière nommée Félicité) cuite et ridée à la chaleur de ses marmites. « Philistins » : pelote de fil emmêlé des intestins verdâtres, gargouillis des instincts indistincts. Aux Amalécites, le craquèlement tacite des jarres (poreuses comme celles où couvaient, avides de rendre transparentes leurs parois, les lampes que Gédéon y avait fait cacher, quand les Hébreux et lui se glissèrent nuitamment chez les Madianites au parfum d'eau bénite assaisonnée d'anis). Aux Philistins, le lest d'un abdomen chargé de viscères serpentins, et la fécale teinture de bronze recouvrant les statues qu'on voyait autrefois aux devantures des bandagistes. Ce nom de « Philistins » (qui a toujours eu pour moi quelque chose de saumâtre, comme l'eau de Vichy Célestins) m'apparaît aujourd'hui bien fait pour servir d'étiquette à cette masse clapotante, clabaudante, vagissante en même temps qu'avachie, et à quel point fourmillante, bien que vague ô combien ! que forment – sans sortir du bourbier de l'informe – les individus qui jamais ne comprendront rien à rien.
Je puis donc dire de ces deux peuples – sans trop céder à la manie qui consiste à retoucher mi-consciemment les traits d'une personne jusqu'à ce qu'on leur ait trouvé un certain « air de famille » avec ceux d'un parent – que leurs noms sont des noms ressemblants. Tel est le cas de bien des noms, collectifs ou individuels, que ce soient les « saltimbanques » (aux trois syllabes en zim-boum-boum) ou « Jésus-Christ » (proche de « crypte » et de « cri »). Mais, avec « Saül », il en va bien différemment ; à l'inverse de ce qui se passe pour « Ésaü » (où le hiatus joue pleinement, renforcé par le coup de scie préalable du za), dans « Saül » – à cause, peut-être, du sa trop doux ? – le a-ü ne grince pas : il s'oblitère, s'oublie, se noie, entièrement résolu dans la limpidité de ul. De même, de « Booz » à « Beauce », il y a la distance qui sépare la tranquille plaine à blés de chez nous des espaces accablants où se meuvent les héros de la Bible, champs torrides qui ont besoin de toutes les bénédictions de Yahweh pour porter autre chose que de l'ivraie et du chiendent.
Le z – dont toute l'ardeur se résume en le mot « gaz » (inventé par le vieux physicien Van Helmont, qui l'imagina d'après le latin chaos, c'est-à-dire : substance subtile) – contribue à doter certains noms de lieux ou de personnes, lus jadis dans l'Ancien Testament, d'un étrange pouvoir expansif, de crêtes bleutées dépassant la norme accordée raisonnablement à toute flamme, que ce soient les lumignons hirsutes allumés sur les crânes apostoliques lors de la Pentecôte ou les feux blancs domestiqués qui remplissaient, avant le temps de l'électricité, les manchons des becs Auer, petites cornues d'où s'épanchait, dans tous les intérieurs, un élixir de lumière.
Cette nature fusante du z se manifeste surtout dans « Josué » dont le vrombissement final s'oppose à la marche régulière du soleil, comme l'émission soudaine d'une quantité d'énergie jusque-là inexistante dans le monde créé vient enrayer tels mouvements prévus, introduisant dans le système des forces en balance un facteur neuf, dont l'intrusion modifie tout l'équilibre et est, par suite, une sérieuse cause de trouble pour l'univers et sa correcte ordonnance. Josué, front dans les nuées : son jaillissement s'élance et, parvenu au pinacle de son ascension, se fige en dure colonne contre laquelle l'astre du jour viendra stopper (telle une locomotive arrivée à la fin de sa course et dont le piston lâche une bouffée de vapeur, avec un bruit de gros soupir ou un chuintement peu différent de ce zẅé). Josué, figure butée : ce nom dérive, pourrait-on croire, du « José » espagnol torturé par l'addition (écharde ou lame pénétrant droit ou en séton) du ẅ par lequel le zé, déjà passablement agressif, se change en le geyser brûlant du zẅé. Josué, frère de José : infime décalage de prénom à prénom ; transformation, pourtant, en prophète hébraïque d'un de mes camarades de classe qui s'appelait José Nahon, – un garçon aux cheveux noirs, plantés bien ferme et coupés ras, au visage rocailleux en dépit de son jeune âge et qui, durant longtemps, porta un pansement de linge blanc à l'un de ses poignets, à cause d'une profonde coupure qu'il me montra un jour et qui me causa une persistante horreur, parce que je crus y voir, tant la plaie avait l'air de s'enfoncer loin, comme un début d'amputation. Aujourd'hui, je rapproche de Josué ce nommé José Nahon, et le ẅ inséré dans le zé me fait le même effet d'éclatement granuleux de figue mûre que m'avait fait, sur les bancs de la petite école où l'on nous apprenait à écrire, l'exhibition de cette blessure dont mon condisciple paraissait d'autant plus fier qu'il en était plus sévèrement entamé.
A la suite de celui de Josué, vient une séquelle de noms : Suse, la typique cité orientale, bruissement d'écluse d'une foule agglomérée autour de palais aux façades émaillées et de bazars d'où monte un flux d'odeurs, symétrique à celui qui émane d'Ecbatane, à la préciosité de friandise délicatement sculptée, aux trois syllabes transparentes bâtissant un échafaudage aérien de jardins suspendus ou de pièce montée ; Nabuchodonosor, richissime potentat assyrien, homme à haute tiare, grande robe toute cousue d'or et vaste barbe annelée, qu'on ne peut concevoir que couché – allongé démesurément comme son nom – parmi les encensoirs, les cassolettes et les coussins ; Balthazar, triple a que la membrure vigoureuse des consonnes fait tinter comme un gong ou un glas, ainsi que dut sonner au beau milieu du festin la voix du trouble-fête et prophète Daniel quand il interpréta – écolier qui savait fameusement sa leçon ! – la sentence apparue sur le mur comme sur un tableau noir : MANÉ, THÉCEL, PHARÈS ; Éléazar, poignardant l'éléphant entre les pattes duquel il s'était faufilé, énorme voûte qui vient à point pour évoquer le hall spacieux de la gare Saint-Lazare, écho inévitable de son nom auquel répond aussitôt (comme s'il désignait quelque bouilloire ou autre instrument de torture utilisé par Antiochus contre les Macchabées) le mot russe « samovar ».
Si je prends, aujourd'hui, un plaisir positif à faire défiler devant moi tous ces noms, m'étourdissant quelque peu de l'entrechoc de leurs syllabes et cédant – ce faisant – à un agrément de surface, proche de celui qu'on aura, par exemple, à feuilleter une galerie de costumes surannés, douée d'une certaine valeur documentaire, soit ! mais qui nous séduit d'abord par ce qu'elle a de piquant et de pittoresque, il me faut bien avouer qu'il y a loin de ce divertissement assez vain au jeu profond et ancien dont j'ai grand mal à mesurer maintenant, avec exactitude, ce qu'il y entrait de sérieux et de cru dur comme fer mais dont je sais que ses combinaisons chatoyantes, sans qu'il fût question pour moi ni de broder ni de choisir, s'offrirent à ma vision d'enfant avec le relief incisif d'images vivant de leur vie propre et situées en dehors de toute discussion.
Tout cela – à cette époque où je n'entendais pas malice – était à peine plus compliqué que le ciel bleu (dont nul n'ignore que sa couleur est bleue) ou que l'herbe (dont chacun sait que sa nature est d'être verte). Aux hommes de la Bible, de même qu'à tous les gens que je connaissais, des noms étaient attribués ; et ces noms, fidèlement, les dépeignaient, comme la peau qui nous colle à la chair est la seule exacte parmi toutes nos photographies. Josué était ce qui arrête le soleil, comme la nuit est la nuit (ainsi que l'exige son nom, qui est le contraire du jour) et comme Judas (malgré l'appendice « Iscariote », pareil à ces bouillottes qui servaient autrefois à climatiser les wagons) est le judas, l'orifice traîtreux qui permet d'observer ce qui se passe à l'intérieur des prisons. Echangeant « Moisse » pour « Moïse » j'éprouvais un vertige, parce que ce n'était pas seulement un mot qui se défaisait, mais une partie de la nature des choses qui se métamorphosait, un changement subit d'identité qui, dans la personne même du prophète, s'opérait. Ainsi, Jésus, d'abord « petit Jésus », se transforme en « Jésus-Christ » quand il est mûr pour les souffrances de la croix, c'est-à-dire pour les tortures qui lui arracheront effectivement des cris.
Plus tard, quand l'histoire sainte sera devenue histoire de France, que de la préhistoire sacrée l'on sera passé à l'époque proprement historique et que – suivant une évolution parallèle à ce remaniement des perspectives temporelles – j'aurai notablement grandi, viendront les noms dynastiques : Mérovingiens, Carolingiens (nommés aussi Carlovingiens), Capétiens, Valois, Bourbon, Orléans, Bonaparte. Mais aucun de ces noms, si émouvants qu'ils soient (et pas même les « Carolingiens », à la belle frappe de monnaie – comme un carolus d'or – dont certains amateurs pourraient priser surtout la variante « carlovingiens », telle une effigie impériale préférable quand le front en est ceint d'une couronne orfévrée et non pas nu ou simplement lauré), aucun de ces mots ambigus participant de l'étiquette de métier, du titre de race ou d'espèce et du nom de famille (on peut s'appeler « Bourbon », « Valois », « Bonaparte » à la rigueur, « Orléans » passe encore, mais qu'est-ce qu'un « Mérovingien », un « Carolingien », un « Capétien » ?), nulle de ces appellations, dont on sait seulement qu'elles s'appliquent à des séries privilégiées d'individus, n'est capable, l'armant de pied en cap et l'isolant dans l'espace comme une figure sculptée en ronde-bosse, de faire de tel des personnages qu'elles revêtent, au lieu d'une silhouette fumeuse vacillant aux quinquets d'une scène de théâtre, une créature de sang et d'os.
Des noms de l'histoire romaine – antichambre de la nôtre et déjà insérée dans les cadres tirés au cordeau de la chronologie – je n'en citerai qu'un ici : celui de l'empereur Dioclétien, plus brièvement « Dioclès », comme Damoclès et son épée, Androclès et son lion, Coclès et son œil crevé. Dioclétien : j'étais tombé dessus dans un sujet de narration, ou bien le texte d'une dictée ou celui d'une lecture française. Jusqu'alors – quand j'avais pris connaissance des récits relatifs aux persécutions chrétiennes qui eurent lieu tandis que régnait cet empereur – j'avais toujours saisi « Dictolétien », dilatant légèrement et compliquant comme à plaisir d'une certaine dose de préciosité ce nom assez pompeux déjà pour n'exiger, apparemment, nulle surenchère ; de même, une colonne, en plus de son chapiteau, n'a pas besoin de rostres, inutiles surcharges qui n'ajoutent rien à sa grandeur et ne font que rompre sa verticalité en la grevant d'un étagement d'éperons ornementaux, commémoratifs de victoires navales.
Le maître à qui j'étais redevable du texte dans lequel était sertie cette pierre bizarre, retaillée en « Dictolétien », s'appelait M. Roger. C'était un homme à tête toute ronde, un authentique brachycéphale. Lunettes circulaires, grosse moustache courte mais peu soignée, calvitie contrastant avec les abondantes touffes frisées qui garnissaient les côtés. Sa grande ambition avouée était d'écrire un dictionnaire ; comme échantillon de son œuvre, il nous citait l'article « timbre » – le seul, peut-être, qu'il eût commencé de rédiger –, énumération des avatars divers de ce mot, qui se rattache à tympanon et dont le sens voyage de tambour à timbre-poste à travers cloche, partie arrondie de casque et insigne héraldique.
M. Roger – pour nous la science infuse – avait dicté cette anecdote dont le héros, en un point au moins du récit, était nommé « Dioclès. » Sans doute, avais-je une confiance aveugle en tout ce que disait mon professeur ? Toujours est-il que je ne songeai pas, d'abord, à examiner comment pareille abréviation pouvait avoir été tirée du nom de « Dictolétien. » Ainsi dépouillé non seulement d'une terminaison l'apparentant à tant de rois de France et lui donnant droit de cité sur un terroir familier (amputation normale, puisque diminutif il y avait), mais de ce caractère distant et comme dictatorial que ma façon d'en traiter et multiplier les consonnes avait injecté au début de ce nom, « Dioclétien » changé en « Dictolétien » – ce qui était en accord avec l'idée très haute que je me formais des capacités cérébrales de M. Roger, idée qui ne pouvait être pour moi qu'une nouvelle raison d'introduire, le transcrivant et relisant, dans un mot relativement simple qu'il avait dicté, un élément de surcroît, conforme à la complexité que j'attribuais aux connaissances enfermées dans sa grosse caboche sphérique et à l'autorité que je prêtais à sa personne elle-même (à vrai dire, rien moins que pédante) – « Dioclétien » se trouvait maintenant raccourci en « Dioclès », glaise molle et ocreuse, médiocrité pas même dorée.
Ce nom que j'avais involontairement tourmenté – tel un artiste baroque, que ne saurait contenter une ligne ou un volume simple et qui fait de l'espace abstrait un lieu vivant et surpeuplé de formes – il s'était pris à ressembler, dans son édition refondue et par mes soins augmentée, à une de ces cuirasses ou boucliers sculptés qu'un artisan patronné par les fées a couverts d'une floraison de scènes mythologiques. Puis, la simplicité paradoxale du diminutif, discret rappel à l'ordre remettant toutes choses en place et effaçant cette fantasmagorie, m'avait sans doute amené à concevoir la possibilité qu'il y eût là quelque erreur, de sorte que j'avais trouvé, sous l'or ciselé de « Dictolétien », le métal (plus résistant peut-être, mais à coup sûr moins éblouissant) de « Dioclétien », empereur que l'ablation d'à peine une syllabe châtrait de la longue traîne de son manteau de pourpre.
Ici, le jeu ne portait pas sur la pure différence de qualité séparant deux variantes d'un même nom. Encore bien moins, la méprise constituait-elle une simplification puisque, tout au contraire, il s'agissait d'un allongement, d'une interpolation. Tel un copiste soucieux d'établir coûte que coûte ce qui n'est pas attesté dans son texte, j'avais déplacé une voyelle, construit un bloc de deux consonnes (dont l'une, le t, ajoutée de propos délibéré) de manière à obtenir un mot digne d'être, tout à la fois, appliqué à un monarque, lu dans des livres qui m'en imposaient, et prononcé par un maître jouissant d'une réputation de puits de science auprès de ses élèves. Et ce mot plus étoffé, d'un dessin plus anguleux et plus précis que n'était le vocable fourni par la version réelle ne pouvait me faire apparaître ce dernier que terne et décevant – faute d'une ossature hautainement articulée – lorsque, finalement, j'aurais dû m'y replier.
Le mot « Dictolétien », rigide comme un faisceau de licteur, étincelant comme un Pactole, musclé comme le torse d'un soldat romain que ses pectoraux à eux seuls pourvoient d'une armure efficace, était réduit maintenant en « Dioclétien. » Du fait d'être débaptisé, de se voir arracher un nom qui avait la valeur d'un insigne ou d'un titre, l'empereur, en somme, perdait la face ; il n'avait plus qu'à s'en aller moisir au dépotoir des figures démonétisées. C'est ce qu'il lui advint, presque aussitôt, quant à la vie posthume qu'il avait menée – un si court laps – en moi ; car je fus prompt à oublier celui qui se contenta en effet d'être le prosaïque « Dioclès » après avoir été le prestigieux Dioclétien.
Depuis mon enfance reculée jusqu'à mon avènement au litigieux état d'adulte, à travers la phase trouble de l'adolescence, bien des notions se sont desséchées de la sorte, un mot se substituant à un autre mot – de même qu'un clou en chasse un autre – et le bagage d'images suspendu au crochet de chacun de ces mots cédant la place à un fourniment moins luxueux (encore, peut-être, que plus judicieusement compris) comme l'élégante et incommode valise de cuir, n'ayant valeur que d'apparat, qu'on échange contre une mallette légère, plus sèche de forme et de matière moins riche, mais à coup sûr plus pratique.
Restant sur le terrain scolaire, je peux citer ici les « présidences », rectangles de carton rose tendre, vert pistache ou bleuté que nous recevions comme bons points dans la petite pension mixte de la rue Michel-Ange où j'étudiai l'histoire sainte et appris, par surcroît, un peu de calcul, de grammaire, d'histoire tout court et de géographie, sans oublier les « leçons de choses », le plus beau nom, sans contredit, qu'on puisse donner à cette fenêtre ouverte sur le monde extérieur qu'est l'étude des sciences naturelles. Ces « présidences », par définition, nous investissaient de la dignité d'enfants sages comme d'une haute fonction ; chacun des bouts de carton qu'on nous remettait était une sorte de coupe-file grâce auquel nous pouvions pénétrer dans un empyrée moral et civique. Des « présidences ». Matériellement : feuilles minces comme les plaisirs ou oublies débités par les petits marchands à tourniquets ; idéalement : brevets qui nous conféraient – au vrai – une présidence, celle de l'élève studieux moelleusement installé dans un nuage et contemplant, du haut de ce poste de vigie où il jouit d'une sérénité pareille à celle des anges gardiens, ses condisciples moins favorisés qui continuent d'user sur les bancs de bois dur leurs pauvres fonds de culotte.
Or, après la petite pension mixte de la rue Michel-Ange, que dirigeait une veuve, il y eut, précédant l'entrée décisive au lycée, une école de garçons installée rue Boileau et dont le directeur était un prêtre. Le régime si poétique des présidences n'y était pas de mise et c'est là que je fis connaissance avec celui, plus rationnel, des « exemptions ».
En avançant cela, il se peut que je commette une erreur : soit que j'anticipe légèrement sur les souvenirs de mes premières années d'externat à Janson de Sailly, soit que je mêle à mes réminiscences propres des récits que me faisaient mes frères, alors élèves à Jean-Baptiste Say. Dite familièrement « Jean-Bapt » et sur les inscriptions « J.-B. Say », l'école primaire supérieure de la rue Chardon-Lagache s'identifiait avec sa rue, en raison de leurs noms également moroses ; et ceux-ci, aujourd'hui, se fondent sans doute plus ou moins dans ma tête avec le pavillon délabré de la rue Boileau – comme avec l'interminable série de bustes qui garnit la façade de Janson – en un même alignement revêche de grands murs, couleur de brique ou de plâtras.
A côté des « présidences » d'ordre uniquement qualitatif, élémentaire distinction dont le rôle se bornait à vous situer d'une certaine façon, sans que rien fût pesé ou jaugé, les « exemptions » représentaient un instrument perfectionné, répondant aux lois précises de la quantité, vu que, dans ce système, intervenait une comptabilité. Non seulement un nombre défini de ces récompenses donnait le droit d'être inscrit au tableau d'honneur, mais, entre bons points et punitions, une balance s'établissait : une exemption permettait en principe d'être racheté – pour mieux dire « exempté » – d'une heure de consigne lorsqu'une négligence ou un quelconque méfait avait motivé cette sanction. En face de ce DOIT OÙ s'additionnaient les dettes à acquitter, paiement de la mauvaise conduite, les exemptions constituaient théoriquement un AVOIR, à l'instar des indulgences et des prières qui allègent les âmes en peine d'un certain temps de purgatoire.
Dans la pratique, les choses n'étaient pas toujours réglées selon cette arithmétique rigoureuse, car, à partir d'une certaine quantité d'heures de consigne, il n'était plus possible de s'en racheter en totalité, quel que fût le nombre des exemptions qui avaient pu s'accumuler. Ainsi, dès qu'on s'élevait tant soit peu sur l'échelle de la quantité, cette catégorie devenait nébuleuse, les exemptions ne représentaient plus que la garantie d'une vague indulgence et, au-delà de ce stade d'ailleurs mal déterminé, aucun compte n'entrant plus en jeu, l'unique attrait du nouveau système s'effilochait avec ce qui le caractérisait par rapport à celui, sommairement qualitatif, des présidences.
Pour bâtard qu'il demeurât, le procédé des exemptions, néanmoins, marqua pour moi un progrès vers quelque chose de plus construit, de plus viril, succédant à la période école mixte tout imbue de boucles indécises de filles (parfois même de garçons, tel moi, coiffé longtemps presque comme elles), phase suavement coloriée, ainsi que l'étaient ces morceaux de carton qui l'illustrent aujourd'hui dans l'imagerie de ma mémoire. D'un monde femelle, où toutes distinctions n'étaient qu'affaire de nuances, je tombai dans une sphère plus nettement circonscrite, où régnaient les premiers linéaments d'une géométrie masculine, comme règne sur le rond d'une galette des rois ou sur la forme moins aisée à partager d'un gigot dominical le couteau à découper du chef de la famille.
Variations d'étiquette reflétant des changements de notions, noms archaïques, signes alphabétiques à l'apparence de clés, mots déformés proposant leurs énigmes : portes entrebâillées par certains éléments du langage ou de l'écriture sur un espace où je perdais pied. Après une longue éclipse, quand l'âge eut commencé de me mûrir, ces phantasmes ont reparu. Alors je retrouvai une seconde enfance, sous le pavillon de la poésie reconnue et pratiquée comme telle, et je goûtai à nouveau, prisonnier au centre de leur roue, l'étourdissement provoqué par tant de perspectives démasquées. Mais à la fin tout s'est éteint. Le sabbat s'est figé. Comme à l'époque durant laquelle on m'inculqua – renonçant vite au miel des présidences ou exemptions – quelques principes destinés à rendre mon esprit capable de connaissance objective, tout est rentré par degrés dans une immobilité sculpturale, groupe limé par les intempéries s'incorporant à la matière d'un monument ou se laissant manger par le vide d'une salle de musée. Faut-il en accuser mon dégoût de ces miracles trop faciles, ni contrôlés ni sanctionnés, ou une certaine fatigue ? La seule chose évidente est que – dans la mesure où leur fonction se trouvait mieux délimitée et où leur sens s'affinait – lettres et mots ont pris sagement leur place dans le rang et sont devenus pour moi, ou peu s'en faut, « lettres mortes » après avoir été ressorts cabalistiques d'illumination.