Quand Martin sort pour aller rejoindre l’un de ses amis, je profite de ma solitude pour m’enfermer dans ma chambre. Assise sur mon lit, je fixe la fenêtre et j’attends. Jonas est sûrement au sous-sol. S’il me sait seule, il viendra peut-être me tenir compagnie? Le temps passe et je commence à désespérer de recevoir de la visite. Prenant mon courage à deux mains, j’ouvre la fenêtre et je sors la tête pour jeter un œil en bas. Étant au deuxième étage, je ne vois pas comment il a pu sauter jusqu’ici, la nuit dernière, mais comme je me sens ridicule de l’appeler, je chuchote:
— Jonas?
Du bruit me fait sursauter et sa réponse provient d’en haut.
— Oui?
Je lève la tête au ciel et le retrouve au-dessus de moi, assis sur le rebord du toit.
— Qu’est-ce que tu fais là?
— Je profite de la nuit. Tu viens me rejoindre?
Il tend la main vers moi et fait bouger ses doigts pour m’encourager à accepter son invitation. J’hésite. Il n’y a qu’un petit rebord autour de ma fenêtre et je ne suis pas certaine de survivre si je chute d’aussi haut. Devant mes craintes, Jonas sourit et se moque de moi:
— Tu n’as pas confiance en moi?
— Idiot!
Sa question est tellement ridicule qu’elle me donne le courage de grimper, puis de m’accrocher à sa main. Aussitôt, il glisse ses doigts autour de mon poignet et me hisse vers lui. En moins de deux, je me retrouve suspendue à la corniche, puis assise à ses côtés, sur le toit. Pour redescendre, j’ai bien peur que ce ne soit pas aussi simple, mais qu’importe? Mon attention est rapidement attirée par l’endroit où je me trouve: le toit est vaste, plat et recouvert de petits cailloux. La vue sur la ville est jolie, même si ma première réaction est de lever les yeux au ciel et de sourire devant l’espace au-dessus de ma tête. Alors que tout est étroit, en ville, là-haut, tout est grand. Infini…
— C’est beau, dis-je.
— C’est vrai. Je viens souvent ici, la nuit. Ça me permet de prendre l’air tout en veillant sur ceux qui dorment en dessous.
Malgré l’inconfort des cailloux, je me laisse tomber sur le dos, un bras replié derrière la tête, et je fixe le ciel, où l’on peut voir quelques étoiles à travers les nuages discrets. Ça n’a rien d’aussi brillant qu’au camp, mais à choisir, je préfère largement être ici que là-bas. Je respire l’air du centre-ville et je laisse mes oreilles s’ouvrir au bruit constant. Contrairement à ce que les autres s’imaginent, c’est agréable et rassurant.
— Alors c’est ça que tu fais, la nuit? demandé-je.
— Ces temps-ci, oui. Parfois, je vais faire un tour. L’avantage d’être près du centre-ville, c’est qu’il y a souvent quelque chose à voir, même quand la plupart des gens dorment.
Je ne dis rien, mais je me doute qu’il a raison. La nuit, les rues doivent être moins achalandées et beaucoup plus calmes. Pour une fille sauvage, comme moi, c’est d’autant plus intéressant. Quand il voit que je ne parle plus, Jonas s’étend à mes côtés et opte pour une position similaire à la mienne.
— Ça doit être bizarre de vivre à l’envers des autres, dis-je soudain. Tu ne te sens pas seul?
— Parfois. Mais on apprend à vivre avec la solitude.
— C’est vrai, confirmé-je tristement en me remémorant ces derniers mois, au camp.
— Avant, Martin passait ses soirées avec moi. On mangeait ensemble, on discutait, on jouait aux cartes, aussi. Quand il part à la chasse, il m’invite, sauf quand Patrick est là. Mais même quand je ne suis pas le bienvenu, je les suis pour m’assurer que tout se passe bien.
Je ne peux pas m’empêcher de songer qu’il doit être agaçant d’être toujours mis à l’écart. Même quand il se joint à nous, Jonas reste discret, conscient que les autres le craignent. C’est peut-être pour ça que les vampires se regroupent? Pour éviter la solitude?
— Pourquoi tu ne manges jamais avec nous, le soir?
— Parce que Jeanne a peur de moi, répond-il simplement.
— Mais si tu ne te montres pas, elle ne va jamais comprendre que sa peur est ridicule, grondé-je en tournant la tête vers lui.
Sans m’accorder son attention, il hausse les épaules.
— Patrick sait qu’il n’a rien à craindre de moi, mais ça ne l’empêche pas de ne pas aimer ma présence. Pourquoi est-ce que je la lui imposerais?
— Non, mais là, c’est différent, le contredis-je. Patrick a vécu une situation particulière, c’est tout. Mais il faudra bien qu’il s’y fasse!
Jonas a un rire discret. Il doute que Patrick le considère jamais comme son égal. Et même si je comprends les réserves de mon ami, je trouve injuste que Jonas soit constamment exclu du groupe, surtout après tout ce qu’il a fait pour moi.
— Pourquoi tu n’es pas venu, ce soir? Jeanne était sortie avec Kevin.
— J’ai hésité. Je sais que tu as rarement été seule avec Martin depuis ton retour…
— Bah, ça ne m’aurait pas gênée, tu sais. Après tout, c’est chez toi, ici. Jeanne et moi… on n’est là que temporairement. C’est déjà gentil que Martin nous accepte, comme ça, toutes les deux.
Jonas tourne la tête dans ma direction.
— Tu comptes repartir?
— Je ne sais pas. Déjà, samedi, je vais revoir ma famille, alors… peut-être que ce serait plus simple si j’habitais avec eux? Quoique je ne sais pas s’ils seraient ouverts à accueillir une sorcière sous leur toit…
Au bout d’un silence, Jonas chuchote:
— Je crois que Martin serait content si tu restais ici.
— Peut-être. Mais l’avenir est tellement confus pour moi, avoué-je en recommençant à contempler les étoiles. Je me sens responsable de Jeanne, et je trouve que ce serait beaucoup de l’imposer à Martin. Et il y a toi, aussi! Si on part, tu pourras sortir du sous-sol!
— S’il n’y a que ça pour te faire plaisir, je viendrai manger, demain soir, mais je ne suis pas sûr que tu apprécies de souper avec quelqu’un qui boit du sang.
Nos regards se cherchent et se croisent. Le sien est taquin et je ne peux pas m’empêcher de sourire bêtement.
— Tu sais, même si je ne suis pas là, je vous écoute et c’est plutôt agréable, lâche-t-il encore.
Je souris avant de me remémorer les mots que j’ai échangés avec Martin, pas plus tard que ce soir, puis je sens le rouge me monter aux joues.
— Et ce soir? Tu écoutais?
Toujours allongé sur le dos, le regard de Jonas me scrute, puis repart en direction du ciel.
— Il est possible que j’aie capté certaines parties de votre conversation, admet-il au bout d’un moment.
Je n’ose pas lui demander lesquelles, mais je sens que mon pouls s’accélère. Est-ce qu’il le perçoit? Au bout d’un interminable silence, il reporte son attention sur moi.
— À propos de ce qui s’est passé la nuit dernière…
— On n’est pas obligés d’en reparler, le coupé-je très vite. Soudain, j’ai chaud, et je me rassois. Autant j’ai envie d’aborder le sujet avec lui, autant ça m’angoisse de devoir mettre des mots sur des émotions que je ne comprends pas tout à fait. À mes côtés, Jonas se redresse à son tour et nous nous retrouvons côte à côte, à nous observer en silence.
— Je n’avais rien prémédité, m’annonce-t-il soudain. Et si cela peut te rassurer d’une quelconque manière, je peux te promettre que ça ne se reproduira plus.
Mon visage s’allonge et la question fuse sans que je puisse la retenir:
— Oh? Pourquoi?
— Pourquoi? répète-t-il, étonné. Mais parce que tu as déjà bien assez de choses à gérer! Et aussi parce que… eh bien… Patrick t’aime bien.
— Quoi? Tu te sens mal par rapport à lui?
— Pas vraiment, mais il faut être logique: Patrick est bien plus… adapté pour toi.
Je fronce les sourcils avant de m’emporter:
— Attends, tu dis ça parce qu’il est humain?
— Évidemment!
Jonas pivote de mon côté. Sa jambe se replie de façon à ce que son genou arrive tout près du mien.
— Liz, toi et moi… on ne fait pas partie de la même équipe.
— Qu’est-ce que tu racontes? Tu es dans mon équipe! Tu es une créature de Dieu!
— Les créatures de Dieu ne boivent pas de sang. Je le sais, je l’ai lu dans la Bible.
— Dieu est plus grand que la Bible.
Sans réfléchir, je pose ma main droite sur sa joue et caresse lentement sa peau. Contrairement à ce que j’imaginais, elle est tiède. Et douce. Dure, aussi. Pourtant, la seule chose à laquelle je songe, je le chuchote:
— Si Dieu ne voulait pas de toi, il prendrait le contrôle de mon bras et m’obligerait à te tuer.
Mes paroles le troublent, et il hésite avant de venir poser sa main sur la mienne. Son contact est agréable, et nous restons de longues minutes, à nous toucher ainsi et à nous regarder sans prononcer le moindre mot, puis Jonas soupire:
— Tout ça n’a aucun sens, Liz…
— Je sais, suis-je forcée d’avouer, mais hier, quand Patrick m’a embrassée… je n’ai rien ressenti. Du tout.
Ma respiration s’emballe lorsque j’ajoute:
— Alors que ton baiser était… vraiment chouette.
Le visage de Jonas s’illumine légèrement, puis il se penche pour frotter son nez contre le mien. Sans réfléchir, je m’accroche à sa nuque et pose mes lèvres sur les siennes. Notre baiser est délicat, maladroit aussi, probablement par ma faute, mais mon cœur bat à vive allure et je suis forcée de répéter, dès que sa bouche s’éloigne de la mienne:
— Ah oui. Ils sont vraiment chouettes, tes baisers.
Jonas étouffe un rire avant de chuchoter:
— Tes baisers aussi sont chouettes.
Je me sens rougir et je voudrais lui dire que je ne suis pas sûre d’être très compétente en la matière, mais je n’ai plus envie de parler quand Jonas me reprend dans ses bras.
— Tout ça n’a aucun sens, répète-t-il tout bas.
Malgré moi, je ris avant de chercher son regard.
— Ma vie n’a jamais eu beaucoup de sens, de toute façon, plaisanté-je.
Jonas fait mine de sourire, mais ses yeux restent profondément tristes.
— Ma vie non plus n’a jamais eu beaucoup de sens, m’avoue-t-il. Du moins… elle n’en avait pas avant ce soir.
Nos mains se cherchent et se trouvent, puis je le laisse m’étreindre, heureuse de ce simple contact. Comment les choses peuvent-elles être aussi simples avec un vampire alors qu’elles me paraissent si complexes avec les humains? C’est à n’y rien comprendre!
Dans un geste rapide, Jonas s’étend sur le sol en m’entraînant avec lui. Nous rions, puis je me replace contre lui. Son bras me sert d’oreiller et son autre main se pose sur ma taille. Ainsi blottie contre lui, je ferme les yeux.
— Je suis bien, avoué-je.
Quand il tourne la tête de mon côté, il dépose un baiser sur mon front.
— Tu peux dormir, si tu veux.
— Je n’ai pas envie de dormir.
En fait, j’ai envie de lui poser des tas de questions. Toutes celles que je n’ai jamais osé lui poser. Dès que nos doigts s’entremêlent, je chuchote:
— Je croyais que les vampires étaient froids?
— Ils le sont, mais peut-être que je le suis un peu moins pour toi?
Mon pouce caresse le dos de sa main.
— Tu es tiède, annoncé-je. J’aime bien.
Ma remarque le fait rire et j’en profite aussitôt pour poursuivre:
— Ça fait longtemps que t’es un vampire?
— Ça fera… bientôt dix ans.
Malgré moi, je tente de l’imaginer avec dix ans de plus. Il est donc… beaucoup plus vieux que moi?
— Et c’est arrivé comment? finis-je par lui demander.
De biais, il me lance un regard taquin.
— Celle-là, je m’y attendais.
Je pouffe de rire et Jonas sourit, puis reporte son attention sur les étoiles. Alors qu’il se met à me raconter son histoire, je ferme les yeux et je me laisse bercer par sa voix:
— C’était la fête d’un ami. Nous avions décidé de faire ça dans une grange abandonnée, loin de la ville. Nous étions une douzaine: il y avait un feu, de la nourriture, un peu d’alcool. C’était une soirée tranquille. Trois hommes sont arrivés par le boisé et se sont invités à la fête. Au début, on les a accueillis sans faire d’histoire et les choses se passaient plutôt bien. Puis le carnage a commencé. Deux d’entre eux tuaient avant de boire, l’autre faisait l’inverse. Ma chance, c’est de ne pas avoir été tué dès le départ.
Malgré moi, je me redresse sur un coude pour mieux le voir.
— Ils t’ont transformé?
— Ils voulaient tuer tout le monde, mais Martin est arrivé. Il a tué deux vampires à distance grâce à une arbalète. Le troisième, qui était sur moi, était en train de me vider de mon sang. Il m’a relâché pour aller se battre, mais il a été frappé en plein cœur par une autre flèche. Je ne savais pas ce qui se passait, mais j’étais certain que j’allais mourir, alors j’ai supplié Martin pour qu’il ne me tue pas. Il s’est agenouillé à côté de moi et a constaté mes blessures. J’étais mal en point. Il ne me donnait pas dix minutes. Mais même s’il savait que c’était peine perdue, il a essayé de me soigner, puis il m’a demandé de prier avec lui. J’ai prié. Et pleuré, aussi. J’étais terrifié de mourir à vingt-six ans. Soudain, il s’est relevé brusquement et m’a demandé si j’étais prêt à tout pour vivre. J’ai dit oui sans réfléchir. Martin a entaillé le bras du vampire qui gisait à côté de moi et m’a ordonné de boire son sang. Je n’ai pas compris ce qu’il faisait, mais j’ai obéi. De toute façon, je n’avais plus rien à perdre.
Sous le choc, je répète:
— C’est Martin qui t’a transformé?
— Oui. En fait, il s’imaginait que le sang n’allait pas opérer sur moi, parce que le vampire était déjà mort. Il voulait peut-être me donner de l’espoir, mais quand la transformation a commencé… il a eu peur.
— Il aurait pu te tuer, tu te rends compte?
— J’étais déjà mort, Liz, mais tu connais Martin: Dieu avait décidé que je devais vivre, alors il m’a ramené chez lui et m’a solidement attaché dans son sous-sol, où j’ai pu compléter ma transformation. C’est lui qui a trouvé du sang humain et qui m’a nourri pendant presque six mois. Au début, je sortais de ma chambre pendant quelques heures, puis il m’y renfermait avant d’aller au lit. Après, il protégeait sa chambre avec du sel. Petit à petit, j’ai commencé à aller moi-même chercher le sang à l’hôpital et quand je lui ai proposé de l’aider pendant ses chasses, les choses se sont mises en place. Depuis, il me plaît de croire que nous sommes devenus amis.
— Je crois que c’est le cas.
Il sourit, mais je n’y arrive pas. Certes, je sais que Martin est un prêtre différent des autres, mais de là à transformer délibérément un homme en vampire? Si tant est qu’il croie en la pureté de son âme pour atteindre le paradis, cela me paraît risqué. Même pour lui.
— Ça te choque, constate Jonas.
— Un peu, c’est vrai.
— Il m’a sauvé, dit-il encore. Je ne dis pas que ma vie est parfaite, loin de là, mais il m’a donné une chance de faire ce qui est juste. Et c’est ce que j’essaie de faire.
Je défais nos doigts et me penche au-dessus de lui avant de caresser doucement sa joue.
— Martin a eu raison de te sauver, dis-je.
Sans hésiter, je pose ma bouche sur la sienne. Dès que je recule, Jonas me retient, puis reprend ma bouche avec plus d’ardeur. J’aime beaucoup cette sensation de chaleur qui m’enveloppe quand nous sommes ainsi. Quand il me relâche, je peine à retrouver mon souffle et cela le fait sourire.
— J’oubliais que tu dois respirer, plaisante-t-il.
— C’est que… je n’ai pas l’habitude qu’on m’embrasse.
Il me sourit, puis émet une sorte de soupir.
— Je ne sais pas ce qui se passe entre nous, Liz, avoue-t-il. Et même si ça me plaît de te sentir là, contre moi, je ne suis toujours pas persuadé que c’est une bonne chose.
Je repose ma tête sur son épaule et force la note pour prendre une grosse voix.
— Je suis la main de Dieu et la main de Dieu te dit que c’est une bonne chose.
Ma riposte a le mérite de le faire sourire, mais le visage de Jonas s’attriste rapidement.
— Dieu préférerait sûrement que tu sois avec quelqu’un comme Patrick, avoue-t-il.
Choquée qu’il me suggère un garçon pour qui je ne ressens rien, je m’emporte:
— N’as-tu rien entendu de ce que m’a dit Martin, ce soir? Dieu me laisse le choix.
Jonas me scrute, éberlué.
— Parce que je suis ton choix? Liz, sois sérieuse! Je suis un vampire! Et avant la nuit dernière, c’est à peine si tu osais me regarder!
— Avant que je parte pour ce camp, c’est vrai que tu m’effrayais, mais maintenant… je sais que c’est grâce à toi que je vois ce monde différemment.
Je ramène mes doigts sur sa joue et la caresse doucement.
— Je me sens bien avec toi.
J’étouffe un rire gêné avant d’ajouter:
— Et je dois avouer… que tes baisers sont vraiment chouettes.
Son sourire m’émeut. Il est si rare et si beau. Pourquoi n’ai-je jamais remarqué à quel point Jonas est magnifique? Tout doucement, il revient poser sa bouche sur la mienne et je m’accroche à son cou avant de laisser l’ivresse m’envahir. Autour de mon corps, son étreinte se fortifie. C’est la première fois que je me sens aussi féminine. Pourtant, je n’ai ni robe ni maquillage. Je suis seulement dans les bras de Jonas. Ses baisers sont délicieux, ils me donnent chaud et font accélérer les battements de mon cœur. Chaque fois que je dois y mettre fin pour reprendre ma respiration, je ne peux pas m’empêcher de reprendre ses lèvres.
— Liz, tu es… incroyable, chuchote-t-il.
Je le fais taire d’un nouveau baiser et c’est Jonas qui s’arrête subitement. Il tend l’oreille vers la droite avant de chuchoter:
— Jeanne rentre. Elle va peut-être aller te voir?
— Tant pis, dis-je. Si je ne réponds pas, elle croira que je dors et voilà.
Jonas étouffe un rire, puis fait mine de me disputer:
— Tu devrais vraiment dormir. Il commence à être tard.
Il attend et je le soupçonne d’écouter ce qui se passe à l’intérieur de l’appartement, mais il reprend, sur un ton plus sérieux:
— Tu lui diras? À Jeanne? Et à Martin?
Même s’il ne précise pas sa question, je comprends qu’il parle de nous. Ce simple mot me donne le vertige. Comme si j’avais eu le temps de songer à notre histoire!
— Je ne sais pas, dis-je simplement. Ça me paraît… rapide.
— Oui, confirme-t-il.
Il paraît hésiter avant d’admettre:
— Depuis que je suis un vampire… je n’ai jamais ressenti ce genre de chose, Liz. Je ne pensais même pas que c’était possible.
Je le scrute, étonnée par son aveu, et un rire nerveux m’échappe.
— Attends, tu veux dire que… tu n’as jamais eu de copines?
— Oh, oui! Mais… quand j’étais humain. J’ai toujours cru que le seul désir que ressentait un vampire… c’était pour le sang. Du moins… avant toi.
Je ne suis pas certaine d’apprécier la comparaison avec le sang, ou même d’être prête à entendre parler de désir aussi vite, mais Jonas est assurément un homme, et malgré son apparence, il est beaucoup plus vieux que moi.
— Donc… tu n’as pas eu de copine depuis dix ans, résu-mé-je.
— Ça paraît long quand on y songe, hein?
— Bah, tu sais… je n’ai jamais eu de copain du tout. J’ai toujours été… un peu bizarre.
Le sourire de Jonas revient en force, lumineux, magnifique.
— J’adore la personne bizarre que tu es, se moque-t-il tendrement.
Je ris, émue, et je reviens dévorer sa bouche. Il répond à mon baiser avec fougue, puis coupe court à notre intimité avant d’annoncer:
— Il est tard. Il est temps que je te ramène à ta chambre.
— Oh. On n’est pas bien, là?
— On recommencera demain soir, si tu veux.
À peine a-t-il prononcé ces mots qu’il est debout et me tend la main. Dès que je me lève, il me prend dans ses bras et m’avertit:
— Accroche-toi, on descend.
Je bloque mes bras derrière sa nuque et il garde une main dans mon dos avant de se laisser tomber du haut de l’immeuble. En réalité, il se jette en bas, littéralement! Je suis sur le point de crier quand il s’accroche de sa main libre au rebord de ma fenêtre, puis se glisse prestement dans ma chambre. Effrayée, je reste fermement accrochée à son cou, puis j’expire, soulagée d’être encore vivante.
— Je t’ai fait peur?
— Euh… un peu, suis-je forcée d’admettre. C’est que… je ne m’attendais pas à… à ce que ce soit aussi rapide.
— Pardon. Je serai plus doux, la prochaine fois.
À la seconde où il revient poser sa bouche sur la mienne, toutes mes craintes s’évanouissent et mon corps se courbe pour mieux accueillir son baiser.
— Bonne nuit, Liz, chuchote-t-il en se détachant de moi.
— Bonne nuit, répété-je, le souffle court.
Il disparaît si vite que je n’arrive même pas à dire s’il est retourné sur le toit ou s’il est descendu dans sa chambre. Un sentiment étrange s’installe en moi. Quelque chose que je n’ai pas ressenti depuis si longtemps.
Une furieuse envie de vivre.