Lorsque le père Leblanc revient, il me fait signe de le suivre. Même si j’ai les jambes qui tremblent, je me lève et lui emboîte le pas sans faire d’histoire. Je ne sais pas l’heure qu’il est, mais il ne faut pas que je rentre trop tard à la maison…
Au lieu de nous diriger vers la sortie, nous montons deux étages avec l’ascenseur, et mes pieds se figent dès que la porte s’ouvre: l’unité pédiatrique. Alors qu’il s’avance dans le couloir, je secoue la tête et souffle:
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée…
— Aie confiance en Dieu.
Il me laisse passer la première. Comme je ne sais pas où je dois me rendre, je vais tout droit en jetant des regards furtifs dans les chambres dont les portes sont ouvertes. Lorsque je suis à mi-chemin, je me retourne pour jeter un œil sur le prêtre, derrière moi, qui m’indique de continuer. Au bout du couloir, je fais demi-tour et je le fixe sans comprendre:
— Qu’est-ce qu’on fait?
— Je ne sais pas. Si tu priais, déjà?
Je le dévisage, interloquée.
— Pardon?
— Tu as bien vu tous ces enfants malades, n’est-ce pas? Je fais oui de la tête, mais je ne comprends pas davantage ce qu’il me dit.
— Demande à Dieu d’aider l’un de ces enfants, insiste Martin.
Un nœud se forme près de mon estomac et je secoue rapidement la tête.
— Non.
Ma réponse est catégorique. Je ne vais certainement pas entrer dans l’une de ces chambres pour tuer un enfant!
— Élisabeth, tu as aussi le don de guérir, l’aurais-tu oublié? me rappelle Martin.
— Peut-être, mais je ne peux pas choisir, me buté-je en croisant les bras devant moi.
Il soupire avant d’insister:
— Dieu est bon, Liz. Grâce à lui, Michèle est libérée de ses souffrances. Elle attendait ce moment depuis des semaines! Ce soir, elle est dans les bras de Dieu…
Je ne sais pas pourquoi il s’obstine à me raconter son histoire. Qu’est-ce que j’en sais, si Michèle est mieux dans les bras de Dieu plutôt qu’ici? Pourquoi mes parents seraient-ils plus heureux là-haut qu’avec moi? Ça n’a pas de sens!
— Fais-lui confiance, chuchote-t-il.
Lentement, il se replace derrière moi et me pousse pour que je refasse le chemin en sens inverse. Ses mots résonnent tout bas. Une prière. Le Notre Père que je reconnais à travers ses murmures. Je les écoute et les récite mentalement, mais il est hors de question que je prie à voix haute. Je ne veux pas avoir l’air idiote! À peine dix pas plus tard, une chaleur me gagne à nouveau, mais cette fois-ci, je ne ressens aucune pression. Mes pieds s’immobilisent brusquement.
— Où Dieu veut-il te conduire? me questionne Martin. Écoute sa voix.
J’ai beau écouter, je n’entends rien, mais les chiffres s’inscrivent dans mon esprit: 574. Un numéro de chambre. Au lieu de m’y précipiter, je tourne simplement la tête en direction de la porte fermée. Martin me précède pour y accéder le premier. Dès qu’il entre, sa voix résonne, joyeuse:
— Bonjour, toi, tu permets que je te fasse une petite visite? Oh, mais qu’est-ce que tu fais là? Un dessin? J’adore le dessin! Je peux y jeter un œil?
Il tient la porte ouverte et m’envoie un regard insistant pour que je vienne le rejoindre. Mes pieds obéissent et je me planque dans un coin de la pièce. Sur le lit, il y a un petit garçon de cinq ou six ans qui gribouille des soleils sur du papier. Derrière son lit, collés au mur, il y a d’autres soleils. Des tas de soleils, de différentes couleurs. Comme s’il était chez lui, Martin s’assoit sur la chaise avoisinant le lit et observe les dessins avec un large sourire.
— En voilà une bonne idée! Comme ça, il fait toujours beau dans ta chambre!
— Oui, confirme l’enfant. Il fait beau même quand il pleut dehors.
Avec naturel, le petit garçon offre son carnet au prêtre et lui demande de dessiner son propre soleil. Il s’exécute en vitesse, ajoute deux yeux et une bouche souriante à l’intérieur du cercle avant de relever la tête vers moi:
— Veux-tu en faire un, Élisabeth?
Sa question ne laisse aucune place à l’interprétation: il veut que je m’avance et que je dise quelque chose. Je fais mine de sourire et je prends le bout de papier que me remet le petit garçon.
— Je m’appelle Mickey, annonce-t-il quand j’arrive à ses côtés. Comme Mickey Mouse.
Sa comparaison me fait rire et je m’entends répondre:
— Moi, c’est Liz.
Je tire une chaise plus près de son lit et j’entreprends de dessiner un soleil. Comme je n’ai jamais été très douée en art, le résultat fait rire Mickey.
— Pouah! C’est pas un soleil, ça!
— Mais oui!
Histoire de lui prouver qu’il a tort, j’ajoute des rayons autour de l’ovale. Quand je lui rends le bout de papier, le regard du prêtre cherche le mien, probablement pour me rappeler que je ne suis pas là pour faire des dessins. Que veut-il que je fasse? Je ne sens rien. Pendant que le jeune garçon commente mon œuvre, je me concentre et me mets à réciter mentalement le Notre Père à bonne vitesse. C’est la seule prière que je connais par cœur.
Pour me donner du temps, Martin entame la conversation avec Mickey. Il lui demande ce qu’il fait à l’hôpital et pourquoi sa maman n’est pas là. Les seuls mots que je capte, je ne les comprends pas, probablement parce que je ne connais rien à sa maladie. Quand je sens la chaleur revenir dans mon bras, je me raidis sur ma chaise, autant par surprise que par crainte que les nausées me gagnent de nouveau. Si tel est le cas, je compte bien me précipiter hors de cette pièce. Quelque chose m’aveugle et je dois cligner des yeux. Puis, la voix de Martin me ramène à l’ordre:
— Liz, tu veux bien prier avec nous?
Mickey me tend sa main et je comprends que je dois la prendre entre mes doigts. Je la serre avec force avant de fermer les yeux. Cette fois, je me sens bien. Assez pour réciter la prière à voix haute avec le prêtre. Lorsque je dis «Délivrez-nous du mal», une petite décharge électrique quitte mon épaule et descend jusqu’à mes doigts. Le garçon sursaute et reprend sa main en me jetant un regard intrigué.
— Je… pardon, dis-je très vite, sans savoir exactement ce qu’il a ressenti.
— Ta main est drôlement chaude! Tu as de la fièvre?
Je secoue la tête sans répondre. Comment lui expliquer ce qui vient de se produire alors que je n’en ai pas la moindre idée? Est-il guéri? Par une simple décharge électrique? Je tourne des yeux interrogateurs vers le prêtre, qui fait mine de ne pas me voir.
— Il faut qu’on parte, Mickey. Je dois raccompagner Liz avant que ses parents s’inquiètent.
Il se lève. Je l’imite, en dépliant mes jambes pour me redresser, mais j’avoue être agacée. Comment savoir si Mickey va bien? Il n’est pas mort, certes, mais est-il guéri? Comment savoir? À peine sommes-nous hors de la chambre que je m’accroche au bras du prêtre pour le retenir.
— Est-ce qu’il est guéri?
— Sûrement, répond-il vaguement.
— Comment pouvez-vous en être sûr?
Il s’arrête et me fait face:
— Aie confiance en Dieu.
— Comment? Il me faut des preuves!
— As-tu ressenti de la chaleur? De la joie? As-tu senti la main de Dieu à travers la tienne?
J’ai envie de répondre oui, mais je n’en suis pas sûre. Je ne suis déjà plus certaine de ce que j’ai ressenti. C’est flou. Pourquoi Dieu ne m’offre-t-il aucune certitude?
— Nous reviendrons prendre de ses nouvelles demain ou après-demain, veux-tu?
Sa demande m’effraie. Revenir à l’hôpital? Je ne sais pas. Sans attendre ma réponse, Martin reprend:
— Rentrons, maintenant. On a un tas de choses à discuter et très peu de temps pour le faire.
D’un pas rapide, nous retournons à l’ascenseur et quittons le bâtiment sans nous arrêter. Au passage, il salue quelques infirmières, en s’excusant de ne pas pouvoir rester davantage. Ce n’est qu’une fois dans sa voiture qu’il s’adresse de nouveau à moi.
— De toute évidence, tu es plus douée que tu ne le devrais.
À son ton, j’ai l’impression qu’il m’annonce une mauvaise nouvelle.
— Et contrairement aux autres, tu n’as pas été prise en charge par l’Église après ton retour à la vie, constate-t-il à voix basse. Tu ne devrais pas avoir à gérer autant de pouvoirs alors que tu n’as aucune idée de qui tu es.
C’est donc une mauvaise nouvelle, et je suis d’accord avec lui. Même si j’ai peut-être sauvé la vie de ce petit garçon, je ne suis pas certaine d’être capable de supporter autant de pression. Tuer des gens ou les guérir, cela met trop de responsabilités sur mes épaules. Et dire que je considérais le secondaire comme une épreuve!
— La bonne nouvelle, poursuit-il, c’est que tu es un cas spécial. Dieu t’a cachée à l’Église. Il a certainement une bonne raison pour cela.
— Peut-être qu’il a fait une erreur?
Martin m’envoie un regard de travers.
— Dieu ne fait jamais d’erreur, Élisabeth. Il t’a sauvée, il t’a offert ce don et il t’a mise sur ma route, c’est un signe, non? Je crois qu’il veut que je m’occupe de ta formation. Moi, et non l’Église.
Au lieu de démarrer le véhicule, il soupire.
— Une chose est sûre, tu dois absolument apprendre à te battre. À prier, aussi. Et à avoir confiance en Dieu, surtout. Lui seul sait ce qu’il a prévu pour toi.
Comme il ne me pose aucune question, je ne dis rien. Il ne paraît d’ailleurs pas attendre quoi que ce soit de ma part, car il fait rugir le moteur et reprend la route. L’heure sur le tableau de bord de son véhicule m’indique que je suis en retard. Il faut que je cherche un prétexte à servir à mes parents, mais je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à ce que je viens de faire. Ai-je vraiment envie de cette vie-là? Est-ce que je ne pourrais pas simplement oublier ce fichu don et faire comme si cet après-midi n’avait jamais existé?
— À partir de la semaine prochaine, je veux que tu viennes me voir tous les lundis, les mercredis et les samedis, reprend le père Leblanc. Tu dois absolument t’entraîner. Et apprendre un tas de choses qui auraient dû t’être inculquées il y a de cela des années…
— Et si je ne veux pas? demandé-je avec une petite voix.
Il tourne de grands yeux vers moi.
— Crois-tu qu’il soit simple de refuser un cadeau de Dieu?
Sa question laisse sous-entendre la réponse et je me retiens de grimacer. Je suis donc coincée?
— Élisabeth, les gens comme toi ont été mis sur terre pour accomplir la volonté divine, insiste Martin. Tu es un soldat de Dieu. À ce titre, tu dois combattre le mal afin d’éviter la fin du monde.
Je le toise du regard. Pour un peu, je me mettrais à rire.
— La fin du monde? Rien que ça?
— Tu ne vas pas me dire que tu n’y crois pas? Tous les films ridicules ne parlent que de ça! Toi, en revanche, tu as le don de changer les choses. Tu as pourtant eu deux preuves, cet après-midi!
Choquée, je peste:
— J’ai tué une femme!
— Tu l’as libérée, rectifie Martin, et tu as aussi sauvé un petit garçon!
— Ça, je n’en suis pas sûre.
— Comment peux-tu avoir si peu de foi alors que Dieu t’a offert ce cadeau inestimable?
Je ne réponds pas, mais peut-être que je ne suis pas certaine d’avoir reçu un cadeau aussi beau qu’il le prétend. Je n’ose pas lui rappeler que j’ai perdu mes parents, que j’ai le corps marqué, sans parler de mes cauchemars, de ma thérapie et du fait que je ne me sens chez moi nulle part, dans ce monde.
Parce que j’ai encore l’impression que j’aurais dû mourir, ce jour-là.
Quand Martin me demande l’endroit où il doit me déposer, je lui donne une intersection, et dès que nous y sommes, je m’empresse de détacher ma ceinture de sécurité.
— Merci, dis-je.
— Où habites-tu, exactement? insiste-t-il. J’aimerais dire deux mots à tes parents.
Je le scrute, anxieuse, puis je songe à m’enfuir. Vu son âge, je doute qu’il puisse me suivre…
— Tu es en retard, me rappelle-t-il, et nous devons trouver un stratagème pour que tu puisses venir t’entraîner.
— Je n’ai pas accepté votre offre.
— Tu dois le faire, Liz, insiste-t-il. Autrement, je serai forcé de contacter l’Église pour que ses membres te prennent en charge. Crois-moi, eux, ils ne plaisantent pas avec les soldats de Dieu.
Comme je ne réponds pas, il insiste:
— Fais au moins un essai!
J’hésite, puis je lâche:
— C’est inutile. Je doute que ma mère accepte.
Nullement inquiet, l’homme sourit:
— Fille de peu de foi. Tu crois que Dieu ne sera pas de mon côté?
Il sort de la voiture et je l’imite. Je marche en direction de la maison de mes parents. En vérité, je ne vois pas comment il pourrait convaincre mes parents adoptifs que je dois voir un prêtre, mais si Dieu le souhaite vraiment… qui sait? C’est peut-être ma façon de le mettre à l’épreuve?
Avant d’entrer chez moi, je m’arrête devant la porte.
— Il vaut mieux que vous sachiez que… on n’est pas trop croyants, dans la famille.
— Ne t’en fais pas pour ça. J’ai l’habitude, me rassure-t-il en souriant.
Dès qu’il me fait signe d’entrer, j’obéis. Je n’ai pas fait trois pas que Lynda, ma mère adoptive, surgit dans l’entrée, visiblement dans tous ses états.
— Liz! Mais où est-ce que tu étais? J’étais morte d’inquiétude! Pourquoi tu n’as pas téléphoné?
Elle se fige en apercevant le prêtre, derrière moi, qui referme la porte d’entrée et lui tend une main amicale.
— Madame, je suis le père Martin Leblanc. J’ai fait connaissance avec Élisabeth, aujourd’hui, et nous nous sommes mis à discuter… Tellement que nous en avons oublié l’heure.
John, mon père adoptif, arrive à son tour, puis Julie, qui me lance un regard inquisiteur. De toute évidence, elle pense que je suis dans de sales draps.
— Il y a un problème? demande mon père.
— Oh… non! Mais après la conversation qu’Élisabeth et moi avons eue aujourd’hui, je me disais qu’il serait peut-être bénéfique que nous discutions tous ensemble.
Lynda essaie de se forger un visage amical, mais je vois bien qu’elle n’a pas la moindre envie d’écouter ce que le prêtre est venu lui dire. Peut-être même qu’elle angoisse à l’idée que j’aie pu dire que je n’étais pas heureuse avec eux. C’est faux, bien sûr, mais je me doute qu’avoir une fille comme moi n’est pas de tout repos. Avec un sourire poli, Lynda consent à inviter le prêtre à la cuisine. Possible qu’elle craigne que j’aie fait une bêtise. Quand elle nous demande à ma sœur et moi de monter à l’étage, Martin pose une main sur mon épaule.
— J’aimerais mieux que Liz reste, annonce-t-il.
— Oh, eh bien… si vous voulez, accepte ma mère.
Je me retrouve donc assise autour de la table de la cuisine avec mes parents et ce prêtre qui se met à leur raconter une histoire complètement fausse sur notre rencontre: il m’aurait aperçue à la bibliothèque de l’école, en train de lire la Bible, et il serait venu voir si j’avais des questions.
Moi? Lire la Bible? Qui croirait une histoire pareille? J’ai envie de rire, et mes parents me jaugent comme si j’étais devenue une extraterrestre… Martin s’empresse de poursuivre et indique que c’est ainsi qu’il a appris l’accident tragique que j’ai vécu. Gênée, ma mère adoptive joint ses mains ensemble, sous la table.
— Vous comprenez, insiste Martin, qu’une adolescente ayant vécu ce genre de drame a forcément tout un lot de questions en suspens…
— Bien sûr, confirme John. C’est la raison pour laquelle Liz consulte une psychologue chaque fois qu’elle en ressent le besoin.
Mon père adoptif tourne des yeux inquiets vers moi.
— Peut-être souhaites-tu qu’on communique avec ta psychologue? vérifie-t-il.
— Je ne crois pas qu’Élisabeth soit consciente de ce qu’elle vit, répond le prêtre avant que je puisse le faire. À son âge, et après tout ce qu’elle a vécu, il est normal de se questionner sur le sens de la vie.
Personne n’ose répondre, et ma mère hoche simplement la tête.
— Vous savez, je supervise plusieurs petits projets qui intègrent les jeunes, reprend le prêtre. Je pense qu’Élisabeth aurait tout intérêt à s’y impliquer. Je songe aux entraînements physiques, par exemple, et aux séances bibliques pendant lesquelles elle pourra parler en toute franchise avec d’autres jeunes qui ont un passé difficile. Si vous voulez mon avis, ce serait sûrement bénéfique pour votre fille.
Ma mère adoptive, sceptique, me pose aussitôt la question:
— Est-ce là quelque chose que tu aimerais faire, Liz?
J’hésite avant de hausser les épaules, mais Martin s’empresse d’insister:
— Elle a peur, c’est normal. Je lui ai donc proposé de venir y faire un tour pendant une semaine ou deux, afin de se faire une idée. Nous avons un entraînement tous les lundis, en fin d’après-midi, et tous les samedis. Quant à la séance de discussion biblique, elle a lieu le mercredi. C’est tout près d’ici, à dix minutes de marche. À mon avis, c’est l’occasion pour Liz de se remettre en forme et de se faire de nouveaux amis qui sont en mesure de comprendre l’épreuve qu’elle a vécue. Des gens de son âge, précise-t-il.
Mon père adoptif demande aussitôt:
— Et… c’est combien, si elle veut y aller?
Martin étouffe un rire.
— Oh! Mais c’est complètement gratuit! Et autant le dire tout de suite: ces activités n’ont pas pour objectif de donner des réponses toutes prêtes à Élisabeth. C’est plutôt une façon de lui faire rencontrer des gens qui ont vécu des choses similaires… Parfois, c’est plus facile de se confier à des personnes qui ont vécu la même chose.
Décidément, ce prêtre a vraiment le don de mettre mes parents dans sa poche. Si leurs hochements de tête sont honnêtes…
— Tu sais… ça ne te ferait pas de mal de sortir un peu et de rencontrer des amis, reprend mon père.
— Mais elle pourrait faire des activités autrement, rétorque ma mère. Ce n’est pas que je n’aime pas la religion, mon père, vous savez, c’est juste que… je ne suis pas sûre qu’une enfant comme Liz…
— Une adolescente, madame, rectifie Martin, qui a des questions on ne peut plus pertinentes sur des sujets qui nous touchent tous: la vie, la mort, la fatalité, le destin… Qui, hormis Dieu, peut répondre à ces questions?
Lynda pince les lèvres, mais je comprends qu’elle n’aime pas ce genre de rhétorique. Je partage son opinion, évidemment. Si Dieu a des réponses, pourquoi ne me dit-il rien? Ces marques pourraient au moins me donner un petit passe-droit, non?
— Ce n’est pas à moi de décider, tranche finalement ma mère. Élisabeth est suffisamment mature pour choisir ce qu’elle a envie de faire.
Soudain, tous les regards se tournent vers moi et je me sens tout bonnement prise au piège. Confiant, le prêtre me repose sa question:
— As-tu envie de faire cet essai, Liz? Si cela ne te plaît pas, tu seras libre de partir. À n’importe quel moment.
Il n’a pas besoin de parler pour sous-entendre que si je refuse, l’Église s’occupera de mon cas, et comme je ne risque pas grand-chose à me rendre à ces rencontres, je soupire:
— Je peux toujours aller jeter un œil. On verra bien ce que ça donne.
— Voilà un choix très sage, approuve Martin avec un large sourire.
Ma mère paraît étonnée par ma réponse. Si elle savait que je n’ai pas le choix! Même quand le prêtre repart et me laisse seule avec eux, elle n’ose pas m’en reparler. Nous passons à table, plus tard que d’habitude à cause de mon retard, et la seule réplique cinglante que je reçois vient de Julie:
— Tu vas faire des bondieuseries, maintenant?
— Je vais m’entraîner, surtout. Pour le reste, on verra.
C’est un mensonge, évidemment, mais je n’ai pas envie de lui dire qu’il va me falloir apprendre un tas de prières et… quoi encore? Chasser des démons? Aider les gens? Devenir bonne sœur? Qu’est-ce que j’en sais? Autant me taire au lieu de dire n’importe quoi…
Et pourtant, je ne suis pas rassurée.
Du tout.