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Je m’éveille en sursaut, dans un lit que je ne connais pas, avec l’image de Jonas dans le fond de ma tête. J’ai perdu conscience à la seconde où j’ai atteint la maison et je ne sais même pas comment je suis arrivée jusqu’ici. Jonas était mort, puis la vie est revenue dans son corps, mais je n’ai pas le souvenir qu’il a ouvert les yeux. Comment ai-je pu m’endormir sans m’assurer qu’il allait bien? Je repousse les draps, titube hors de la chambre et pars à sa recherche. Ne connaissant pas la maison, j’ouvre toutes les portes pour essayer de retrouver Jonas quand Martin apparaît, à l’autre bout du couloir, et chuchote:

— Chut! Il y a encore des gens qui dorment.

— Où est-il?

— Juste là. Allez, viens.

Il me fait signe d’entrer dans la pièce et je m’y précipite tel un coup de vent, soulagée de retrouver Jonas étendu dans un lit et les yeux ouverts. Vivant. Oui. Bien vivant. Jamais je n’ai vu autant de couleur sur ses joues. Je me mets à pleurer doucement, et je joins les mains pour chuchoter: «Merci, mon Dieu». Martin m’interrompt un peu brusquement:

— Attends avant de le remercier.

Sa mise en garde m’effraie et mon regard oscille entre lui et Jonas. Il est bien vivant, non? Sonné, peut-être un peu perdu, comme son regard en témoigne, mais vivant! Je m’avance davantage, mais Martin lève une main pour me faire signe de rester à l’écart. Jonas se redresse dans le lit et cligne des yeux en me scrutant en silence. Il paraît… effrayé.

— Plus doucement, tu veux? me gronde le prêtre. Jonas est, disons, sous le choc.

— Je comprends, oui, dis-je très vite.

— Il ne se rappelle rien, ajoute-t-il.

— Rien? Vous voulez dire… de l’attaque?

J’hésite avant de lui poser la question avec ces mots-là. En réalité, si Jonas a oublié quelque chose, c’est peut-être sa mort et je ne suis pas à l’aise à l’idée de ramener ce sujet entre nous.

— Il ne se souvient plus d’avoir été un vampire, annonce Martin. Ses derniers souvenirs remontent à… la nuit de sa transformation.

Ses paroles me percutent avec la force d’un mur de brique, si fort que je recule d’un pas et les dévisage à tour de rôle, incertaine d’avoir bien compris ses paroles. Si c’est vrai, je sais ce que ça signifie: sa vie avec moi, avec Martin aussi… tout s’est envolé. Dix années en entier. Notre couple, ce qu’on partageait, tout ce qu’il a fait pour moi… J’attends que le prêtre ajoute quelques mots d’espoir, les yeux rivés sur Jonas, qui paraît mal à l’aise d’être ainsi observé, mais le silence envahit toute la pièce.

Cette fois, je reconnais ce regard: Jonas est effrayé. Perdu. Il ne comprend pas ce qu’il fait là ni ce que nous lui voulons. Je pose une main sur ma joue, chasse une larme qui tombe et me racle la gorge pour essayer de garder contenance:

— Mais… c’est temporaire, hein? Je veux dire… il ne va pas… rester comme ça?

— Qui sait? souffle Martin en haussant les épaules.

Il feint de reprendre un visage plus confiant et tapote le bras de Jonas:

— L’important, c’est qu’il est là, avec nous. Pas vrai?

— Oui, dis-je en sentant d’autres larmes couler de mes yeux.

Alors qu’il ne cesse de fuir mon regard depuis que je suis là, Jonas se décide enfin à relever les yeux vers moi, mais il n’affiche aucune joie:

— Je suis… désolé.

Martin tapote plus lourdement son bras et secoue la tête:

— Ne sois pas désolé, mon garçon. Ce n’est pas de ta faute. C’est Dieu qui en a décidé ainsi, voilà tout.

Il se met à parler avec des mots doux, lui dit qu’il a déjà beaucoup de chance d’être vivant et de ne plus être un vampire, aussi. Moi, je songe à Dieu. À la raison qui l’a poussé à faire un geste aussi cruel à mon endroit. Est-ce une punition? Lui aurais-je désobéi d’une quelconque façon? Pendant une fraction de seconde, j’ai envie de me jeter à quatre pattes et d’implorer son pardon, de le supplier pour qu’il me ramène Jonas. Mon Jonas. Mais tout ce que j’arrive à faire, c’est de pleurer comme une idiote dans la chambre d’un homme qui ne me reconnaît même pas.

— Tu es… Élisabeth, dit Jonas en cherchant ses mots. Martin m’a dit que… que c’est toi qui m’as sauvé la vie.

— Oui, enfin… juste après que tu as sauvé la mienne, dis-je en essayant de garder le contrôle de ma voix.

Je passe mon temps à essuyer ces fichues larmes qui coulent sans arrêt et avant de ne plus pouvoir y parvenir, je chuchote:

— Bien, je… je vais te laisser te reposer.

Personne ne dit rien. Ni pour me saluer ni pour me demander de rester, mais à peine ai-je fait dix pas en dehors de la chambre que Martin apparaît sur le seuil et m’appelle:

— Élisabeth… je ne sais pas quoi te dire…

Mes pieds se figent et je n’ai pas suffisamment de courage pour faire volte-face, alors je reste là, dos à lui, avant de jeter:

— Ne dites rien, ça vaut mieux.

— Jonas va revenir parmi nous. Donne-lui du temps. Peut-être que les choses ne se feront pas aussi rapidement que nous l’espérions, mais…

Dépitée, je fais demi-tour, mais je ne bouge pas de là où je suis. Je veux juste masquer mes larmes à sa vue. Je n’arrive pas à les retenir. Et pourtant, la colère remonte dans ma gorge et je peine à ne pas la lui cracher en pleine figure:

— Pourquoi Dieu me l’a-t-il ramené comme ça? Qu’est-ce que j’ai fait de mal?

— Mais rien du tout! Ma petite, ça n’a rien à voir avec toi! dit le prêtre en élevant la voix.

Il s’approche de moi, me frotte l’épaule, mais je vois bien qu’il n’a aucune réponse à me donner. Lui aussi, il a été effacé de la mémoire de Jonas, mais cela ne me console pas pour autant. Si je n’étais pas autant étouffée par mon propre chagrin, je présume que c’est pour lui que j’en aurais, mais en ce moment, c’est comme si Jonas était mort. Ou plutôt… comme si j’étais morte pour lui.

— Laisse-lui un peu de temps, reprend-il. Après toutes ces années, ce dont Jonas a envie, c’est de retrouver sa famille et ses amis. Dans sa tête, il est mort hier!

— Il est mort hier, confirmé-je, mais c’est… le vampire que je voulais ramener. Pas ce gars… qui ne sait même pas qui je suis!

Je me remets à pleurer comme une idiote en masquant mon visage entre les mains. Ça n’a aucun sens. Comment Jonas peut-il m’avoir oubliée après ce que nous avons vécu? Est-ce que nous n’avions pas un lien assez fort pour traverser une épreuve pareille, lui et moi?

— Élisabeth, sois patiente, me chuchote Martin en caressant le haut de mon dos. Tu devrais plutôt remercier Dieu de nous l’avoir ramené.

Je lui jette un regard sombre:

— Il ne faut pas exagérer, quand même!

— Liz, ma petite…

— Dieu ne me l’a pas ramené, il me l’a enlevé!

— Ne dis pas ça. Jonas n’était pas heureux en vampire. C’est un cadeau que Dieu lui a fait.

— Il était heureux! le contredis-je. Il l’était quand nous étions ensemble!

Je m’emporte. J’ai du mal à me retenir de frapper le mur pour lui montrer à quel point je suis furieuse. Peu importe ce que croit Martin, je suis sûre que Jonas était amoureux de moi et que, quelque part, il regrette de m’avoir abandonnée. À quoi bon m’évertuer à le lui dire? Ça ne ramènera pas Jonas. C’est pourquoi je ravale les mots durs qui me passent par la tête et tourne les talons, déterminée à m’éloigner de cette chambre de malheur.

— Élisabeth, gronde Martin, ne te détourne pas de Dieu!

En descendant l’escalier, je relève les yeux vers lui:

— Ce n’est pas moi qui me détourne de Dieu, Martin. C’est lui qui s’est détourné de moi.

— Tu parles sous le coup de la colère.

— Oui. Et c’est pour ça qu’il vaut mieux que je sorte d’ici.

Je me retrouve au premier, dans une maison qui m’est inconnue, mais l’homme à la cuisine, je le reconnais sans difficulté. Il verse du café dans une tasse aux couleurs douteuses et la pousse vers moi:

— Je crois que t’as besoin de ça, petit soldat, me dit Sam en souriant.

— Qu’est-ce que tu fous là?

— Ton ami, le prêtre. Il m’a invité à passer la nuit ici. Enfin… une partie de la matinée, plutôt. C’est original. C’est la première fois qu’un homme de Dieu m’invite à dormir sous le même toit que lui. J’avoue que j’étais surpris… mais je n’ai pas beaucoup dormi.

Il rigole, puis sort du lait du réfrigérateur et secoue la boîte devant moi:

— Un peu? Dans le café?

Je me hisse sur un tabouret surélevé, ce qui me donne accès au comptoir où se trouve ma tasse. Je lui fais signe de verser, puis signe d’arrêter sans ouvrir la bouche. Enfin, je porte la tasse à mes lèvres.

— Je vois. Pas assez dormi toi non plus?

Comme je ne réponds pas, il pointe un doigt en direction de l’escalier:

— C’est ton ami? Le vampire?

— Jonas n’est plus un vampire.

— Ah. Oui. Il me semble avoir entendu ça, hier soir. C’était un sacré spectacle, tu sais. J’avoue que je n’étais pas tellement rassuré quand tu as éliminé tous ces démons d’un coup, mais… quand tu as ramené ce gars à la vie. Wow! C’était du grand art!

Il récupère sa propre tasse et la porte à sa bouche. Je le toise du regard, mais vu la fatigue et le chagrin qui m’habitent, je suppose qu’il doit être vide:

— Et toi? Pourquoi t’es pas mort?

Ses yeux clignent à plusieurs reprises, puis il hausse les épaules:

— C’est une bonne question. Peut-être suis-je plus puissant que tous ces idiots venus pour te tuer hier soir? Ou peut-être que tu ne voulais pas me tuer. Après tout, je vous ai filé un petit coup de main…

— Autrement dit, t’en sais rien.

— Quelque chose comme ça, dit-il en riant. Quoi qu’il en soit, merci de m’avoir épargné, petit soldat.

Je souffle, agacée par ce surnom qu’il me donne sans arrêt:

— Je m’appelle Liz.

Il dépose prestement sa tasse sur le comptoir et tend la main vers moi:

— Très heureux, Liz. Je suis Sam.

Il boit directement dans ma tasse avant de pointer ses doigts tendus dans ma direction:

— Tu n’as pas peur, Sam?

— Si tu avais voulu me tuer, je suppose que tu l’aurais fait hier soir… à moins que tu m’aies gardé pour le petit-déjeuner? Café et démon, peut-être que c’est ça qui te branche…

Sa remarque a le mérite de me faire sourire et je dépose ma tasse sur le comptoir pour mieux accepter sa main tendue. Elle est chaude et agréable, pas du tout ce à quoi je me serais attendue de la part d’un démon, mais dans les faits, je ne me suis jamais attendue à rien de leur part, alors je ne peux être que surprise.

— Bien, Liz, maintenant que les présentations sont faites, passons aux choses sérieuses, tu veux?

Il se tourne et revient avec une boîte remplie de croissants et de pains au chocolat, la tend vers moi avant de demander, l’air faussement sérieux:

— Avec ou sans chocolat?

— Avec, évidemment.

Je prends un pain au chocolat et je le romps avant d’en porter un bout à ma bouche. Jeanne et Kevin descendent les escaliers qui craquent sous leur poids commun. Ils se tiennent la main et ce simple geste d’affection me tord le ventre. Cela me rappelle que moi, j’ai perdu Jonas. Je cale mon café et dès que je repose ma tasse, Sam s’empresse de me resservir. Je le remercie du regard en feignant un sourire.

À mi-chemin, le couple s’arrête, et c’est Jeanne qui demande:

— Qu’est-ce qu’il fait ici, lui? J’ai raté un épisode ou quoi?

— Je n’ai rien à voir là-dedans, me défends-je avant que l’on ne m’accuse de quoi que ce soit. C’est Martin qui lui a dit de rester.

Au lieu de me rejoindre, Jeanne prend place à la table, un peu à l’écart, et c’est Kevin qui ose s’aventurer au comptoir. Sam se présente, lui offre du café, vide la carafe dans les deux tasses qu’il ne remplit qu’à moitié et entreprend d’en refaire du frais. Quand l’effet de surprise s’estompe, Kevin se tourne vers moi, l’air inquiet:

— T’as vu Jonas?

— Oui.

Au fond, je présume qu’il aurait été préférable que ce ne soit pas le cas et qu’on m’explique la situation sans devoir y être exposée directement, mais comme le mal est déjà fait…

— Tu crois qu’il va s’en remettre? me demande-t-il.

— T’as qu’à demander à Dieu, répliqué-je sèchement.

Sam me fixe, visiblement intrigué par ma réponse, mais il ne paraît pas comprendre le sens de mes paroles puisqu’il demande:

— Il est vivant, non?

— Il ne se souvient de rien, explique Kevin.

— Ni de personne, ajouté-je.

— Ah! Évidemment… c’était à prévoir, lâche le démon sur un ton léger.

Alors que la boisson se remet à couler dans un bruit discret, je me redresse sur mon tabouret et lui jette un regard sombre:

— Parce que l’amnésie, c’est évident pour toi?

— Bien sûr, petit soldat! Un vampire n’est pas un être vivant à proprement parler. Il faut mourir pour renaître en tant que vampire. Lorsqu’il est mort à nouveau, ce qui aurait dû être la fin, enfin je veux dire… la vraie fin, a scellé son sort de vampire. Et comme votre Dieu a décidé de le ressusciter, il n’a eu d’autre choix que de le ramener en tant qu’humain. Votre Dieu ne peut pas ramener un vampire à la vie, voilà tout.

— Et ça explique pourquoi il nous a oubliés? demandé-je, un peu rustre.

— Bien sûr! Enfin… c’est comme si son corps s’était reconnecté avec son ancienne mémoire. Celle de l’homme qu’il était. Quand il était vivant. Tu comprends?

Il parle en faisant de grands signes avec les mains, cherchant probablement à rendre ses explications plus claires, mais dans les faits, je ne comprends pas. C’est pourquoi je ne peux pas m’empêcher d’insister:

— Et toutes les années où il était vampire? Elles sont où, dans sa tête? Il les a bien vécues!

— Dans une partie de sa mémoire qui n’a pas été réactivée, probablement. Par exemple, nous, démons, lorsque nous quittons le corps d’un humain, il est très rare que nos porteurs se souviennent de ce qui s’est produit, parce qu’ils sont… disons… débranchés. Quand nous sommes à l’intérieur, nous prenons les commandes de la machine, si tu vois ce que je veux dire. Et le contrôle de leur mémoire, aussi.

— Tu veux dire que sa mémoire n’a rien enregistré des dix dernières années?

— Ou elle est revenue telle qu’elle était. C’est la théorie la plus plausible, mais je ne suis pas un spécialiste, ajoute-t-il très vite. D’ailleurs, je ne pense pas que quiconque ait déjà entendu parler d’un vampire qui soit redevenu humain. Tu es très impressionnante, petit soldat.

— Liz, rectifié-je avant de terminer mon second café.

Je soupire en fixant le fond de ma tasse, incapable de croire qu’il n’existe aucune solution pour ramener Jonas parmi nous. Je relève les yeux sur Sam et je demande:

— Et s’il redevient vampire, il va se souvenir de nous?

Kevin me fiche un coup sur l’épaule:

— Qu’est-ce que tu racontes? Tu ne vas pas le retransformer en vampire, quand même!

— Bien que tu sois très forte, petit soldat, je doute que tu aies le pouvoir de faire ce genre de choses, intervient Sam. Le bien, le mal, les vampires, les anges… chacun son clan, si tu vois ce que je veux dire… Pour qu’il redevienne vampire, il faudrait un autre vampire ou… un démon.

— Alors… toi, tu pourrais? demandé-je.

— Liz! Tu n’es pas sérieuse!

D’un signe de la main, je fais taire Kevin, dont les propos m’agacent, et je garde les yeux rivés sur Sam. Ce dernier est surpris par ma question, mais il prend néanmoins un moment de réflexion avant de me répondre:

— C’est possible, oui. Je ne peux pas le faire personnellement, je l’avoue, mais j’ai quelques contacts dans ce domaine. Mais rien ne dit que ton ami retrouvera la mémoire. Ni qu’il a envie de retourner dans ce genre de situation. Le sang, la nuit éternelle et toutes ces choses… ça ne me dirait rien non plus…

Je ne cache ni ma déception ni ma colère. Je les sens d’ailleurs s’inscrire sur mon visage. D’un geste déterminé, je repousse ma tasse et je descends de ma chaise en sifflant:

— Bien, puisqu’on ne peut rien y faire, ne faisons rien. On va juste rester là, à attendre comme des idiots.

— Liz, laisse-lui un peu de temps! chuchote Kevin. Si ça se trouve, ça va lui revenir…

C’est plus fort que moi, je n’arrive pas à y croire. Si Dieu l’avait ramené parmi nous dans cet état, il y avait forcément une raison. Une raison qui le pousse à garder Jonas loin de moi. Voyant que je ne réagis pas, Kevin insiste:

— Et sinon… ce n’est pas grave. Il va apprendre à te connaître. Forcément, il va finir par retomber amoureux de toi!

Je grimace pour éviter de me mettre à pleurer. Comment un homme normal pourrait-il tomber amoureux de moi? De moi et de ces fichues marques rouges que j’ai partout sur le haut de mon corps? Ce qui m’unissait à Jonas, c’était ce qu’il avait vécu depuis qu’il était devenu vampire: sa solitude, sa différence, son exclusion et cette sorte de chagrin qui n’a pas de mots. Tout ça avait disparu en même temps que sa mémoire.

Pour éviter de miner le moral de tout le monde, je fais un signe nonchalant de la main pour leur montrer que je n’ai plus envie d’en parler et j’essaie de sortir de la maison, mais Jeanne, restée discrète depuis le début de la discussion, demande, avec une petite voix:

— Et les démons? Ils vont revenir, vous croyez?

Mes pieds s’arrêtent et je me retourne avant d’atteindre l’entrée pour attendre la réponse. Je ne suis pas sûre de pouvoir recommencer ce qui s’est produit la nuit dernière.

— Après le carnage que vous avez fait? Ça m’étonnerait, rétorque Sam en haussant les sourcils. Si j’étais à la place du démon qui a organisé une telle attaque, j’éviterais de recommencer.

— Et pourquoi ça? le questionné-je.

— Parce qu’une femme capable de défaire une armée de démons ne devrait pas être prise à la légère, mais ce n’est que mon avis. Et puis… qui pourrait leur dire où vous êtes? Vous les avez tous tués!

— Ils ne devaient même pas savoir où on se trouvait! s’emporte Kevin. Martin a été très prudent. Il n’y avait aucune voiture sur la route!

— Parce que tu crois que les démons voyagent en voiture, soldat? ironise Sam sur un ton hautain. Qu’est-ce qui a été éjecté des corps, hier soir, tu peux me le rappeler?

— De la fumée, répond timidement Jeanne. Ce sont vos âmes. Elles sont noires.

— Un point pour la sorcière, mais tu devrais également savoir que si les démons sont arrivés jusqu’ici, c’est à cause de toi.

Jeanne me questionne du regard, mais j’ignore sur quoi le démon se base pour dire une chose pareille, alors je reporte mon attention sur Sam.

— Qu’est-ce que tu racontes?

— Les soldats de Dieu ne peuvent être possédés ni suivis à l’odeur. Vous avez une sorte de… brouillage.

Il grimace, comme si ce brouillage était une sorte d’odeur très nauséabonde, mais comme nous sommes tous là, à attendre la suite, il se remet à parler:

— Le vampire n’a pas d’odeur particulière, pour nous. C’est un peu… un allié. La plupart du temps, du moins. Et l’humain, comme le prêtre, est probablement tatoué pour éviter les intrusions corporelles. Ne le dites à personne, mais ce symbole brouille également vos pistes. À votre avis, il reste qui?

Jeanne fronce les sourcils et déglutit nerveusement, puis elle tourne un visage désolé vers Kevin:

— Je n’ai jamais eu à fuir un démon, moi!

— Ce n’est pas grave, la rassure Sam, quelques gribouillages sur ta peau et tout le monde sera à l’abri. On pourrait également marquer le sol, à quelques kilomètres de la maison. Par simple précaution, bien sûr, puisque techniquement, personne ne serait assez fou pour revenir ici sans connaître un moyen radical de détruire ce petit bout de femme.

Il trouve un stylo qu’il lance en direction de Kevin, lui suggérant subtilement de marquer le corps de Jeanne sans tarder.

— Qui nous dit que tu n’es pas celui qui a tout organisé? demandé-je. Tu es celui qui nous a avisés de l’attaque, qui nous a poussés à partir et tu es, miraculeusement, apparu pendant le combat.

— Tu m’as pourtant vu tuer des démons, petit soldat. Crois-tu que je n’ai pas mis ma vie en danger en osant ainsi me retourner contre les miens?

— Ça pourrait être une mise en scène, m’appuie Kevin. Une façon pour toi de te rapprocher de nous.

Il me pointe du regard:

— Ou d’elle, plutôt.

Sam lève les mains pour essayer de nous calmer et sourit doucement:

— Je suis venu pour elle, c’est vrai, mais seulement parce que je voulais la protéger.

— Dehors! gronde Kevin. On ne peut pas te faire confiance!

— On se calme, soldat!

Il garde les mains levées et contourne le comptoir, passe devant moi et s’arrête pour me fixer droit dans les yeux:

— Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai rêvé de toi, petit soldat. Et quelque chose me dit que ton destin est lié au mien.

Ses mots me troublent et je n’ose pas lui demander si son rêve ressemblait au mien. Du genre: est-ce qu’on s’embrassait aussi, dans son rêve? Est-ce que c’était chaud? Impatient, Kevin lui répète de sortir sur un ton plus agressif, mais la voix de Martin résonne du haut de l’escalier et nous fait tous sursauter:

— Sam est notre invité.

— Mais il a peut-être…

— Je ne veux rien savoir, l’interrompt le prêtre en frappant du pied. La nuit a été difficile, nous n’avons que peu dormi et ce démon s’est battu à nos côtés. En ce qui me concerne, il est le bienvenu dans cette maison. Et Jonas a besoin de calme! Est-ce trop vous demander que de cohabiter pendant vingt-quatre heures sans que je doive constamment intervenir? Vous n’êtes quand même plus des enfants!

Sam lui fait un signe de la main et attend qu’il ait terminé pour prendre la parole:

— C’est gentil, monsieur, mais je crois que c’est plus simple si je rentre chez moi.

— Personne ne va quitter cette maison, ordonne Martin. Autant pour notre protection que pour la tienne. Me suis-je bien fait comprendre?

Le démon hoche la tête comme un enfant que l’on viendrait de gronder.

— Dans de telles circonstances, reprend le prêtre, j’aurais préféré que nous changions d’endroit, mais nous sommes épuisés et nous avons tous besoin de reprendre des forces. Jonas, surtout. Et si ça peut rassurer tout le monde, Sam dormira au sous-sol et je mettrai une ligne de sel devant sa porte. Maintenant, rendez-vous utiles: barricadez cette maison et aidez Patrick lorsqu’il rentrera avec les courses. Croyez-moi: un démon de notre côté ne sera pas de trop si les autres décident de revenir à la charge!

Il pose finalement les yeux sur moi:

— Va prendre un peu de repos, ma petite. Si une autre attaque est prévue, sans toi, on ne s’en sortira pas.

Ça m’effraie. On dirait qu’un bloc de béton atterrit sur mes épaules lorsqu’il prononce ces mots, mais je me raidis pour que personne ne remarque que je n’ai pas le cœur au combat, en ce moment. J’ai plutôt envie de pleurer, mais comme je me doute que tout le monde compte sur moi, je fais semblant d’être forte et je hoche la tête.

Patrick entre derrière nous et demande de l’aide pour aller récupérer les sacs de provisions dans la voiture. Sam s’offre aussitôt, ce qui a vite fait de décontenancer mon ami. Déjà, Jonas pouvait à peine l’approcher! Inutile de dire que le démon n’est pas près de se faire des amis, dans cette maison. La discussion reprend et je soupire avant de sortir de la maison. Qu’ils se chamaillent sans moi! J’ai bien assez à gérer, en ce moment…

Personne ne comprend pourquoi Sam a survécu ni pourquoi Jonas a perdu la mémoire. À croire que Dieu a vraiment un plan, même si je n’ai plus du tout envie d’en faire partie.