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Ma déposition aux policiers est confuse et celle de ma sœur l’est encore plus: elle ne se souvient pas de ce qui s’est passé. Pour ma part, on a brisé la fenêtre de ma chambre pour entrer par effraction et je n’ai plus le moindre souvenir de l’homme qui s’est pourtant tenu devant moi. Mes paroles portent à confusion: il faisait noir, il devait avoir des cheveux bruns, il était grand, pas trop baraqué, mais fort. La plupart du temps, je réponds: «Je ne sais plus, ça s’est passé trop vite», ce qui n’est pas faux, quoique la réalité soit à des kilomètres de l’histoire que je leur raconte. Est-ce donc ce que ma vie va devenir? Un mensonge incessant et ma famille continuellement en danger?

C’est l’aube lorsque nous rentrons à la maison. Heureusement, ma sœur n’a qu’une légère commotion, de quoi expliquer sa perte momentanée de mémoire, mais je ne sais pas si elle finira par se souvenir de quelque chose. Si tel est le cas, j’ignore ce que j’ai le droit de lui dire. Je descends de la voiture, soulagée de voir Martin sur le seuil de ma porte. À la seconde où il m’ouvre les bras, je cours pour y plonger et je me remets à pleurer comme un bébé.

— Jonas m’a tout raconté, chuchote-t-il contre ma tête. Ne t’inquiète pas. Tout va bien. Je vais tout arranger.

Je ne sais pas ce que ses mots signifient, mais ils me rassurent. Assez pour que je me détache de lui quand le reste de ma famille s’approche de nous.

— Je crois que nous devons parler, annonce-t-il.

— Écoutez, rétorque mon père, la nuit a été courte et…

— C’est à vous de m’écouter, monsieur, l’interrompt-il. Votre famille n’est plus en sécurité et il est de mon devoir de vous expliquer pourquoi.

Cette fois, j’ai peur. Peur de ce qu’il s’apprête à leur dire et peut-être même davantage de la réaction de mes parents. S’il leur avoue la vérité, je vais finir internée ou pire encore! Je pose un regard trouble sur le prêtre, qui fait mine de ne pas le voir. Il exige qu’on le laisse entrer à l’intérieur. Ma sœur est un peu dans les vapes, mais lutte pour rester avec nous, à la cuisine, pendant que ma mère prépare du café. Une fois que mon père s’installe sur une chaise, Martin parle de mes marques, de la trace qu’a laissée Dieu lorsqu’il m’a sauvée et de l’incroyable chance que j’ai eue de ne pas avoir été récupérée par l’Église avant d’être adoptée. Alors qu’il n’a pas encore terminé son histoire, mon père s’adosse sur la chaise et souffle avec bruit:

— Ça suffit. J’en ai assez entendu.

— Je crains que non, soutient le prêtre avec une voix ferme.

Tournant la tête vers moi, il ordonne, avec un ton qui ne laisse place à aucune marge de manœuvre:

— Élisabeth, dis-leur ce qui t’a attaquée, cette nuit.

J’hésite, puis je lâche tout:

— C’était un démon.

— Liz! s’écrie mon père.

— C’est la vérité, reprends-je avec plus de vigueur. Il était dans le corps de Julie et menaçait de tous vous tuer.

Je n’ose pas ajouter qu’il aurait suffi que je meure pour sauver tout le monde, mais à quoi bon? Je n’avais pas pu me résoudre à céder au chantage du démon et, ce faisant, je les avais tous mis en danger.

— Liz, c’est le manque de sommeil qui te fait dire ça! Tu ne crois pas sérieusement que…

— Papa…

La petite voix de Julie se fait entendre et tous les regards se tournent vers elle, même celui de ma mère, toujours debout devant le comptoir.

— C’est moi qui suis allée dans la chambre de Liz. Je crois que… qu’elle dit vrai.

Je fixe ma sœur, surprise par son intervention. Est-ce qu’elle se souvient de quelque chose?

— J’étais là, mais… je ne pouvais pas contrôler mes mains.

Elle me toise du regard, visiblement terrifiée par les images qui l’assaillent.

— Je t’ai frappée…

— Ce n’était pas toi, dis-je simplement.

Je glisse ma main vers la sienne et la serre entre mes doigts pour tenter de la rassurer, mais je vois bien que c’est encore confus dans sa tête.

— Il y a eu du bruit, puis un homme est arrivé par la fenêtre. Il a tout cassé.

— C’était Jonas, expliqué-je.

— Tu sais qui était là et tu n’as rien dit à la police? s’emporte mon père.

— Jonas est… c’est un ami, finis-je par prononcer.

Malgré moi, je ne peux m’empêcher de songer que, si nous étions toujours là, c’était grâce à lui. Comment avait-il su que nous étions en danger? Et par quel miracle était-il intervenu cette nuit? Après quelques instants de silence, Martin demande:

— Croyez-vous qu’un homme normal aurait pu sauter à travers une fenêtre située au deuxième étage de votre maison sans y laisser la moindre goutte de sang? Croyez-moi, monsieur, j’ai vu bien des choses étranges dans ma vie, mais ce que disent vos filles est vrai. Et ce n’est malheureusement pas tout: je crains que la vie d’Élisabeth ne soit en danger, maintenant. Ils savent où vous habitez, et s’il y a une chose dont vous pouvez être sûrs, c’est qu’ils reviendront.

Mes épaules s’affaissent et je commence à me demander si je n’aurais pas mieux fait de céder à ce fichu démon. Après tout, il a raison: j’étais déjà morte. À cause d’un hasard dont je ne comprends pas les ramifications, je suis parvenue à déjouer mon propre destin et, par le fait même, à mettre toute cette famille en danger.

— Je peux la protéger! s’entête mon père avec moins de conviction qu’au début de leur conversation.

Ma mère leur sert du café. Je présume que c’est tout ce qu’elle peut faire dans les circonstances et que ça lui occupe les mains. Tout le monde est sur les nerfs et la fatigue n’aide pas. Fidèle à lui-même, Martin entreprend de leur parler de Kevin et de ses marques, les mêmes que moi, représentant les cinq doigts de Dieu. Je ne sais pas comment il fait pour rester calme et pour leur dire la vérité. Moi, je n’en aurais jamais eu le courage. Il parle des soldats de Dieu, explique que nous sommes des centaines dans cette situation: tous morts pendant un bref laps de temps, puis ramenés à la vie, par la grâce de Dieu.

— Je ne peux pas croire ça, marmonne ma mère.

— Je suis désolé, madame, mais Élisabeth a été choisie pour devenir un soldat de Dieu. Tant que sa formation n’est pas achevée et qu’elle n’est pas apte à se défendre, les démons frapperont constamment à votre porte pour essayer de la supprimer. Ils savent qu’elle n’est pas prête à leur tenir tête. Pour eux, il s’agit d’une proie facile. C’est pourquoi ils n’hésiteront pas à vous tuer, les uns après les autres, pour arriver à l’atteindre.

C’est précisément ce qui m’effraie, mais pourquoi doit-il absolument leur raconter ça? N’aurait-il pas pu éviter de parler de la possibilité de leur mort? Et de la mienne, de surcroît?

— Qu’est-ce qu’on peut faire? finis-je par demander, persuadée qu’il subsiste un peu d’espoir.

— Tes parents doivent partir, et toi aussi, ma petite. L’Église a un système pour relocaliser les gens, un peu comme la police avec les témoins à charge. Elle peut les aider à s’installer dans une nouvelle vie. Loin de toi, évidemment.

— Quoi? Non! m’indigné-je.

Comment ose-t-il me demander de quitter cette famille alors que j’en ai déjà perdu une! Ces gens sont tout ce qu’il me reste!

— Élisabeth, insiste-t-il avec un visage sérieux, le meilleur moyen de protéger les tiens, c’est de rester loin d’eux. Tu comprends ce que je dis? Quand tu auras terminé ton entraînement, tu pourras les revoir, je te le promets.

Il se met à parler d’un camp dont la mission est d’accueillir les gens comme moi, me certifie qu’il pourra m’aider à développer mes habiletés, à faire de moi le soldat que je dois devenir. Ma famille s’oppose à cette idée et la cuisine baigne dans un brouhaha incroyable pendant de longues minutes. Seul contre tous, Martin continue d’essayer de les convaincre et répète inlassablement que c’est la seule chose à faire.

— Je ne vais pas quitter cette maison à cause d’un démon! s’emporte mon père.

— À mon avis, vous en aurez plus d’un, la prochaine fois.

— Je n’y crois pas! rugit ma mère en se plantant au bout de la table, en face du prêtre. Toutes vos histoires sont fausses! C’est seulement un stratagème pour essayer de nous enlever notre fille et d’en faire Dieu sait quoi dans votre secte!

Visiblement insulté, Martin se lève de sa chaise et la toise du regard.

— Vous croyez que je mens?

— Oui, rétorque-t-elle, butée. Montrez-moi un démon et je vous croirai.

— Si un démon venait ici, madame, vous n’auriez que cinq minutes pour y croire avant d’y laisser votre peau.

Je me dresse à mon tour et tente de calmer l’animosité qui règne dans la pièce en posant une main sur l’avant-bras du prêtre:

— Martin, s’il vous plaît.

Me tournant vers Lynda, j’enchaîne:

— Est-ce que… est-ce qu’un vampire serait une preuve suffisante pour toi?

— Liz, pour l’amour du ciel, tu ne vois pas que cet homme essaie de t’embobiner?

— Réponds simplement à ma question, m’impatienté-je.

Elle souffle, visiblement agacée de devoir me répondre franchement, mais dès que le mot «oui» traverse ses lèvres, Martin reprend:

— Puisqu’il en est ainsi, je prouverai ce que j’avance. Élisabeth, sois gentille, emmène tout le monde à la boutique en fin de journée. D’ici là, je vous suggère de faire vos valises, car il serait imprudent de revenir dormir ici cette nuit.

Il se tourne vers moi, pose une main sur mon épaule et reprend:

— J’enverrai Kevin pour veiller sur vous. En attendant, songe à ce que j’ai dit, petite: partir, c’est le seul moyen d’assurer leur sécurité. Pas seulement la leur, mais la tienne également.

Le pire, c’est que je commence à le croire. Ce démon est venu sous mon toit, il a pris le corps de ma sœur en otage et est passé à deux doigts de me tuer. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’ai pas été à la hauteur. Le serai-je jamais?

Sans attendre, Martin quitte la maison en nous saluant poliment. À la seconde où nous sommes seuls, ma mère s’emporte, dit qu’il vaudrait mieux téléphoner à la police pour empêcher le prêtre de revenir ici, parce qu’il est hors de question qu’on lui prenne sa fille. Mon père tente de la raisonner et semble partagé sur la question. Ma sœur, elle, tremble comme une feuille depuis qu’elle se rappelle certains détails de la nuit dernière. Il n’y a que moi qui semble calme, mais ce n’est qu’une illusion. À l’intérieur, je suis terrifiée. J’ai déjà recommencé ma vie et je n’ai pas la moindre envie de tout perdre pour la seconde fois. Mais à choisir, ne vaut-il pas mieux qu’ils partent plutôt qu’ils meurent? Quelle vie auront-ils s’ils restent avec moi?

Kevin arrive rapidement. C’est encore la folie dans la maison. Il porte un sac d’entraînement, me lance une boîte remplie de sel, me montre comment bloquer les issues de la maison pour éviter qu’une créature surnaturelle puisse y entrer: en traçant une ligne très épaisse devant chaque porte et chaque fenêtre. Je l’aide, sous le regard perplexe de mes parents. Avec son accord, il trace un symbole bizarre dans le dos de ma sœur pour empêcher les démons de prendre possession de son corps: une sorte de croix dont l’extrémité est courbée, à l’intérieur d’un pentagramme. Contrairement à mes parents, Julie se prête au jeu et reproduit le symbole un nombre incalculable de fois sur un bout de papier. Elle est prudente, c’est bien. Au besoin, elle pourra le refaire.

— T’en as un, toi aussi? me demande-t-elle en me montrant le symbole.

— Euh… non.

— Les gens comme nous ne peuvent pas être possédés. C’est la marque de Dieu qui nous protège, explique Kevin. C’est pourquoi les démons s’attaquent aux gens qui nous entoure, c’est le moyen le plus efficace de nous atteindre.

En prononçant ces mots, il soulève la manche de son chandail pour laisser apparaître l’une des empreintes rouges qui ornent son bras. Julie l’empêche de la masquer en posant une main sur la sienne et lève un regard surpris vers moi:

— Quand tu disais… que ça ressemblait à des doigts…?

— Oui, dis-je simplement. Disons que je commençais à y croire. Puis j’ai rencontré Kevin, qui est comme moi.

Il prend la parole, raconte son histoire, les coups de feu, puis son décès. Quand Martin était là, la discorde et le bruit régnaient dans la maison, mais cette fois, on pourrait entendre une mouche voler. Son récit n’a rien de banal, mais j’ai l’impression que c’est parce qu’il n’est pas prêtre qu’il réussit à se faire entendre aussi aisément.

Nous sommes tous fatigués, mais personne n’ose aller dormir. Moi la première. Je prépare un sac de voyage et ma sœur en fait autant. Si elle n’était pas aussi persuadée de ce qu’elle a vu, je présume que mes parents ne m’auraient jamais crue. Le bon côté des choses, c’est qu’ils empilent des vêtements dans une valise, eux aussi, signe qu’ils ne comptent pas dormir ici cette nuit. Cela devrait me rassurer, mais ce n’est pas le cas. Peut-être est-ce la fin de quelque chose, une séparation ou un adieu. Même si je tente de n’en rien laisser paraître, savoir que je pourrais partir loin d’eux me rend malade.

Juste avant que le soleil disparaisse, nous montons dans la voiture de Kevin. À cinq, nous sommes un peu à l’étroit, mais personne ne s’en plaint. Direction: la boutique d’antiquités, en faisant de nombreux détours, juste pour s’assurer que nous ne sommes pas suivis. Ensemble, nous entrons par la porte située dans la ruelle, loin de la rue principale, puis nous descendons directement au sous-sol. Martin et Jonas nous attendent, droits comme des piquets. Le prêtre parle vite, visiblement pressé d’en finir:

— Jonas, fais ce que tu dois faire. Kevin, peux-tu t’assurer que personne ne panique?

Sa mise en situation m’effraie et je prends aussitôt la parole pour essayer de tempérer ses propos aux yeux de ma famille:

— Jonas est un vampire, mais il est de notre côté. Sans lui, je ne suis pas sûre que nous serions encore vivantes, Julie et moi.

Le principal intéressé retient un sourire. Il doit trouver étrange que je le défende alors qu’il y a deux semaines, j’ai moi-même fait une crise de panique monumentale lorsqu’il s’est transformé devant moi. Il me scrute et je comprends qu’il attend mon autorisation avant de se lancer. Je lui fais signe d’y aller et il se transforme dans la seconde, sous le cri de surprise de ma mère, qui s’accroche à mon bras à m’en arracher la peau. Mon père écarquille les yeux et ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Moins d’une minute plus tard, le visage de Jonas redevient celui d’un homme tout à fait normal et Martin, sans même attendre que l’étonnement se dissipe dans la pièce, s’adresse directement à ma mère:

— Convaincue, maintenant?

Elle bafouille sans parvenir à répondre quelque chose de cohérent, mais je crois que l’effet recherché est atteint, car ses pieds cherchent à reculer. Kevin, derrière elle, la retient de s’enfuir en courant.

— Jonas, attends à côté, veux-tu? lui demande le prêtre.

Le vampire s’incline et passe dans la pièce où il y avait un démon attaché sur une chaise il n’y a pas si longtemps. Je reste là, les yeux rivés sur la porte qu’il referme derrière lui. Il est visiblement conscient de la peur qu’il provoque chez les autres et se retrouve toujours mis de côté.

Martin réitère son offre: tout le monde doit partir et me laisser accomplir ma destinée, même si personne ne sait exactement en quoi elle consiste. Il répète que, dans les circonstances, il faut accélérer mon entraînement, m’entourer des meilleurs soldats et, surtout, s’assurer que je ne coure aucun danger. Ma première question devrait être de savoir où il compte m’envoyer, mais mes considérations vont dans une tout autre direction.

— Je dois partir combien de temps?

— Un an ou deux. Peut-être plus. Ça dépend de toi. Tu dois d’abord apprendre à contrôler ton don, apprendre à te battre et à te servir de la foi pour canaliser toute cette force que Dieu t’a transmise.

— Et pourquoi vous ne pouvez pas me l’apprendre? Je pourrais rester ici… continuer à m’entraîner…

Martin affiche un visage empreint de déception, puis il pose une main lourde sur mon épaule.

— Rien ne me ferait plus plaisir, Élisabeth. Surtout que je ne crois pas que de te donner en pâture à l’Église était dans les plans de Dieu, mais je dois d’abord songer à ta sécurité. Et à celle de Kevin, aussi. Sa formation n’est pas terminée, et je ne peux pas veiller sur deux soldats de Dieu sans protection supplémentaire. Ce ne serait pas juste envers Kevin.

Comme je suis la dernière arrivée, j’en déduis que c’est à moi de faire des concessions, mais est-ce qu’il faut absolument que je quitte ma famille? Et si je partais avec eux? Toutes mes questions sortent en rafale, comme les larmes de mes yeux.

— Il faut que tu suives cette formation, Élisabeth. Je ne peux pas t’y forcer, mais je peux te promettre que cela augmentera tes chances de survie. Et celles de ta famille, aussi. Après, si tu le souhaites, tu pourras joindre les soldats de Dieu dans la communauté de l’Église. Ou revenir. Dans tous les cas, sache que tu seras toujours la bienvenue ici.

Oui, mais plus tard, pas maintenant. Il me demande de tout quitter, de partir, de laisser mon passé derrière moi. Peut-être qu’une partie de ce passé a tout intérêt à être effacée, mais faut-il absolument tout balayer du revers de la main? Comment suis-je censée dire au revoir à une deuxième famille, alors que j’en ai déjà perdu une? Je déteste les adieux, mais qui les aime, de toute façon?

Martin se tourne de nouveau face à mes parents et sa main me relâche, me laissant la sensation de flotter dans la pièce. Sur un ton plus doux, il s’adresse à eux:

— Je ne peux pas vous dire quoi faire, mais je vous assure qu’il est préférable de rester loin d’Élisabeth pendant qu’elle termine sa formation. Tant qu’elle ne maîtrise pas sa force, d’autres démons viendront pour la neutraliser. Je dis ça autant pour elle que pour vous. Si ça peut vous rassurer, je promets de vous envoyer de ses nouvelles et de lui faire parvenir vos lettres d’ici, mais il vaut mieux couper le contact pendant quelque temps.

Je me sens bête, mais toutes mes questions se rattachent à mon quotidien, à ce qui a du sens, pour moi: et l’école? la maison? Le prêtre n’a qu’une seule réponse à la bouche: je dois tout laisser derrière moi. Il répète que je ne dois pas m’inquiéter, que l’Église réglera tous les détails. Ses explications sont floues et je ne sais pas ce que je déteste le plus: être déracinée de cet endroit ou plongée dans un milieu que je ne connais pas? Les deux, probablement.

Pour éviter que les adieux se prolongent, Martin suggère que je dorme chez lui, cette nuit, et que ma famille aille à l’hôtel. L’Église les prendra en charge à la première heure, demain matin. Mes parents protestent, essaient de gagner du temps, mais je suis celle qui les force à partir. Le prêtre a raison: il faut que je les protège. Je sèche mes larmes et leur promets d’écrire très souvent. J’affiche un visage serein jusqu’à ce que la voiture de Kevin les emporte au loin, puis mes jambes flanchent et je tombe à genoux. Martin m’aide à me relever et à revenir à l’intérieur, mais tout ce que j’arrive à dire c’est: «Qu’est-ce que je vais devenir?»

— Un grand soldat, me promet-il. Peut-être même celui qui est annoncé par la prophétie, qui sait?

Nous revenons à l’intérieur, mais je ne peux m’empêcher de le fixer sans comprendre:

— Quel soldat annoncé par la prophétie?

— Selon certaines découvertes de l’Église, Dieu enverrait des soldats pour tromper la vigilance de son ennemi, mais un seul renaîtrait grâce à Son souffle. Tu te souviens de ce passage de la Bible que j’ai lu, lors de notre séance?

«LE SEIGNEUR JÉSUS LE FERA PÉRIR PAR LE SOUFFLE DE SA BOUCHE, ET LE RÉDUIRA À LIMPUISSANCE AU MOMENT MÊME DE SA VENUE

— Vous croyez que c’est moi?

— Oh, mais je n’en sais rien, admet-il en étouffant un petit rire, mais tu es morte par les eaux, ce qui a exigé de recevoir un souffle, je n’en doute pas. Et Dieu t’a menée hors des sentiers de l’Église, ce qui prouve qu’il avait un autre dessein pour toi.

— Mais vous allez quand même m’y envoyer, dis-je avec une pointe d’amertume.

Il soupire profondément en laissant son regard errer dans le vide.

— S’ils te cherchent, c’est le dernier endroit où ils iront voir, car cet enfant n’est pas destiné à suivre le parcours tracé des soldats.

— Mais alors… si je le fais, c’est parce que je ne suis pas spéciale?

Il rit et tourne les yeux vers moi, puis me pince la joue comme on le ferait à un enfant.

— Tu seras toujours spéciale, Liz. Tu es passée entre les mailles du système et tu as quand même gagné plusieurs années avec ta nouvelle famille. Peu d’entre vous ont ça, tu sais? Sois reconnaissante de ce que tu as, plutôt que de regretter ce que tu n’as pas. Si je t’envoie là-bas, ce n’est pas par gaieté de cœur, mais parce que je suis persuadé qu’ils sauront te former et te protéger.

D’un pas lourd, nous montons à l’étage, au-dessus de la boutique. C’est là que je découvre son appartement: grand, poussiéreux et bordélique, avec des tas de livres empilés sur les meubles, un peu partout. Il m’installe dans une chambre d’amis et me propose de venir boire du thé et manger quelques biscuits avant d’aller au lit. Je le suis, m’installe au salon en observant partout autour de moi. Je m’accroche à tout ce que je peux de cette réalité qui va bientôt disparaître.

— Aie confiance en Dieu, Élisabeth, dit-il en me servant une tasse de thé bien chaud. Bien que tu n’arrives pas à le sentir, sache qu’il ne t’a pas abandonnée et qu’il est toujours avec toi.

— OK, dis-je en essayant de ne pas mentir.

Je bois une gorgée de la boisson chaude, puis j’y ajoute du sucre et un peu de lait jusqu’à ce que la texture me plaise. Le silence plane quelques instants dans l’appartement, puis Martin reprend:

— Élisabeth, si je puis me permettre… qu’as-tu appris avec nous? Je veux dire… Je sais que ta formation n’a pas été bien longue, mais tu as quand même fait des découvertes étonnantes, pas vrai?

— Eh bien… oui, suis-je forcée de constater.

Je lui avoue que de l’avoir rencontré, lui, mais aussi Kevin et Patrick, a changé ma vie. Pas seulement à cause de mon don ou de l’entraînement, mais aussi parce que j’avais la sensation de faire partie d’une équipe, et parce que je ne me sentais plus aussi seule qu’avant.

— Savoir que Kevin a les mêmes marques que toi, ç’a été un choc, je crois.

— Peut-être pas un choc, mais ça m’a rassurée.

Il plonge un biscuit dans sa tasse et le porte rapidement à sa bouche avant qu’il ne fonde.

— Et Jonas? N’as-tu rien appris à son contact? me questionne-t-il encore.

Mes yeux se plissent, parce que je ne comprends pas le sens de sa question, mais comme il semble véritablement attendre une réponse de ma part, je bredouille:

— Bien… il m’a sauvé la vie.

— À deux reprises, précise-t-il. Quoi d’autre?

— Je ne sais pas, admets-je en haussant les épaules.

— Ne l’as-tu pas défendu devant tes parents, tout à l’heure? Pourtant, la Bible ne dit-elle pas que les vampires, comme les sorcières et les démons, sont des abominations?

Je me tais, mais je me doute de ce qu’il essaie de me faire dire et je ne suis pas certaine d’en être capable.

— Dieu est grand, Élisabeth, plus grand que nos peurs et que nos convictions. Plus grand encore que la Bible elle-même. Je suis profondément convaincu que toutes les créatures peuvent accéder au royaume de Dieu si elles le souhaitent, car ce n’est pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles font qui détermine leur véritable nature. Tu comprends ce que je dis?

— Oui. Je crois que oui.

Son sourire se bonifie et il hoche la tête pour afficher un certain contentement, mais son expression redevient rapidement sombre:

— Là où tu vas, Élisabeth, tu ne dois jamais parler de ce qui se passe ici. Ni de Jonas ni de Kevin. Leur doctrine ne permet aucun écart: tous les soldats de Dieu doivent être formés par l’Église. S’ils savaient pour Kevin, ils reviendraient le prendre. Et pour tuer Jonas, aussi, tu t’en doutes. Les vampires n’ont pas voix au chapitre dans la doctrine catholique.

Je hoche la tête sans dire un mot, parce que je comprends très bien sa demande. Je me doute que lui aussi serait blâmé pour avoir désobéi à l’Église. En allant là-bas, je sauverai tout le monde, ma famille, surtout, mais peut-être que je redonnerai une certaine crédibilité à Martin. Ce serait déjà ça. Pas l’excuse idéale pour partir, mais au moins, j’ai la sensation de faire quelque chose de bien à défaut d’en avoir véritablement envie.

— Quand ils te parleront de toutes ces créatures, n’oublie jamais ce que Jonas a fait pour toi. Je suis peut-être un prêtre catholique, mais s’il y a une chose que j’ai apprise, au fil des années, c’est qu’il n’y a que Dieu qui détient la vérité. Personne d’autre.

— J’ai compris, dis-je à voix haute, pour lui prouver que j’entends bien ses paroles. Je ne dirai rien, vous pouvez avoir confiance en moi.

— Oh, mais j’ai toute confiance en toi, ma petite.

Il a un petit rire léger et dépose sa tasse vide sur la table. Je l’imite, même si je ne l’ai pas terminée. Je suis fatiguée et j’ai envie de me retrouver seule, alors je prends congé pendant qu’il rapporte la vaisselle à la cuisine. Une fois que je suis sur le seuil de ma chambre, je me tourne à nouveau vers lui:

— Est-ce que vous pourriez remercier Jonas de ce qu’il a fait pour moi, la nuit dernière?

— Je crois que tu viens de le faire, dit-il simplement. Il entend tout, ce vampire. Même s’il se trouve deux étages en dessous de nous. Heureusement qu’il est discret…

Son rire résonne à travers la pièce et même si ses explications me laissent perplexe, je m’enferme dans ma chambre. Je m’étends dans ce lit qui n’est pas le mien, lasse, mais incapable de trouver le sommeil. Je ne suis pas encore partie que je me sens déjà à mille lieues d’ici. Loin de chez moi, de ma maison, de ma famille. De mes amis, aussi. Pas que Patrick me soit particulièrement sympathique, mais au moins, il était là, tous les jours, à la cafétéria.

Quand je me remémore les mots de Martin, je chuchote:

— Merci, Jonas. Je ne te trahirai pas, je te le promets. C’est plus fort que moi, je tends l’oreille pendant de longues minutes, comme si je pouvais capter sa réponse, mais comme aucun son n’arrive jusqu’à moi, je me dis qu’il n’a rien entendu. De toute façon, je suis lasse, alors je ferme les yeux et je m’endors. Enfin.