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Je me souviens à peine de l’accident. Encore moins des douze minutes pendant lesquelles j’ai été déclarée morte. Pratiquement tout de cette journée reste flou. La seule chose dont ma mémoire garde des traces, c’est la voix du médecin qui m’annonce que mes parents sont morts.

En un instant, je suis devenue orpheline. Complètement seule au monde.

J’ignore ce qui a poussé mon père à donner ce coup de volant, mais son geste nous a fait tomber de ce petit pont de campagne que nous traversions pour aller pique-niquer. Les images sont fragmentées. La voiture qui tangue, l’impact, et l’eau qui s’infiltre partout.

Même s’il m’arrive de revoir des images dans ma tête, mes souvenirs restent confus. Même les bruits me paraissent étouffés.

Après ce drame, j’ai été recueillie par une famille d’accueil. Celle-ci a bien essayé de me redonner ce que j’avais perdu, mais quand on a huit ans et qu’on devient subitement orpheline, cela laisse forcément des traces. Incompréhension, colère… et tellement de culpabilité! Nous étions morts tous les trois, mais j’étais la seule qui était revenue. Revenue d’où, d’ailleurs? Probablement de nulle part.

D’enfant enjouée que j’étais, je suis devenue taciturne, sujette à de violents cauchemars que seule l’aube parvenait à faire taire. M’étais-je souvenue de quelque chose? Je n’en étais pas certaine. L’eau me hantait. Il m’arrivait de croire que je me remémorais de nouveaux détails, mais peut-être était-ce seulement mon imagination qui me jouait des tours? Même s’il s’agissait de mes derniers instants avec mes parents, je ne voulais plus repenser à ce jour-là.

Pendant des années, ma psy m’a répété que mes rêves servaient à extérioriser la culpabilité que je ressentais face à la mort de mes parents. Comment pouvais-je être vivante alors qu’ils n’avaient pas survécu au même accident? Pourquoi moi? Pourquoi pas ma mère, qui adorait rire et jardiner? Pourquoi pas mon père, qui construisait des maisons pour des familles défavorisées? Moi, je n’avais aucun talent. Qu’est-ce que je faisais encore là? Seule. Enfin… presque seule.

Aujourd’hui, j’ai seize ans. Dans quelques mois, j’aurai passé la moitié de ma vie avec ma famille d’accueil. Pour fêter l’événement, mes parents organisent une sortie spéciale au centre-ville. Même s’ils essaient de garder le mystère, je pense avoir deviné de quoi il s’agit: le nouveau spectacle du cirque est en ville. Depuis quelques jours, tous les journaux ne parlent que de ça. Pour le principe, je fais semblant de ne me douter de rien.

Dès notre arrivée, je suis émerveillée par l’immense chapiteau et les lumières qui scintillent, même s’il ne fait pas tout à fait noir. Julie, ma sœur adoptive, qui est aussi une bonne amie, me demande de l’accompagner aux toilettes. Comme j’ai envie de me dégourdir les jambes pendant que mes parents font la file, en attendant que les portes ouvrent, j’accepte. Avec de la chance, Julie va retoucher son maquillage et me prêter son rouge à lèvres. Avoir une sœur un peu plus âgée, c’est cool.

Nous ne connaissons pas bien les installations de l’endroit. Nous prenons donc le raccourci qu’un employé nous indique et contournons l’arrière d’une autre tente pour accéder à celle qui surplombe les toilettes publiques. Dès que je tourne le coin, quelque chose me fait frissonner. Assez fort pour que mes jambes s’immobilisent brusquement. Julie a dû ressentir la même chose, car elle s’est figée et m’a empoigné le bras pour m’empêcher d’avancer. Sur le coup, je ne comprends pas ce qui se passe, puis la scène s’impose à ma vue: un homme plutôt âgé est penché à quatre pattes au-dessus d’un plus jeune. Il semble l’embrasser. S’agit-il… d’amoureux? Non. Le plus vieux s’écroule subitement sur l’autre, qui le repousse comme une poupée de chiffon désarticulée. Je retiens mon souffle en voyant que le corps maintenant inerte a une dague plantée dans le ventre et que du sang s’en échappe. Dans ma tête, le bruit de sa carcasse qui vient de s’effondrer résonne encore. On aurait dit que ses os se brisaient en mille morceaux.

Ma sœur et moi venons d’assister à un meurtre.

Au lieu de fuir, comme tout être normalement constitué l’aurait fait, je reste là, pétrifiée, pendant que le jeune homme, qui est vraisemblablement un tueur, se relève lentement.

À ma gauche, j’entends le souffle empreint d’effroi de Julie. Sa peur vibre dans mes tripes. L’homme a dû l’entendre aussi, car il tourne la tête dans notre direction. Tous mes muscles se raidissent quand nos yeux se croisent. Les poils de mes bras se hérissent. Ce regard n’a rien d’humain. Il est complètement noir. Cette fois, je suis terrifiée, et pourtant incapable d’émettre le moindre cri.

À mes côtés, les doigts de Julie se raffermissent sur mon avant-bras.

— On fout le camp!

Mais avant qu’on ait pu bouger, le jeune homme bondit sur ses jambes avec une agilité qui m’impressionne, puis son sourire s’agrandit.

— Quelle surprise! J’adore les petites filles…

Il se lèche les lèvres d’une façon qui n’inspire pas confiance. Aussitôt, Julie cherche à m’entraîner vers l’arrière, mais mes pieds restent ancrés au sol. Ma main se lève, comme si je me préparais à toucher à cette chose qui s’avance vers nous sans se presser. Je suis comme… paralysée. Suis-je sous hypnose? Prenant mon geste pour une sorte de provocation, l’homme se met à rire de façon désagréable, puis sa voix résonne, moqueuse:

— Tu crois que tu m’effraies, petite?

Vu son sourire, je me doute que non. Le problème, c’est que je n’arrive pas à contrôler mon propre corps! Alors que l’inconnu est tout près, ma main se met à brûler. Quelle ironie: la peur m’étouffe, mais mes pieds, eux, s’obstinent à rester en place. Et ce bras qui reste droit comme un piquet!

Ce sont les secousses de Julie qui me rappellent à la réalité.

— Liz! Tu bouges, oui? Arrête de le regarder! Arrêter de le regarder? Pourquoi? Peut-être parce que je suis effectivement sous hypnose. Pourtant, ses yeux semblent avoir dévié en direction de ma main, qui s’illumine à son approche. C’est peut-être pour cela qu’il s’arrête, à deux pas de moi.

— Qu’est-ce que c’est que ça?

Son visage passe de la consternation à une joie que je ne comprends pas.

— Un soldat de Dieu? Tiens donc.

Sa main arrache prestement la manche de ma veste. Cela se passe si vite que c’est à peine si j’entends le bruit du tissu qui se déchire. Je chancelle, je crains même de tomber, mais au lieu de m’enfuir, je me remets bêtement dans la même position. En plus, je tremble comme une feuille. Je déteste qu’on voie les marques qui ornent ma peau depuis que je suis revenue d’entre les morts: d’immenses plaies ovales qui partent de mon dos et traversent mon bras droit et mon épaule, comme si j’avais été marquée au fer rouge pendant le drame qui s’est déroulé dans l’eau de la rivière qui m’a pris mes parents.

Par réflexe, je recule d’un pas, mais l’homme observe mes marques avec un air radieux:

— Ça, c’est ce qu’on appelle un cadeau du ciel, dit-il en se rapprochant.

Sa proximité me fait remarquer à quel point il est beaucoup plus grand que moi.

— N’approchez pas! le préviens-je.

Ma réplique se veut cinglante et cherche à le maintenir à bonne distance, mais ma voix trahit ma peur, car elle tremble autant que mon corps. Il m’a arraché un bout de vêtement, il va probablement me tuer. Cette pensée m’obsède. Est-ce que ça ne devrait pas suffire pour me faire fuir? Hurler, à tout le moins, ne serait-ce que pour alerter quelqu’un? Pourtant, ma main droite s’obstine à rester relevée, la paume vers l’avant, comme si j’essayais de conserver cet espace entre lui et moi.

Derrière mon agresseur, un homme d’une soixantaine d’années surgit de l’ombre et l’asperge d’un liquide. De l’eau? L’individu au regard noir tombe à genoux en rugissant, puis se retourne pour riposter. D’une main, il parvient à saisir mon sauveur et le projette prestement contre l’une des tentes. Sous l’impact, l’homme s’écroule, visiblement sonné.

— Moi, je fiche le camp! décide Julie en disparaissant au pas de course.

Je devrais la suivre, mais je n’arrive pas à quitter la scène. Je profite du fait que mon agresseur a le dos tourné pour me jeter sur lui. Je m’accroche à ses cheveux, que je tire de toutes mes forces. Aussitôt, je me retrouve juchée sur son dos et un rodéo s’amorce: l’homme se débat, cherche à me faire tomber, mais finit par se courber vers l’avant pour me faire basculer par-dessus son épaule. Je chute, tête première. J’essaie de me redresser, mais mon épaule gauche me fait un mal de chien! L’homme ne tarde pas à se pencher au-dessus de mon corps. Sans réfléchir, je le martèle de coups de pied et de coups de poing.

Il écrase une main sur ma poitrine. Je me débats, mais il est tellement fort! Au moment où une chaleur m’oppresse, mon assaillant est subitement soulevé vers l’arrière. Si vite que je me retrouve à frapper dans le vide. Derrière lui, j’aperçois un autre homme, plus jeune, avec des cheveux en pagaille. Il tient mon agresseur d’une main, dans les airs, comme s’il était tout léger.

— Tu es fou! C’est un soldat de Dieu! lui crie celui qui m’agressait quelques secondes plus tôt.

L’homme plus âgé se relève et se poste à mes côtés, puis je le vois brandir un crucifix, qui se met à luire comme un diamant dans la pénombre. Ses mots résonnent autour de moi et des rafales font virevolter mes cheveux dans tous les sens:

EXORCIZAMUS TE OMNIS IMMUNDUS SPIRITUS,

OMNIS SATANICA POTESTAS, OMNIS INCURSIO,

INFERNALIS ADVERSARII, OMNIS LEGIO,

OMNIS CONGREGATIO ET SECTA DIABOLICA.

Même si je suis presque certaine d’entendre ces phrases pour la première fois, je les connais. On dirait qu’elles sont inscrites en moi depuis toujours. Sans réfléchir, je les récite avec lui, sans chercher à comprendre d’où les mots proviennent. Nos voix se mettent à l’unisson et n’en forment bientôt plus qu’une seule. Mon agresseur, qui est toujours fermement accroché à la main de celui qui m’est venu en aide, pousse alors un cri inhumain. Son corps s’arque vers l’arrière et une fumée noire s’échappe soudain de sa bouche, s’envolant vers le ciel.

Le corps qui vient de cracher de la fumée noire chute sur le sol, mais il respire toujours avec bruit, toussote et cherche à reprendre son souffle. Quoi? Il n’est pas mort? Je le fixe, terrifiée à l’idée qu’il pourrait s’en prendre de nouveau à moi. Qu’est-ce qui vient de sortir de sa bouche? Bêtement, je me pince. Est-ce que je rêve?

L’homme qui a récité des phrases incompréhensibles scrute mon bras nu. Ou plutôt, il observe mes marques. Il en caresse une du bout des doigts avant de reporter son attention sur moi.

— Qui es-tu, jeune fille?

— Je… Liz, dis-je simplement.

Il sourit et ce n’est qu’à cet instant précis que je remarque le col blanc qui orne sa chemise noire, bien dissimulée sous un imperméable gris foncé. Un prêtre? Au lieu de me demander si ça va, son interrogatoire va dans un tout autre sens:

— Sais-tu ce qu’était cette chose?

Je secoue simplement la tête, espérant qu’il me l’apprenne, mais il affiche une sorte de sourire intrigué, puis détourne les yeux vers le jeune homme brun:

— Alors là, on peut dire que les voies du Seigneur sont vraiment impénétrables. Pas vrai, Jonas?

— Si vous le dites, rétorque simplement l’autre, immobile dans l’ombre.

Le prêtre soupire en reposant les yeux sur moi. Ses larges sourcils gris se froncent et il paraît embêté par ma présence. À dire vrai, il est peut-être temps que je m’éclipse en douce, mais dès que je fais un geste pour prendre congé, il demande:

— Depuis combien de temps as-tu ces marques?

— Depuis… un bout de temps, réponds-je, non sans être mal à l’aise à cause du souvenir que cela réveille en moi.

Comme il insiste du regard, je finis par lâcher:

— Ça fera huit ans le mois prochain.

Comment oublier la date de l’accident qui m’a arraché mes parents? À croire qu’elle est plus ancrée dans ma mémoire que celles de leur naissance. Le vieil homme paraît surpris, puis affiche un sourire plus franc.

— Tu as eu de la chance, Liz. Je ne sais pas par quel miracle tu as échappé à l’Église ni comment tu as pu survivre seule pendant tout ce temps, mais…

— Je ne suis pas seule, j’ai… une famille. Enfin… une famille d’accueil.

Du fond de la poche de son imperméable, il sort un bout de papier qu’il me tend.

— Si jamais tu veux comprendre ce qui s’est passé ce soir, appelle-moi.

Une voix me dit de filer sans demander mon reste, mais mon instinct, lui, m’assure que je peux faire confiance à ces hommes. Est-ce qu’ils ne viennent pas de me sauver la vie, après tout? Lentement, je prends le bout de papier et le glisse dans la poche de mon jean. Le jeune homme brun se racle la gorge et le prêtre me fait signe de partir.

— Va, maintenant.

Je fais oui de la tête, mais mes pieds restent plantés là. Je voudrais qu’il dise quelque chose. Qu’il m’aide à comprendre ce que je viens de vivre.

— À ta place, je ne parlerais pas de ce qui s’est passé ce soir, reprend le prêtre. N’attire surtout pas l’attention sur toi. Et si tu veux un bon conseil: garde cette marque bien cachée sous un vêtement. Elle pourrait t’attirer de gros ennuis, ma petite.

Le plus jeune homme s’avance vers moi et me tend le bout de tissu que mon agresseur m’a arraché. Je l’observe. C’est un homme froid, qui ressemble plus à un robot qu’à un humain. Quand il insiste pour que je prenne ce qu’il me tend, je m’exécute, non sans me demander ce qu’il veut que j’en fasse. Ce n’est pas comme si je pouvais recoudre ma veste! Le vieil homme tire sur mon bras marqué, essaie d’y remettre ma manche déchirée et se remet à parler vite:

— Prends soin de toi, Liz. J’espère que j’aurai de tes nouvelles.

Avant que je comprenne ce qui se passe, le plus jeune des deux hommes récupère le corps inerte sur le sol et tous les trois disparaissent, me laissant complètement seule avec celui qui m’a attaquée, toujours à moitié inconscient. Anxieuse, je m’éloigne de ce lieu maudit et je tombe nez à nez avec ma sœur, qui est accompagnée par mes parents. Julie me prend par les épaules et me secoue comme une furie:

— Où est-ce que t’étais? Je n’arrivais plus à te retrouver!

— J’étais… juste là.

Ma sœur me serre contre elle.

— Est-ce que ça va? Et ce maniaque? Il t’a fait quelque chose?

Mes parents m’entourent, remarquent mon vêtement déchiré, et je me retrouve enveloppée de l’écharpe de ma mère. Pas très glamour, mais après les conseils du prêtre, je suis soulagée de pouvoir camoufler mes marques. Comme on attend mon histoire, je dis la première chose qui me vient en tête:

— Quelqu’un est venu m’aider. Tout va bien.

— Tu vas porter plainte? Il a quand même déchiré ta veste! s’écrie-t-elle.

— Est-ce qu’il t’a touchée? me questionne ma mère, inquiète.

— Non. Il a… Je crois que c’était un fou. Il s’est pris pour un monstre ou un truc du genre.

— Mais il y avait… un mort! me rappelle Julie. Comme pour s’en convaincre, elle fait quelques pas pour retrouver la scène et je suis soulagée que notre agresseur ne soit plus là. Il ne reste plus rien, sinon des images désagréables dans ma tête. Qu’est-ce que c’était que cette chose? Je ne risque pas de l’oublier.

— Ce devait être… une mauvaise blague, dis-je, même si je sais que je mens.

Ma sœur semble sceptique, mais comme personne n’est blessé, nos parents décident de maintenir notre sortie. Vu le prix des billets, je ne suis pas surprise, mais je ne suis plus d’humeur à admirer des clowns et des acrobates…

* * *

Cette histoire me hante. C’est pourquoi, deux jours après cette mésaventure, je finis par téléphoner au prêtre qui m’a aidée, le père Martin Leblanc. Par crainte d’être entendue par ma sœur ou repérée à partir de mon numéro, je l’appelle d’une cabine téléphonique située près de mon école. En vérité, j’aurais préféré tout oublier de cette soirée, mais la curiosité est décidément un vilain défaut. Comment peut-on dormir quand on a croisé les yeux d’une bête qui ne porte pas de nom?

Même si j’ai préparé un texte pendant mon cours de français, dès qu’une voix décroche, je me mets à bafouiller comme une idiote:

— Bonjour, est-ce que… c’est Martin Leblanc?

— Qui le demande?

— Je suis… Élisabeth Chayer. Je suis…

— Liz, dit-il simplement. Oui, petite, je sais qui tu es. J’attendais justement ton appel.

Au bout du fil, sa voix paraît douce, mais au lieu de me laisser poser toutes les questions que j’ai en réserve, il demande:

— Où es-tu?

— Je suis… près de mon école, réponds-je vaguement. J’allais rentrer chez moi.

— Et si tu venais plutôt me rendre visite? Ma boutique est dans le centre…

Il me donne une adresse, à une bonne demi-heure de là où je me trouve, sauf si je prends le bus. Je la note derrière sa carte, anxieuse à l’idée d’aller le rejoindre alors que je suis seule. Et si c’était un maniaque, lui aussi? Il a beau porter un costume de prêtre, rien ne me dit que c’en est vraiment un.

— Tu préfères qu’on se voie dans un café? propose-t-il, en voyant que mon silence s’éternise. C’est compréhensible, après ce qui t’est arrivé.

— Euh… oui. Je préfère, j’admets.

Ensemble, nous convenons d’un endroit à mi-chemin.

— Je peux y être dans une dizaine de minutes. Ça te va?

Je regarde nerveusement ma montre. Qu’est-ce que je suis censée faire? Je veux des réponses, après tout.

— OK. Dix minutes et j’y serai.

Je raccroche et fouille dans la poche de mon jean pour voir combien d’argent il me reste. Presque rien, mais suffisamment pour me payer un truc à boire. Hors de question que ce prêtre m’offre quelque chose et que je me retrouve avec une dette envers lui. Je prends une longue inspiration et sors de la cabine avant de filer au pas de course vers le lieu du rendez-vous.

Je suis essoufflée quand j’arrive au café. Le prêtre est déjà là. De la banquette sur laquelle il est assis, il me fait un signe de la main, de l’autre côté de la fenêtre. Cette fois, il est seul. L’homme brun ne l’accompagne pas. Dommage, j’aurais bien aimé le remercier pour son intervention de l’autre soir.

À la seconde où je m’installe devant lui, Martin Leblanc m’accueille, un large sourire aux lèvres.

— Bonjour, Élisabeth, je suis content de te voir. Je peux t’offrir quelque chose à boire?

— C’est gentil, mais je peux payer.

La serveuse apparaît au bout de la table et je commande un thé glacé en rejetant mes cheveux vers l’arrière. Je suis en sueur et j’ai du mal à reprendre mon souffle. Pour éviter des questions désobligeantes sur mes marques rouges, je porte toujours des manches longues, mais comme l’été est pratiquement à nos portes, inutile de dire que ce n’est pas la situation idéale, surtout quand je dois courir.

— L’autre n’est pas là? demandé-je.

— Qui? Ah! Euh… non.

— Et vous êtes vraiment prêtre?

— Je le suis, oui, mais… si tu permets, je voudrais être celui qui pose les questions d’abord.

Même si je crois être celle qui mérite des réponses, j’acquiesce. Je ne vois pas ce qu’il pourrait vouloir savoir à mon sujet. Il attend qu’on nous serve, et dès que mon thé glacé arrive, j’en bois une bonne rasade. Lorsque la serveuse s’éloigne, le père Leblanc pose une question qui me rebute:

— Si tu me racontais comment tu es morte?

Je recule sur mon siège. Comment sait-il que je suis morte? Devant la surprise qui transparaît dans mon regard, il bouge un doigt dans ma direction.

— Ces marques que tu as sur le corps, ces cinq ovales rouges, c’est la main de Dieu. Bien que, techniquement, ce sont juste ses doigts.

Pour me prouver ses dires, il ouvre sa main devant moi et me laisse observer la forme du bout de ses doigts. Il va même jusqu’à les compter un à un, comme si j’ignorais qu’il y en a cinq.

— Dieu t’a sauvée, Liz. Ce faisant, il a laissé sa marque sur toi, et il t’a légué un grand pouvoir, aussi.

— Un pouvoir? répété-je, sous le choc de ses paroles.

— Raconte-moi d’abord, tu veux bien?

J’hésite, puis je ramène mon thé glacé vers moi pour en boire une autre gorgée. J’ai soif et je ne suis pas certaine d’avoir envie de lui raconter cette histoire. Même après toutes ces années, ça reste douloureux, et toujours aussi confus. Parce que je veux des réponses, je lâche tout, très vite, du moins ce dont je me souviens.

— Quand je suis revenue à moi, j’étais à l’hôpital. Ils ont dit que c’était un miracle que je sois vivante.

— Un miracle, oui, confirme-t-il. Et pour tes marques? Je hausse les épaules.

— Ils ont pensé que c’était une réaction due au traumatisme, que ça finirait par partir avec le temps.

— Ils ne savent pas, alors.

— J’étais vivante, alors tout le reste leur était probablement égal, dis-je.

Le prêtre se frotte le menton avant de hocher la tête.

— C’est intéressant, déclare-t-il. Ils n’ont probablement jamais inscrit tes marques au registre. De ce fait, l’Église ignore sûrement ton existence. Autrement, ses membres seraient venus te chercher.

Je fronce les sourcils.

— Pourquoi est-ce qu’ils viendraient me chercher?

— Parce que Dieu t’a choisie, Liz. Et Il sait choisir ses soldats. Si tu avais de la famille, tu n’aurais pas pu être sauvée. Il fallait que l’Église puisse te prendre en charge.

Je le scrute sans comprendre. Dieu m’avait choisie? Moi?

— Quand Dieu t’offre ces marques, reprend l’homme, il fait de toi un être exceptionnel, Liz. Un soldat, pour être exact. C’est la raison pour laquelle l’Église tient à ce que tu reçoives une formation adéquate…

— Un soldat? répété-je, les yeux exorbités. Non, mais… vous avez vu ma taille? Comment est-ce que je pourrais me battre? Surtout contre le genre de gars de l’autre jour… Et d’ailleurs… qui était-ce? Ou plutôt, qu’est-ce que c’était?

Il récupère des choses dans son sac: un livre noir, un bloc-notes et une petite boîte en bois. Le livre est gros et je le reconnais sans difficulté: c’est la Bible. Je suis mal à l’aise quand il l’ouvre, surtout ici, devant tous les clients du café.

— As-tu déjà lu la Bible, Liz?

— Euh… non. Je sais ce que c’est, mais ce n’est pas exactement mon genre de lecture, si vous voyez ce que je veux dire…

J’essaie de lui montrer que je n’ai pas la moindre envie qu’il me fasse la lecture, mais il se penche simplement vers moi.

— J’en déduis que tu ne vas pas à l’église, mais je présume que tu es baptisée, autrement Dieu ne t’aurait certainement pas choisie.

Je n’aime pas son ton, mais comme il a raison, je hoche la tête. À quoi bon mentir sur un fait qui s’est déroulé quand j’étais bébé et dont je ne me souviens pas? Sans attendre, il ouvre l’énorme bouquin à un endroit précis, grâce à un marque-page, puis il se met à lire à voix basse:

«JÉSUS COMMANDA AVEC SÉVÉRITÉ AU DÉMON DE SORTIR ET, IMMÉDIATEMENT, CELUI-CI SORTIT DE LENFANT, QUI FUT GUÉRI À LHEURE MÊME. ALORS, LES DISCIPLES PRIRENT JÉSUS À PART ET LE QUESTIONNÈRENT:

– POURQUOI N’AVONS-NOUS PAS RÉUSSI, NOUS, À CHASSER CE DÉMON?

– PARCE QUE VOUS NAVEZ QUE PEU DE FOI, LEUR RÉPONDIT-IL. VRAIMENT, JE VOUS LASSURE, SI VOUS AVIEZ DE LA FOI, MÊME SI ELLE NÉTAIT PAS PLUS GROSSE QUUNE GRAINE DE MOUTARDE, VOUS POURRIEZ COMMANDER À CETTE MONTAGNE: DÉPLACE-TOI DICI JUSQUE LÀ-BAS, ET ELLE LE FERAIT. RIEN NE VOUS SERAIT IMPOSSIBLE1».

Quand le prêtre reporte son attention sur moi, je suis bouche bée. Peut-être qu’il espère une réaction particulière de ma part ou, à tout le moins, une question, mais je ne suis pas sûre d’avoir tout suivi. Je crois que je me suis arrêtée au mot «démon». Ce truc aux yeux noirs qui est parti en fumée… c’était donc ça? Mon regard se promène entre lui et le gros bouquin noir, comme si j’espérais qu’il poursuive. C’est à peine si j’entends la serveuse qui se pointe au bout de la table pour nous offrir autre chose. Le père Leblanc commande un autre thé glacé pour moi, et voilà que je retrouve des considérations plus concrètes: ai-je assez d’argent pour payer? Je ne sais pas, mais c’est le dernier de mes soucis, pour l’instant. Tout ce qui m’importe, c’est de lui poser la seule question qui m’intéresse:

— Ce truc, c’était… un démon?

— Oui, dit-il le plus naturellement du monde. Et pas un petit. Ils ne sont pas tous aussi forts, d’ailleurs. Heureusement pour toi, je n’étais pas seul, autrement je ne sais pas si j’aurais pu l’empêcher de te tuer.

Même si je me doute que cet homme n’avait pas de bonnes intentions à mon égard, je reste sceptique sur le fait qu’il ait voulu me tuer. Quoique… lui aussi, il m’a appelée «soldat de Dieu». À croire que tout le monde sait ce que je suis… sauf moi.

— Pourquoi voulait-il me tuer? le questionné-je. Je ne lui ai rien fait!

— Les démons tuent pour différentes raisons: pour se nourrir, pour le plaisir ou simplement parce qu’ils sont en mission. Toi, tu l’as simplement surpris en plein transfert de corps. Le problème, c’est que tu es un soldat de Dieu, Liz. Pour ces créatures, tu es leur pire ennemie.

— Leur ennemie? Mais… non!

Malgré moi, je m’emporte, et le prêtre me fait signe de me calmer.

— Tu es le bras vengeur de Dieu, ma petite, m’explique-t-il. De ce fait, les démons te craignent et se doutent que tu auras bientôt pour mission de les éliminer, tous autant qu’ils sont.

Savoir qu’on aurait pu me tuer uniquement parce que je me suis trouvée à cet endroit par le plus grand des hasards passe encore, mais après ce que j’ai vécu, comment Dieu a-t-il osé faire de moi l’ennemi d’un monstre comme celui-là? Est-ce que je n’en ai pas suffisamment bavé à la mort de mes parents?

Avant même qu’un nouveau thé glacé apparaisse devant moi, je fouille dans le fond de ma poche et sors tout l’argent que j’ai. En le déposant sur la table, je chuchote:

— Tout compte fait, je crois que… je préfère ne rien savoir.

— Liz, accorde-moi cinq petites minutes encore. Je bondis sur mes pieds avant de secouer la tête.

— J’ai tout perdu une fois, lui rappelé-je. Et là, vous me dites que je vais devenir une sorte de soldat et que des monstres vont venir pour me tuer? Ce n’est pas tout à fait ce que j’avais prévu!

Ma voix tremble et mes jambes ont du mal à me supporter, mais l’homme reprend:

— Sans Dieu, tu n’aurais plus de vie, Liz.

Je déglutis, même si j’aurais préféré ignorer ses mots. Ils résonnent dans ma tête avec difficulté, faisant écho à des questions que je me pose depuis si longtemps: pourquoi Dieu m’a-t-il sauvée? Pourquoi moi?

— Laisse-moi te lire un dernier passage, veux-tu? insiste le père Leblanc.

Je reste debout pour lui montrer que son temps est compté. Il fait donc virevolter les pages de la Bible à toute vitesse. C’est à ce moment que mon second thé glacé apparaît. Je n’y touche pas. J’attends simplement que la serveuse s’éloigne, déterminée à en faire autant, mais le prêtre Leblanc se remet à lire:

«CE SONT CES DOUZE HOMMES QUE JÉSUS ENVOYA, APRÈS LEUR AVOIR FAIT LES RECOMMANDATIONS SUIVANTES:

N’ALLEZ PAS DANS LES CONTRÉES PAÏENNES ET N’ENTREZ PAS DANS LES VILLES DE LA SAMARIE. RENDEZ-VOUS PLUTÔT AUPRÈS DES BREBIS PERDUES DU PEUPLE D’ISRAËL. PARTOUT OÙ VOUS PASSEREZ, ANNONCEZ QUE LE RÈGNE DES CIEUX EST TOUT PROCHE. GUÉRISSEZ LES MALADES, RESSUSCITEZ LES MORTS, RENDEZ PURS LES LÉPREUX, EXPULSEZ LES DÉMONS2».

Lorsqu’il relève les yeux vers moi, il tapote son livre avant de me demander:

— Tu es comme l’un des douze apôtres, Liz, explique-t-il. Tu peux guérir les malades, ressusciter les morts et expulser les démons. Tu en connais beaucoup, des gens capables d’en faire autant?

Je croise les bras et lève les yeux au ciel. Est-ce qu’il se moque de moi? Comment une fille de seize ans peut-elle faire ce genre de choses? Et pourtant, ces mots trouvent un sens en moi. Une sorte d’écho lointain. Devant ce démon, mon bras s’est levé. Ces mots en latin, je les ai récités. Comment une chose pareille est-elle possible?

— Tu veux une preuve? reprend le prêtre.

— Eh bien… oui, finis-je par répondre, surprise par son offre.

Alors qu’il l’avait mise à l’écart pendant qu’il lisait la Bible, il ramène la petite boîte en bois vers lui et l’ouvre. Je l’observe sortir une chaîne au bout de laquelle j’aperçois un crucifix, puis il pose un petit truc noir devant moi, sur le bout de la table. Je plisse les yeux, incertaine de ce que je vois, puis je gronde:

— Mais c’est dégueulasse!

— Allons donc, ce n’est qu’une mouche morte, dit-il sur un ton blasé. Prends ce crucifix et touche-la.

J’hésite, parce que je ne suis pas certaine d’avoir envie de toucher à cet insecte, mais comme il attend que je lui obéisse, je finis par prendre la chaîne et je cale le crucifix en argent dans le fond de ma paume. À son contact, ma main devient chaude et mon attention se porte aussitôt sur cette sensation bizarre. Le prêtre tapote la table du bout de son ongle pour me rappeler ma tâche, alors je pose lentement un doigt sur la petite chose noire. Au bout de trois secondes, comme rien ne se passe, je relève les yeux vers lui.

— Et maintenant?

— Il faut avoir la foi! me lance-t-il avec un ton qui dénote l’évidence. Comment peux-tu ressusciter cette mouche si tu n’y crois pas?

Il m’arrache la croix des mains, reprend la mouche et la remet dans la petite boîte en bois, qu’il fait glisser vers moi.

— Pratique-toi. Quand tu auras compris ce que tu vaux et que tu voudras enfin apprendre à te servir de ton don, viens me voir. Je te préviens: ça n’aura rien de facile. Il te faudra être prête à te battre contre ce genre de créatures. Mais souviens-toi que Dieu t’a choisie et qu’il ne l’aurait pas fait s’il ne te savait pas capable d’accomplir ta mission.

Je cligne des yeux, incertaine d’avoir compris ses mots.

— Une mission? Mais quelle mission?

— Qui peut savoir, ma petite? Les voies du Seigneur sont impénétrables!

Il remballe le reste de ses affaires dans un vieux sac en cuir, sort un billet de dix dollars qu’il pose sur la table et pointe l’argent que j’ai posé près de mon verre.

— Je t’invite. Garde cet argent au cas où il te faille disparaître rapidement. D’ici là, essaie de ne pas faire quelque chose de stupide comme afficher tes marques en public. S’il y a un démon dans le coin, et crois-moi, il y en a, tu risques d’être dans de sales draps.

Une fois debout à mes côtés, il pose une main sur mon épaule.

— Sois prudente, Liz. Sans entraînement, tu es une proie facile pour ces monstres. Et garde le crucifix à portée de main, ça peut toujours servir…

Avant que je ne puisse lui demander quoi que ce soit, il tourne les talons et sort du café sans se retourner. Je reste là, avec cette boîte en bois, à me demander ce que je vais bien faire d’un cadavre de mouche. Et de ma vie, surtout!

 

1-MARC 9, 14-29; LUC 9, 37-43.

2-MARC 6, 7-13; LUC 9, 1-6.