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Samedi, je cherche quelque chose à me mettre sur le dos pour aller rejoindre le prêtre à son entraînement. Quand on a des marques sur la moitié d’un bras, ce n’est pas simple, surtout quand on se doute qu’il fera chaud. Après huit essayages, je me décide à mettre un chandail dont les manches sont assez longues pour masquer les empreintes rouges, même si le tissu est léger.

Martin m’a donné rendez-vous dans un parc, tout près de chez moi. Grâce à ma mère, qui tenait absolument à m’y emmener, j’arrive dix minutes plus tôt. Non seulement le prêtre est là, en tenue civile, mais deux jeunes hommes sont avec lui. Le premier est un grand à la peau noire et aux cheveux courts, avec un corps d’adonis: ses cuisses sont larges, fermes, et même s’il porte un chandail assez long, il ne cache en rien son impressionnante carrure. Il est plus vieux que moi, peut-être dix-neuf ou vingt ans. Le second, hormis pour les cheveux blonds, me ressemble, en âge et en taille. Autrement dit, c’est un gringalet.

Martin agit de façon naturelle avec moi. Il m’accueille avec un large sourire et me présente aux deux garçons: Kevin pour le Noir, Patrick pour le gringalet.

— Comme tu peux le constater, poursuit Martin, Kevin a un chandail similaire au tien. Patrick est quant à lui le fils d’une amie défunte. Il a demandé à être entraîné, il y a deux mois.

Mes yeux se posent machinalement sur Kevin, sur ses bras surtout; ce que Martin veut dire, je m’en doute bien, c’est qu’il est comme moi. Avant même que j’ose lui poser la question, il remonte sa manche et me laisse entrevoir sa première marque, un peu plus haute que la mienne. Sur sa peau foncée, c’est discret. Rien à voir avec moi. Je fais la même chose: je remonte ma manche droite pour lui prouver que je lui ressemble, même si ça me gêne de montrer ces taches sur une peau aussi blanche. Très vite, je la masque.

— Tu verras, Élisabeth, tu es loin d’être la seule dans ton cas, me rassure-t-il.

— Appelle-moi Liz, demandé-je sans répondre au reste.

— Vous discuterez pendant le repas, reprend le prêtre. Kevin, fais-leur faire quelques tours du parc, tu veux? On va voir ce que la petite a dans le ventre.

Je n’aime pas le ton de Martin, mais j’imite Kevin, qui fait des étirements avant de partir courir autour du parc. On le fait aussi dans mes cours d’éducation physique, mais pas autant. Au troisième tour, je commence à manquer de souffle. Par orgueil plus que par détermination, je tiens bon, surtout parce que le gringalet y arrive mieux que moi! Au quatrième tour, je ralentis. Pas que j’en ai envie, mais je commence à sentir un point douloureux sur mon côté gauche. Quand je passe devant le prêtre, il m’arrête et me donne à boire en rigolant.

— Ne t’inquiète pas. C’est normal, au début. D’ici quelques semaines, tu tiendras le rythme sans problème. Allez, reprends ton souffle, ce n’est pas une compétition.

— Ça va, dis-je, pour sauver la face.

Je cale la bouteille d’eau et je repars à la course pour rattraper les autres. Je fais deux tours supplémentaires, puis je commence à désespérer de les voir s’arrêter un jour. Combien en font-ils? Le temps que je réfléchisse à la question, mon pied, qui ne lève plus aussi haut qu’au début, heurte un caillou et je me retrouve à plat ventre, après une chute digne d’une comédie burlesque. C’est tellement bruyant que Kevin se retourne et vient aussitôt m’aider à me relever. Je repousse son geste et je lui assure que tout va bien, ce qui est faux, évidemment. J’aurais bien aimé tomber avec un peu plus de grâce!

— Tu essaies d’aller trop vite, m’explique-t-il. Au début, Patrick ne faisait que deux tours. Maintenant, il arrive à en faire douze. La persévérance paie.

— Ouais.

C’est le seul mot que je trouve à dire avec l’essoufflement qui m’oppresse. D’un bras en l’air, il fait signe au gringalet de venir nous rejoindre et tape dans ses mains:

— Cinq minutes de pause et on poursuit l’enchaînement.

L’enchaînement? Ce mot m’inquiète et pour cause! Kevin nous demande de faire des exercices supplémentaires: redressements assis, soulèvements de poids, sauts en hauteur et, pour terminer, course à relais avec divers obstacles sur le parcours. Je suis à bout de force et je m’écroule dès que je franchis la ligne d’arrivée. Comparativement à moi, Patrick tient la cadence et Kevin ne paraît même pas épuisé. C’est le comble! Pour ma part, je peine à respirer! Je soupire, désespérée par ma piètre performance:

— Je n’y arriverai jamais!

— Mais oui! Ça prend juste deux ou trois semaines avant d’y parvenir, me rassure le gringalet. Ne te décourage pas si vite!

— Excellent conseil, confirme le prêtre. Mangeons, maintenant.

Kevin m’aide à me relever et dès que nous sommes sous un arbre, je me laisse de nouveau tomber sur le sol. Mes muscles sont raides et je sais que j’aurai du mal à me lever, demain matin. Pour le principe, j’essaie de n’en rien laisser paraître, mais juste à la façon dont le prêtre sourit, je devine qu’il l’a probablement remarqué.

Pendant que je sors mon sandwich, Patrick m’imite en parlant beaucoup. Et vite. Il dit qu’il est content que je sois là, que ça manque de filles dans ce milieu, qu’il a hâte d’être aussi fort que Kevin pour pouvoir se battre contre des monstres. Ma première réaction est de jauger ses bras pour trouver des traces rouges similaires aux miennes, mais son t-shirt ne masque rien… Il n’a aucune marque.

— T’es comme nous, toi aussi? finis-je par demander.

— Moi? Ah non! rigole-t-il, comme si je venais de poser une question ridicule. J’ai juste envie de devenir chasseur, moi aussi, comme Martin. Bon, c’est pas demain la veille, mais…

— Patrick a perdu sa mère, intervient le prêtre. Elle a été attaquée par un vampire, il y a presque un an.

J’avale ma bouchée de travers et je toussote avant de le dévisager:

— Un quoi?

— Un vampire, répète-t-il tout bonnement.

C’est plus fort que moi, je vérifie l’information dans les yeux de Kevin, qui confirme en silence. J’ai peut-être l’air idiote, mais je n’arrive pas à croire ce que je viens d’entendre.

— Ça n’existe pas, les vampires!

— Et les démons n’existaient pas avant que tu tombes sur l’un d’entre eux, me fait remarquer Martin avec un air pincé. Comment peux-tu croire qu’ils sont les seules créatures qui existent?

Je retiens mon haussement d’épaules, entre autres parce que je vois clairement le visage de Patrick se durcir. Seul Kevin ose briser le malaise qui s’installe:

— On ne peut quand même pas lui en vouloir d’être surprise d’apprendre l’existence des vampires!

Surtout parce qu’il semble prendre mon parti, c’est vers lui que je me tourne pour poser ma prochaine question:

— Mais Dracula et le reste, ils ne parlent pas de ça dans la Bible! C’est une histoire, c’est tout.

Kevin fouille dans son sac en tissu et en sort une petite Bible de poche dans laquelle il cherche un passage pendant un temps considérable. Lorsque Martin lui chuchote: «Genèse 4,3, autour du quinzième…» Kevin parvient à retrouver la page et lit à voix haute:

«LORSQUILS FURENT AUX CHAMPS, CAÏN ATTAQUA SON FRÈRE ET LE TUA. LE SEIGNEUR LUI DIT: “ OÙ EST TON FRÈRE ABEL? ”

– JE NE SAIS, RÉPONDIT-IL. SUIS-JE LE GARDIEN DE MON FRÈRE?

– QUAS-TU FAIT? REPRIT-IL. LA VOIX DU SANG DE TON FRÈRE CRIE DU SOL VERS MOI. TU ES MAINTENANT MAUDIT DU SOL QUI A OUVERT LA BOUCHE POUR RECUEILLIR DE TA MAIN LE SANG DE TON FRÈRE. QUAND TU CULTIVERAS LE SOL, IL NE TE DONNERA PLUS SA FORCE. TU SERAS ERRANT ET VAGABOND SUR LA TERRE

Je ne sais pas pourquoi, mais lorsqu’il relève les yeux vers moi, j’ai la sensation que je devrais avoir compris quelque chose, comme si ce passage suffisait à prouver l’existence des vampires. Devant mon regard perplexe, il fronce les sourcils:

— Caïn a été le premier. Et la Bible évoque à plusieurs reprises le péché que représente le fait de boire du sang humain.

La voix de Patrick me force à tourner la tête dans sa direction.

— Tu sais, avant de voir ma mère se faire tuer par une de ces créatures, je n’y croyais pas non plus.

— Il existe différentes sortes de créatures, confirme Martin. Fantômes, démons, vampires, loups-garous, sorcières…

— Des fléaux, ces bestioles! rugit Patrick en donnant un grand coup de pied sur le sol. Si Dieu faisait de moi l’un de ses soldats, je les éliminerais jusqu’au dernier.

— Du calme, riposte le prêtre sur un ton plus sévère. N’oublie pas ce que je t’ai dit…

— Je suis désolé, mais je ne peux pas croire que ce genre de bêtes puissent être civilisées!

— Certaines habitent pourtant parmi nous…

— Mais ce sont des monstres qui se sont détournés de Dieu!

— Certains humains ont fait ce même choix, lui rappelle Kevin en essayant de tempérer ses propos.

— Alors, tuons-les tous! Qu’est-ce qu’on attend? Entraînez-moi et je promets de vous aider.

Martin tape dans ses mains pour attirer l’attention de tout le monde et sa voix supplante celles des garçons:

— Ça suffit! Toute créature est d’abord l’œuvre de Dieu! Je comprends que tu sois en colère parce que ta mère est morte à cause d’un vampire, mais si c’était un homme qui l’avait tuée, aurais-tu souhaité la fin de l’humanité juste pour pouvoir la venger?

Patrick baisse piteusement la tête, mais je me surprends à prendre sa défense:

— On parle d’un vampire, quand même! De quelqu’un qui boit du sang humain!

— Tout chose est issue de la création divine, ma petite. Les vampires sont créés à partir du sang et doivent s’en nourrir, mais d’où crois-tu que provient la viande de ton sandwich? me questionne-t-il. Chacun se nourrit de ce qu’il peut.

— Ça n’a rien à voir! me défends-je, choquée par ses paroles.

— Crois-moi, Élisabeth, les vampires ne sont pas les créatures les plus sournoises que tu rencontreras. La plupart sont transformés contre leur volonté. Si l’un d’eux te transformait, te laisserais-tu mourir de faim ou ne voudrais-tu pas essayer de survivre avec les contraintes que t’impose ta condition?

— Plutôt mourir, sifflé-je.

— À ta place, j’y songerais à deux fois avant de répondre ce genre de choses devant nous, me prévient-il d’un ton dur. Car si tu venais à devenir l’un d’eux, nous nous verrions obligés d’accomplir ta volonté. Et s’il s’agissait de ta sœur? Ou de l’un de tes parents? Aurais-tu la même opinion sur le sujet? Ne voudrais-tu pas essayer de les aider plutôt que de leur enfoncer un pieu dans le cœur?

Sa question me dérange et je soupire avec agacement. Qu’est-ce que j’en sais? Toutes ces histoires de bondieuseries et de créatures surnaturelles sont nouvelles pour moi. Je ne peux même pas m’imaginer voir en chair et en os une de ces bêtes avec des crocs!

Comme s’il percevait ma confusion, la voix du prêtre s’adoucit:

— Ce que tu rencontreras dans les années à venir fera la base de ton opinion, ma petite. Et pour ta gouverne, sache que de tout temps, les créatures ont effrayé les humains. Les fantômes seraient des êtres qui refusent de quitter ce monde, les sorcières auraient fait un pacte de chair avec le diable et les démons, eux, reviendraient du purgatoire pour prendre sciemment le corps d’un être humain. Ils se nourrissent des âmes, tuent sans aucun scrupule et accomplissent la volonté de Lucifer.

— Les démons sont un peu l’équivalent de l’armée de Satan, ajoute Kevin. Ils sont comme nous, sauf qu’on travaille pour Dieu.

Je les regarde à tour de rôle, le visage défait.

— Quoi? Seulement nous quatre?

— Mais non, petite sotte! me gronde Martin en retrouvant un ton moqueur. Nous sommes bien plus nombreux que ça, mais les soldats de Dieu sont généralement formés par l’Église et non par un prêtre. C’est juste que… pour vous, c’est différent.

Il me rappelle que, par la volonté de Dieu, l’Église ne m’a pas repérée lorsque j’ai été sauvée de cet accident. Autrement, je serais probablement dans l’un de leurs camps d’entraînement pour les gens marqués, en train d’apprendre à manier les armes et à tuer, comme tout bon soldat doit le faire. Je tourne aussitôt la tête vers Kevin:

— Et toi, alors?

— Martin faisait du bénévolat à l’hôpital où j’ai atterri quand… quand j’ai été marqué, dit-il d’une voix trouble. Il a fait en sorte que mes marques ne soient pas inscrites dans le registre et… de fil en aiguille, il m’a appris ce que j’étais, puis il a proposé de m’entraîner.

Devant la taille de ses pectoraux, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qui lui est arrivé, mais c’est Martin qui répond à ma question muette:

— Les parents de Kevin travaillaient dans une bijouterie quand ils ont été abattus par balle. Par des voleurs…

— J’étais derrière, à faire mes devoirs, reprend le jeune homme, mais comme l’un d’eux avait retiré sa cagoule, ils ont décidé de ne laisser aucun témoin avant de partir.

Pour la seconde fois depuis le début du repas, j’ai la sensation que l’air s’alourdit entre nous. Je n’ai plus faim. Avant aujourd’hui, j’avais l’impression d’être la seule à avoir perdu ses parents dans des circonstances terribles. J’avais tout faux. Le plus triste, c’est que cela ne me procure aucun réconfort, hormis peut-être le fait de ne plus être seule à vivre avec un tel fardeau.

— Je suis mort une dizaine de minutes, ajoute Kevin avec une voix calme. Les médecins ont eu du mal à croire que je puisse survivre à trois balles tirées à bout portant. Moi aussi, mais… il paraît que j’ai eu un coup de main.

Pour alléger ses propos, il pointe un doigt vers le ciel pour me signifier qu’il parle de Dieu. Troublée, je laisse tomber mon sandwich dans le fond de mon sac en plastique. Peut-être devrais-je être rassurée de ne pas être la seule dans ma situation, mais je me sens déprimée. Depuis que je suis là, on ne fait que parler de morts et de monstres.

— Martin m’a beaucoup aidé à faire la paix avec la mort de mes parents, reprend Kevin. Évidemment, ta situation est différente: moi, j’ai été recueilli par une tante.

— Moi, il me reste mon père, chuchote Patrick avec un regard empreint de pitié.

— Quand il a jugé que j’étais prêt, le père Leblanc m’a inscrit dans un camp destiné à former les soldats de Dieu, reprend Kevin. J’y vais chaque année depuis deux ans. C’est intense, voire excessif, parfois, mais… ça ne peut pas nuire quand on veut devenir un grand chasseur.

Le prêtre hoche la tête.

— L’Église a des moyens considérables, évidemment. Beaucoup plus grands que les miens, confirme-t-il.

— Vous savez que vous resterez toujours mon seul guide, certifie Kevin en posant un regard tendre sur le prêtre.

— Je sais, mon petit, je sais. Et j’espère que tu conserveras toujours ton libre arbitre.

Aussitôt, il pointe un doigt vers Patrick et le fait bifurquer dans ma direction.

— Cela vaut également pour vous deux!

Le gringalet à ma droite confirme en opinant de la tête. Moi, je ne réponds pas. Je ne sais pas ce que ça veut dire, conserver son libre arbitre!

* * *

Quand je rentre chez moi, le soir, tout le monde me fixe comme si je revenais de voyage. Peut-être est-ce dû à mon accoutrement, aussi: je suis tombée à quelques reprises et, après autant d’exercices, j’ai les cheveux en pagaille et le corps courbaturé. Heureusement que mon prochain entraînement n’a lieu que lundi. Ça me donne toute la journée de dimanche pour me reposer.

Sans répondre à leurs questions muettes, je monte à l’étage et m’enferme dans la salle de bain pour prendre une douche interminable. Ce n’est que lorsque je redescends, affamée, que ma mère s’impatiente de mon silence:

— Alors? Comment c’était?

— Dur, admets-je, mais il paraît qu’au bout de deux ou trois semaines, on arrive à tenir le rythme.

— Parce que tu comptes y retourner? s’étonne ma sœur en relevant les yeux de son livre pour me scruter.

— Bien… oui.

Je suis sincère, en plus. Faire partie d’un groupe me plaît. Pas que je suis traitée comme une pestiférée à l’école, mais avec Kevin et Patrick, c’est différent. Nous avons quelque chose en commun: le deuil d’un parent. En prime, Kevin a les mêmes marques que moi. Lui, il semble apprécier Martin. Avec un peu de chance, je finirai par tout comprendre, moi aussi.

— Ça veut dire que tu vas devenir une bonne sœur? me demande encore Julie, les yeux écarquillés à cette idée.

— Quoi? Non! Ça n’a rien à voir! me défends-je, choquée par sa question. Je ne suis pas allée à l’église, je suis allée m’entraîner!

— Avec des adeptes de Jésus? Tu sais, si tu veux te remettre en forme, tu peux aller dans un gym, aussi. Au moins, là-bas, ils ne vont pas essayer de t’embobiner!

— Tu ne sais même pas de quoi tu parles! m’emporté-je en retenant mon bras à cause des courbatures. Les gens, là-bas, ont tous perdu quelqu’un. Un parent. Et Kevin a été déclaré cliniquement mort pendant une dizaine de minutes, lui aussi. Peut-être que ça ne change rien pour toi de savoir qu’il existe des gens qui ont vécu des drames similaires aux miens, mais pour moi, ça fait une vraie différence!

Même si je suis affamée, je tourne les talons et remonte à l’étage, où je m’enferme dans ma chambre. Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, à Julie, que je m’entraîne avec des catholiques? Elle sort bien avec Steve, un gars qui a les cheveux trop longs et des pantalons qui lui pendent sous les fesses! Est-ce que je lui donne mon avis sur ce qu’elle fait?

Je suis tellement lasse que je m’endors sur mon lit. Je me réveille en sursaut lorsque ma mère adoptive entre dans ma chambre, une assiette dans les mains.

— Je me disais que tu devais avoir faim…

— Pardon. Je me suis endormie, constaté-je en me relevant, confuse par le peu de luminosité qui règne dans la pièce.

Elle attend que je sois droite pour me tendre mon repas et je m’empresse de porter la première bouchée à mes lèvres avant de la remercier. En guise de réponse, elle s’installe sur le rebord du lit et me lance un regard inquiet:

— Julie ne voulait pas te froisser, tu sais…

— Je sais, soupiré-je.

— C’est que… je ne te mentirai pas sur le fait que John et moi… nous partageons ses inquiétudes…

— Il ne faut surtout pas vous en faire. Je suis juste allée courir avec des gens qui ont une histoire qui ressemble à la mienne.

— Je sais, dit-elle en forçant un sourire. Seulement… après ce que tu as vécu… tu pourrais être sensible à ce genre de discours…

Je prends une autre bouchée, que je mastique pendant que je relève les yeux vers elle. Dès que j’ai fini d’avaler, je rétorque:

— Martin n’essaie pas de m’enrôler dans quoi que ce soit. Il m’offre juste… une sorte de réseau. Des gens qui ont vécu des situations similaires à la mienne. C’est surtout une façon de me faire des amis. Ceux-là, ils savent ce que ça fait d’être orphelin. De se sentir différent des autres, aussi.

— Tu n’es plus une orpheline, me contredit-elle avec un air triste.

Je serre les dents en regrettant de ne pas avoir mieux choisi mes mots. Je l’ai blessée, évidemment, et comme ce n’était pas mon intention, j’essaie aussitôt de me rattraper:

— John et toi avez été merveilleux avec moi, mais ce qui s’est passé n’est pas disparu pour autant. Et je pense souvent à mes parents.

Elle caresse mon pied, qui se trouve tout près de sa main, avant de hocher la tête.

— Je sais, Liz, et nous n’avons jamais cherché à les remplacer, mais ça ne veut pas dire que nous ne t’aimons pas comme notre propre fille. Tu le sais, n’est-ce pas?

— Oui. Et je te promets que d’aller m’entraîner avec des fous de Jésus ne va rien changer à ça.

Peut-être est-ce la façon dont je ridiculise Patrick et Kevin qui la fait sourire, mais je la sens plus rassurée. Pourtant, elle ne tarde pas à me questionner sur mes propos:

— Il n’y a que des garçons, dans ce club?

— Ah… euh… on n’est que trois, alors… on n’est pas beaucoup. Il faut croire que les filles qui ont vécu des drames sont moins nombreuses à venir se coller à ces énergumènes!

Ma plaisanterie a le mérite de la faire rire, ce qui est bon signe dans le cas de Lynda. Son inquiétude s’estompe. Tapotant doucement mon pied, elle se lève et replace son pantalon pour s’assurer qu’il n’a pas pris de faux plis, puis s’apprête à sortir. Sur le seuil de ma porte, elle se tourne de nouveau vers moi.

— Si on te demandait quelque chose… de l’argent ou… de faire un truc pas net…?

— On ne va rien me demander, lui promets-je.

— Liz, je suis sérieuse. Tu n’as pas idée du nombre de sectes qui existent et qui ont pour mission de recruter de belles jeunes filles comme toi. Qui sait ce qu’ils en font!

— Je te jure que Martin est OK, certifié-je, même si, pour être honnête, je n’en suis pas vraiment certaine. Il est bénévole à l’hôpital et il a juste envie d’aider les jeunes.

Elle soupire, troublée de me voir prendre la défense du prêtre. C’est peut-être la raison pour laquelle elle insiste à nouveau:

— Promets-moi que tu seras prudente.

La fourchette encore dans ma main droite, je la relève pour faire mine de poser un geste solennel:

— Je serai prudente, répété-je avec un sourire faussement innocent.

Elle sort de ma chambre, probablement toujours persuadée que Martin est une sorte de prêtre pédophile ou le responsable d’une secte quelconque. Si seulement elle savait la vérité!

Je ne suis pas certaine que cela la rassurerait davantage…