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Je rentre chez moi avec un drôle de nœud dans l’estomac. Une fois dans ma chambre, je retire mon chandail et je m’installe face au miroir. Je m’observe avec un regard neuf. Après ma conversation avec le prêtre, j’ai envie de revoir ces marques que j’ai toujours essayé de dissimuler. Elles sont si grandes, sur ma peau. Si c’est vraiment Dieu qui m’a sortie de l’eau, il a de grandes mains. Et il est chaud, aussi, parce qu’on dirait des brûlures. Les taches sont brunes, comme un coup de soleil, sauf qu’elles ne se sont pas estompées depuis ce fameux jour.

Quand la porte de ma chambre s’ouvre, je sursaute, puis je lance un regard noir en direction de Julie, qui est surprise de me voir à moitié nue devant la glace.

— Qu’est-ce que tu fais?

— Je regarde mes marques, expliqué-je, gênée d’être en jean et en soutien-gorge devant elle. Tu permets?

— Qu’est-ce qu’elles ont, tes marques? Elles te font mal?

De toute évidence, elle ne paraît pas avoir envie de me laisser en paix, alors je prends un ton agacé:

— Je n’ai pas le droit de les regarder?

— Ben oui, mais… qu’est-ce que tu regardes, au juste? Je me plante de nouveau devant la glace et je relève mon bras droit pour voir là où la plus petite empreinte se situe. Je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il s’agit d’un petit doigt.

— Tu ne trouves pas que ça ressemble à une trace de main? demandé-je à ma sœur. Comme si une sorte de… géant… m’avait tirée de là?

Julie entre et ferme la porte derrière elle, puis se met à détailler les formes rouges qui ornent la moitié du haut de mon corps. Hormis les médecins, c’est la première fois que je laisse quelqu’un les voir dans leur ensemble. Ce genre de marque, ça suffit largement à complexer une adolescente! Mais aujourd’hui, j’ai envie d’avoir un avis externe, peut-être pour m’assurer que je ne suis pas folle? Depuis ma rencontre avec le père Leblanc, je commence sérieusement à douter de ma raison! Comment est-il arrivé à me déstabiliser de la sorte?

Julie fait le tour de ma personne et tente, tout comme moi, de positionner ses doigts autour de mon épaule, essayant de reproduire l’empreinte avec sa propre main.

— Ça y ressemble, mais il aurait eu de sacrées grandes mains, dit-elle enfin. Et puis, je ne vois pas pourquoi tu les caches tout le temps, ça n’a rien de laid, en fait.

Hier encore, j’aurais soutenu que c’était affreux, mais aujourd’hui, je ne sais plus. Si c’est vraiment Dieu qui m’a extraite de la voiture, est-ce que je ne devrais pas lui en être reconnaissante? Et pourquoi moi? Pourquoi n’a-t-il pas sorti la voiture au complet? Si c’est vraiment lui, il aurait pu sauver tout le monde!

— Avec un bon fond de teint, je suis sûre qu’on pourrait les recouvrir. Tu veux qu’on essaie? propose-t-elle. J’ai une bouteille dans ma chambre.

— Pas maintenant, refusé-je.

La semaine dernière, son idée m’aurait sûrement plu, mais le père Martin m’a bien avisée de ne pas afficher ces marques en public. Maintenant que je connais l’existence des démons, je ne suis pas sûre d’avoir envie de me frotter à ce genre de créature à nouveau.

— C’est vrai que ça ressemble à des doigts, répète Julie en continuant d’observer la marque derrière mon épaule. Celle-là, on dirait un pouce.

Elle trace le contour de la forme du bout de son ongle. Je grimace. Avec des empreintes pareilles, qui serait assez fou pour me trouver charmante? Celle derrière mon épaule passe encore, mais les trois sur mon bras et celle, bien visible, sur mon sein droit jusqu’au bas de mon cou… ça n’a rien de joli. Comment peut-on songer à retirer son chandail devant une autre personne quand on a autant de marques sur la peau? Autant dire que je vais rester célibataire jusqu’à la fin de mes jours!

— Tu peux me laisser, maintenant? demandé-je à ma sœur.

Une fois seule, je remets mon chandail et je m’installe sur mon lit avec la petite boîte en bois. Je suis partagée entre le désir et la peur de connaître la vérité. Ce serait mentir de dire que ma vie me plaît telle qu’elle est, mais je n’ai jamais songé en vouloir à Dieu. Si la théorie du prêtre est exacte, ce dont je doute toujours, il me faudra certainement faire un choix. Et pour être honnête, je n’ai pas très envie de passer le reste de mon existence à tuer des démons.

J’ouvre la boîte en essayant de me persuader que la vérité ne changera rien à rien. Après tout, je ne suis pas tenue de retourner voir l’homme d’Église. Et s’il se trompait? Ça doit bien lui arriver, après tout!

Dans un soupir, je récupère le pendentif en forme de crucifix et le serre contre moi. Entre mes doigts, il est chaud, réconfortant. Est-ce un signe? Peut-être que je me fais des histoires? Sans prendre la peine de sortir la mouche de la boîte, je pose un doigt sur son corps inerte, mais rien ne se passe. Avoir la foi, qu’est-ce que ça veut dire? À part les messes où je suis allée avec mes parents, à Noël, ou à leurs funérailles, je n’ai qu’une connaissance limitée sur le sujet. Je ferme les yeux, songe à mes parents, à ce pouvoir qui pourrait être le mien si toutes ces histoires sont vraies. Le prêtre a bien dit que j’avais le don de ressusciter les morts, non? Est-ce que je serais capable de ramener mes parents à la vie? À cette idée, une sorte de décharge électrique traverse mon bras et me fait sursauter. La mouche s’éveille doucement. Pour ma part, je suis pétrifiée quand elle se remet à voler. Elle était pourtant bien morte! Ai-je rêvé? Cela me paraît impossible! Mes yeux scrutent le fond de la boîte en bois, à la recherche d’une autre mouche. En vain!

J’ai réussi!

Si les dires de cet homme d’Église sont exacts, Dieu m’a offert une sorte de pouvoir que je ne comprends pas tout à fait. Que veut-il que j’en fasse? Et pourquoi n’en ai-je jamais eu conscience jusqu’à présent?

La porte de ma chambre s’ouvre de nouveau et Julie réapparaît:

— On mange, annonce-t-elle.

— Euh… OK.

— Qu’est-ce que t’as? T’en fais, une tête!

— Je… rien. J’arrive dans deux minutes.

Même si elle affiche un air perplexe, je n’ai aucune envie de lui raconter ce que je viens de vivre. Qui me croirait, de toute façon?

* * *

Je dors mal, cette nuit-là, et je ne mange pas à l’heure du lunch, parce que je veux garder l’argent de mon repas pour prendre le bus dès que l’école sera terminée. Sans m’annoncer, je file à la boutique de Martin Leblanc, située dans une rue isolée du centre-ville. Ça n’a rien d’une église. Il s’agit d’un magasin d’antiquités. Dès que je pousse la porte, sa voix résonne au travers des allées lourdement chargées de vieilleries:

— Élisabeth! Quelle belle surprise!

Je balaie l’endroit du regard pour m’assurer que nous sommes seuls, puis je marche jusqu’au comptoir derrière lequel il se trouve. Je m’accoude face à lui et parle à voix basse, gênée de la question que je dois absolument lui poser:

— Est-ce que je peux ressusciter des gens, aussi?

Surpris, il arque un sourcil.

— Dois-je comprendre que mon petit test a été concluant?

J’inspire avant de hocher la tête, toujours incertaine d’avoir redonné vie à cette mouche. Ça me paraît tellement irréel que je m’attends à ce que l’homme m’annonce qu’il s’agissait d’une blague. Devant mon aveu, il affiche un air surpris.

— Eh bien… je te félicite. J’avoue que je ne m’y attendais pas. Du moins… pas si vite.

— Alors? insisté-je. C’est possible de ressusciter des gens?

Son visage se rembrunit et il paraît embarrassé de me répondre:

— Eh bien… techniquement, oui. Si Dieu le veut.

Je réfléchis à ses paroles. Pourquoi Dieu ne voudrait-il pas ressusciter mes parents? Il m’a bien ramenée, moi?

— Mais avant tout, il faut t’entraîner afin d’apprendre à maîtriser tes dons, reprend Martin.

— OK, dis-je très vite.

Il me jauge du regard, puis je décèle un certain malaise lorsqu’il chuchote:

— Liz… tu ne pourras jamais ramener tes parents.

Je fronce les sourcils.

— Pourquoi?

— Parce que c’est ainsi, dit-il tout bonnement. Tu es la main de Dieu, mais tu n’es pas Dieu. Tu ne peux agir que selon sa volonté.

Ses mots me heurtent. À quoi me sert ce don si je ne peux pas l’utiliser pour ramener mes parents à la vie? Il me paraît tellement inutile, soudain!

— Et la mouche, alors? le questionné-je.

— C’était un test, rien de plus. Une mouche n’influence en rien le cours des choses, tu t’en doutes. Et je ne te mentirai pas: en général, la plupart des gens comme toi échouent à ce test pendant des mois… Certains n’y arrivent même jamais!

Dans son regard, je vois qu’il doute de ma réussite. Qu’est-ce qu’il s’imagine? Que j’ai fait semblant de réanimer cette mouche? Que j’essaie de l’impressionner? Je n’en ai rien à faire, de son opinion!

— Il vaut mieux que je rentre, annoncé-je.

Dès que je tourne les talons, il m’arrête:

— Liz! Je te crois, bien sûr! Mais il faut que tu comprennes que je n’ai jamais connu un soldat capable de réaliser un tel exploit aussi rapidement. C’est signe que tu es très douée. Et probablement spéciale, aussi.

Je m’arrête pour lui jeter un regard de biais. Ses mots sont sûrement destinés à me faire plaisir, mais il n’en est rien. À quoi bon avoir un pouvoir sur lequel je n’ai aucun contrôle? À quoi cela peut-il me servir?

— Il y a une raison pour laquelle Dieu ne t’a pas remise entre les mains de l’Église, dit-il encore, et je considère que ce n’est pas le fruit du hasard si nos routes se sont croisées.

Parce qu’il doit sentir que j’ai envie de m’enfuir, il insiste:

— Tu l’ignores encore, Liz, mais grâce à ce don, tu pourras accomplir de grandes choses. Si tu le souhaites, je peux t’aider à comprendre ce que Dieu attend de toi.

Troublée, je croise les bras et je m’emporte:

— Vous ne comprenez pas! Si ce don ne m’aide pas à retrouver mes parents, je n’en veux pas!

Le prêtre me foudroie du regard.

— Dieu t’a accordé sa grâce. C’est un cadeau inestimable qu’il t’a fait. Ne doute jamais de lui, compris? Tu peux douter de toi, de moi, de n’importe qui, mais de lui… jamais.

Je ne réponds pas, probablement parce que j’ai du mal à croire ce qui s’est produit avec la mouche. Je ne suis déjà plus sûre d’être apte à le refaire. Je ne peux pas être capable d’une telle chose. Et puis… ressusciter une mouche, si ce n’est pas un mauvais tour de la part de ce prêtre, ce n’est rien d’extraordinaire…

— Et si tu me donnais deux heures de ton temps? propose Martin. Je fais du bénévolat à l’hôpital. C’est le lieu idéal pour vérifier ce que tu sais faire…

Je le scrute sans comprendre. Moi, faire du bénévolat? De quel genre? Avant que je ne puisse poser la question, il lève les mains et poursuit:

— Je ne te promets rien, bien sûr, mais s’il est vrai que tu es parvenue à redonner vie à cette mouche, tu es peut-être plus douée que tu ne le crois. N’as-tu pas envie de réessayer?

— Sur une mouche?

— Sur un humain, plutôt. Tu pourrais… soigner, rassurer, guérir… libérer.

Il prononce ce dernier mot sur une autre intonation, et c’est la raison pour laquelle je m’y accroche.

— Libérer… vous voulez dire… aider les gens à partir?

— Entre autres choses, oui, mais qui sait ce que Dieu te demandera?

Depuis l’accident, j’ai toujours détesté les hôpitaux. Je me suis même débrouillée pour ne plus y remettre les pieds. Et voilà que ce prêtre voulait m’y emmener?

— Tu sais, il est possible qu’il ne te demande rien, non plus, dit-il lorsqu’il remarque mon expression.

— Je n’en ai pas envie. Peut-être une autre fois?

— Sans vouloir te contredire, Liz, tu as huit ans de retard. Tu devrais déjà savoir te battre. Si un démon croise ta route, que feras-tu?

Au souvenir de la créature de l’autre soir, je sens ma respiration se faire difficile.

— Je ne veux pas de ce don, avoué-je tout bas.

— Ce n’est pas à toi de décider si ce don t’incombe ou non, ma petite. Le seul choix qui t’appartient, aujourd’hui, c’est accepter ou refuser mon aide.

Son regard plonge dans le mien et le prêtre reprend:

— Si tu veux mon avis, je crois que Dieu a de grands projets pour toi. Si tu veux découvrir ce que c’est, reviens me voir et on tentera de le découvrir ensemble. Et comme je fais mon bénévolat à l’hôpital demain, viens donc me rejoindre ici à seize heures précises. Ne sois pas en retard.

En me laissant plantée devant son comptoir, il me tourne le dos et repart à l’intérieur de sa boutique, dans les allées surchargées de vieux meubles et objets. Son ultimatum me trouble. Comment peut-il me demander de retourner dans un hôpital? De croire à cette histoire impossible? Pourquoi ne me donne-t-il pas une preuve tangible, là, tout de suite? Une autre mouche morte ou un petit animal. N’importe quoi ferait l’affaire.

Quand je comprends qu’il n’a plus rien à me dire, je m’en vais. Si j’étais plus orgueilleuse, je ne remettrais plus jamais les pieds dans cet endroit miteux, mais comme Martin a le don d’attiser ma curiosité, je sais déjà que je reviendrai, demain après-midi, à l’heure précise de notre rendez-vous.

Cette fois, ce sera sa dernière chance de me convaincre. Après quoi, il pourra bien aller au diable avec ses histoires de bondieuseries!

* * *

Le prêtre m’attend près de sa voiture. Je suis en retard à cause du bus, et essoufflée d’avoir couru pour arriver à temps. Même s’il essaie de le masquer, je vois bien qu’il est content que je sois venue. Son œil est malicieux et il pince les lèvres pour ne pas sourire. Dès que je m’approche de lui, il tapote le dessus de son véhicule et me jette, sans prendre le temps de me saluer:

— Monte, on va être en retard.

J’obéis, même si je trouve étrange de monter dans la voiture d’un homme que je ne connais pas. Un prêtre, mais quand même! Qui sait s’il ne va pas me kidnapper? Si mes parents adoptifs savaient ce que je fais, ils me puniraient certainement pour les dix prochaines années!

Alors que le véhicule est en marche et que je tente de reprendre mon souffle, il se moque de moi:

— Tu n’es pas très en forme, pour ton âge.

— J’ai couru presque dix rues! me défends-je, choquée par ses propos.

— Si un démon te poursuit, il te faudra courir plus vite que ça… et plus longtemps, aussi. Enfin… chaque chose en son temps…

Je ne réponds pas, mais sa remarque me déplaît. Qu’est-ce que j’en sais, moi, si je dois courir devant un démon? Ne suis-je pas censée me battre?

Pour éviter de me perdre, j’observe le parcours. Après tout, il m’emmène peut-être dans un coin perdu pour me faire des trucs dégueulasses. Ce qu’il ignore, c’est que j’ai un canif planqué dans le fond de ma poche de jean. Je n’allais quand même pas venir le rencontrer sans protection!

Quand la voiture entre dans le stationnement d’un hôpital, le gardien, à la guérite, lui envoie la main et le laisse passer sans rien lui demander. Martin me gratifie d’un clin d’œil:

— Les avantages d’être prêtre…

Peut-être fait-il référence au fait qu’il n’a rien payé pour entrer à l’intérieur, mais comme il fait du bénévolat, je ne vois pas ce que ça a de si exceptionnel. Alors que le moteur s’arrête et que je m’apprête à descendre du véhicule, il se tourne vers moi.

— Connais-tu les prières de base? Notre Père et Je vous salue Marie?

Je cligne des yeux en essayant de retrouver les mots en question, puis je confirme d’un signe de tête. Le Notre Père me paraît plus simple que le Je vous salue Marie, mais je présume que les mots finiront par me revenir. N’ai-je pas récité des paroles en latin que j’ignorais connaître, il n’y a pas si longtemps?

Je marche aux côtés du prêtre dans les corridors de l’hôpital. Tout le monde nous salue, lui d’abord, puis moi. Je fais mine de sourire. Il me tarde de comprendre pourquoi il voulait que je vienne.

— Madame Beauvais de la 312… elle vous a demandé, aujourd’hui, annonce l’infirmière avec une mine sombre.

— C’est pour bientôt, vous croyez?

— J’en ai bien peur, oui.

Le prêtre soupire, puis marche vers le fond du couloir. Je le suis, mais je n’ai pas fait dix pas qu’une lourdeur s’abat brusquement sur mes épaules et ralentit mes pas. J’ai la sensation de marcher à contre-courant. Mon accompagnateur se tourne vers moi, fronce les sourcils et revient me prendre par les épaules comme s’il craignait que je m’effondre.

— Liz? Qu’est-ce qui se passe?

— Je ne sais pas. C’est… bizarre.

Je me défais de son bras et vais prendre appui contre le mur le plus proche. L’homme s’approche et se penche vers moi:

— Tu sens la mort?

— Hein?

— Dans cette aile, ce sont les gens en phase terminale, m’explique-t-il. Dieu ressent la douleur du monde, petite, il est donc normal que tu la ressentes aussi. Cependant… à ce stade… et sans formation…

Il se gratte le menton et se met à réfléchir, les yeux perdus dans le vide. Je hume l’air, tout en essayant de comprendre ce qu’il me dit. Hormis ce poids sur mes épaules, je ne sens rien d’anormal.

— Je n’ai malheureusement pas le temps de tout t’expliquer maintenant, reprend-il tristement, mais tu dois apprendre à avancer malgré la souffrance des autres, Liz. Dieu saura te guider, d’accord? Et moi… il faut que j’y aille…

Sur le moment, j’ai la sensation qu’il va me laisser là, toute seule, et partir de son côté, mais il me prend par le bras et m’entraîne en direction d’une chambre. La 312. Dès qu’il me relâche, ce n’est plus un malaise que je ressens, mais un picotement le long de mon bras droit qui se faufile jusqu’à ma main. Pendant une bonne minute, toute mon attention est portée sur ce qui se passe, non pas autour de moi, mais en moi.

Quand je relève la tête, le père Leblanc est dans la chambre. Sur le seuil, je reste immobile, à essayer de comprendre ce fourmillement désagréable. Lui, il s’installe près du lit et prend la main de la dame qui est étendue sur le matelas. Ensemble, ils discutent, puis le prêtre joint les mains et se met à prier. Je ne reconnais pas les mots qu’il prononce, mais cela active un je-ne-sais-quoi dans mon corps: de petites décharges se promènent le long de mes bras et électrisent mes doigts. Sans réfléchir, j’entre, comme si je savais exactement ce que je dois faire. Je contourne le lit, m’approche de la dame, qui paraît bien plus vieille qu’elle ne doit l’être en réalité. Sa douleur et son fardeau sont les miens. Ses traits sont tirés et ses cheveux se font rares sur son crâne. Quand elle me voit, sa main se lève lourdement vers moi et un sourire illumine faiblement son visage.

— Je suis prête, chuchote-t-elle.

Sans réfléchir, j’enroule mes doigts autour des siens. Je ne suis pas certaine que je contrôle mon corps. Des mots qui ne sont pas les miens franchissent mes lèvres:

— Dieu vous a entendue, Michèle. Vous vous êtes bien battue, mais il vous attend, maintenant.

— Amen, souffle-t-elle.

Elle ferme les yeux et de petites vagues de chaleur me parcourent les épaules, puis descendent le long de mes bras en direction de mes mains. J’expire en même temps que la patiente, puis une sorte de nuage blanc s’élève au-dessus de son corps. Au même instant, tout s’arrête: la lourdeur sur mes épaules s’évapore, puis la souffrance disparaît, comme par enchantement. Quand je comprends ce qui se passe, je reprends brusquement le contrôle de mes mouvements, et je recule de deux pas en relâchant la main de Michèle, qui retombe mollement sur le lit. Nul besoin de revenir auprès d’elle pour savoir qu’elle n’est plus là. Qu’ai-je fait? Je l’ai aidée à mourir! Mes yeux cherchent ceux de Martin, qui me dévisage avec surprise.

— Voilà qui était impressionnant, dit-il.

Un sentiment de panique me prend au ventre et je chuchote, telle une question, même si je connais déjà la réponse:

— Elle est morte?

— Son heure était venue. C’était la volonté de Dieu de la libérer de ses souffrances.

— Pas comme ça. Pas… à cause de moi!

Choquée, je sors de la chambre. Comment Dieu a-t-il osé se servir de moi de la sorte? Je n’ai pas envie d’être un outil destiné à faire mourir les gens. Je voudrais les aider, plutôt! Une fois hors de la pièce, je regarde partout, anxieuse à l’idée qu’une infirmière passe par là et découvre que je suis responsable de la mort de cette femme. Puis, mes considérations deviennent beaucoup plus simples: je cherche une toilette et m’y engouffre avant de vomir le peu que j’ai dans l’estomac.

De l’autre côté, le prêtre frappe à la porte et parle à voix basse:

— Élisabeth, c’est normal d’être bouleversée…

— Ce n’était pas ce qui était prévu! gueulé-je avant de m’essuyer la bouche.

— C’était la volonté de Dieu.

Ses paroles me font grimacer. Je me redresse, tire la chasse et me nettoie le plus rapidement possible pour pouvoir ouvrir la porte. Une fois face à lui, je lui offre le regard le plus noir que j’ai en réserve.

— La volonté de Dieu? répété-je. Comment pouvez-vous croire en sa volonté quand vous voyez un tel drame?

— Élisabeth, je sais que tout cela est difficile à comprendre pour toi, mais aujourd’hui, tu as libéré madame Beauvais d’une très grande souffrance.

— J’aurais préféré la sauver! m’écrié-je.

Martin me fait signe de baisser le ton et je me braque en croisant les bras. Des larmes coulent sur mes joues. Ne m’avait-il pas dit que j’étais capable de guérir les malades et de ressusciter les morts? Je ne veux pas être l’instrument de la mort! Je veux un vrai pouvoir! Quelque chose qui fait du bien, surtout!

Martin pose une main lourde sur mon épaule.

— Aie confiance en Dieu, Élisabeth, dit-il tout bas. Crois-moi, il sait ce qu’il fait. Penses-y pendant que tu m’attends ici. Je dois aller voir quelques personnes. Je n’en ai pas pour longtemps.

D’un doigt, il pointe une salle d’attente. Je me laisse tomber sur un siège sans réfléchir. Ma tête bourdonne de remords, et maintenant que le prêtre n’est plus là, je ne peux pas m’empêcher de jeter un œil en direction de la chambre de madame Beauvais. Elle est morte seule, sans famille. Et moi, je n’ai rien pu faire pour l’en empêcher. Pourquoi Dieu m’a-t-il octroyé un tel pouvoir si c’est pour donner la mort? Je ne veux pas de ce cadeau empoisonné!