Une fois à la maison, je retourne sous la douche. C’est plus fort que moi: on dirait que la cendre me colle à la peau. Pourtant, il n’y en a plus nulle part, c’est donc qu’elle est dans ma tête et non dans mes vêtements. Alors que je me nettoie, je sursaute lorsque je remarque que mes doigts sont tachés de rouge. Je scrute mon corps, paniquée à l’idée d’avoir été blessée, puis une vague de tristesse me submerge lorsque je comprends d’où provient cette couleur: les empreintes de Dieu s’écoulent comme des taches de sang dans le fond de la baignoire. Elles se détachent de moi et, étrangement, un grand vide s’installe dans mon ventre. C’est bête. Combien de fois les ai-je cachées, ces taches? Combien de fois ai-je souhaité être normale? Voilà que Dieu répond à ma prière et tout ce que je trouve à faire, c’est de renifler comme une idiote sous le jet d’eau chaude.
À la porte, de petits coups discrets résonnent, puis la voix de Jeanne se fait entendre:
— Liz? Ça va?
— Oui.
— Arrête, je sais que tu pleures.
— J’en ai pour cinq minutes, dis-je avec une voix que je tente de garder ferme, surtout pour qu’elle me laisse tranquille.
— Si tu veux en parler…
— Tu me laisses, oui? grondé-je.
Le silence me répond et j’entends ses pas qui s’éloignent. Enfin! Je me laisse tomber sur les genoux et je laisse libre cours à mes larmes. Toutes les images me reviennent en tête: la mort de Jonas, son regard perdu et effrayé, son absence, aussi. Et maintenant, voilà que Dieu se détache de moi. Je suis peut-être vouée à rester seule? Non pas que je ne suis pas persuadée d’avoir trouvé ma place dans ce monde, avec Martin, Kevin, Patrick et Jeanne, mais parce que je viens seulement de réaliser que Dieu, avec ses marques, ne m’avait jamais quittée. Une présence constante qui n’est plus, soudain. C’est absurde! Pourquoi faut-il que je ne le comprenne que maintenant?
Ma mission est donc terminée? Je n’ai plus de pouvoirs, plus de marques, plus de buts. Je suis libre. Et pourtant, ce vide devant moi m’effraie bien davantage que les baisers de Samaël. Plus encore que toute cette armée de démons que j’ai défaite d’un seul geste.
Sous le jet d’eau chaude, j’observe les dernières traces disparaître avant de me relever, puis je sors de la douche, m’enveloppe dans mon peignoir et au lieu de m’enfermer dans ma chambre, j’entre dans celle de Jeanne:
— Salut, dis-je simplement.
— Salut. T’as une sale tête, dit-elle en essayant de plaisanter.
— Je sais. Ça finira par aller mieux.
— Oui.
À son regard, je sais qu’elle aimerait bien que je parle un peu plus, mais je ne suis pas sûre d’avoir le courage de me confier à elle. Moi-même, je ne sais plus où j’en suis, alors je demande:
— T’aurais pas une robe à me prêter? C’est que… il fait chaud, ce soir…
— Oh… euh… ouais.
Elle se lève du lit, ouvre son armoire et me montre quelques vêtements. Je prends n’importe laquelle, un peu au hasard, mais dès que je la serre contre moi et que je m’apprête à sortir, elle reprend:
— Tu veux que je te prépare de la crème? Pour tes marques?
— Non. Ça ira, merci.
Je sors de sa chambre, les yeux pleins de larmes et sans la moindre envie de lui raconter ce qui m’arrive. Probablement qu’elle se moquerait de moi. Après tout, j’ai passé la majorité de ma vie à les cacher comme une tare et ce soir, pour la première fois, je vais pouvoir mettre une robe sans manches. Ce sera ma façon de leur annoncer la nouvelle sans avoir à prononcer le moindre mot.
J’observe mon reflet dans le miroir. Je me sens nue, sans ces taches. Comme si elles faisaient partie de moi. Si je n’étais pas aussi habituée à les voir, je présume que je me trouverais jolie, comme ça, mais j’ai encore de la tristesse plein la gorge. Je prends une longue inspiration et je sors. Autant régler la question une bonne fois pour toutes.
Dehors, tout le monde est là, derrière l’immeuble de Martin, dans une petite cour aménagée d’où émane une douce odeur de nourriture. J’ai faim. Je ne me souviens pas avoir mangé depuis ce matin.
C’est Martin qui m’aperçoit la première et qui s’amène vers moi, un large sourire accroché au visage:
— Ma petite, enfin! On commençait à s’inquiéter…
— Pardon, dis-je simplement.
— Wow! Comment t’es arrivée à les cacher? demande Jeanne en se jetant sur moi et en touchant délicatement mon épaule, visiblement impressionnée.
— Je n’ai rien fait, annoncé-je.
S’il n’y avait pas de musique, je présume qu’un drôle de silence régnerait, car tous les regards se tournent vers moi alors que je persiste à garder mes yeux dans ceux de Martin. Il perd son sourire pendant quelques secondes, mais celui-ci ne tarde pas à revenir:
— On dirait que tu as reçu un autre cadeau de Dieu.
— Ouais, bien… j’aurais aimé qu’il me demande mon avis avant de faire ça.
Kevin s’interpose entre Jeanne et le prêtre, scrute ma peau blanche et me fixe avec étonnement:
— T’es plus un soldat de Dieu?
— On dirait que non.
Paniqué, il se met à tirer sur son chandail et soupire de soulagement lorsqu’il retrouve ses propres marques. C’est bizarre. C’est bien la première fois que je l’envie.
— Qu’est-ce que ça veut dire? demande-t-il à Martin.
— Ça veut dire ce que ça veut dire: Élisabeth a accompli sa destinée. Sa mission étant achevée, Dieu lui a remis sa liberté. Tout simplement.
Je feins de sourire, mais au fond, le cœur n’y est pas. À entendre Martin, ça devrait être si simple de redevenir normale. Pourtant, après ce que je viens de vivre, ça m’apparaît d’une complexité sans nom. Et si les autres se faisaient attaquer? Comment pourrais-je les protéger?
— Je suppose que… qu’il va falloir… que je me tatoue un symbole anti-démon, maintenant, dis-je sur un ton faussement léger.
Patrick passe une main autour de mes épaules et lance, sur un ton heureux:
— Enfin! Je ne serai plus le seul humain du groupe!
— Qu’est-ce que tu racontes? le gronde Martin. Je suis on ne peut plus humain!
— Mais ce n’est pas pareil! Vous êtes prêtre!
— Et je vais pouvoir être le héros! Enfin! constate Kevin. Et peut-être que Dieu va me donner une mission, à moi aussi?
Il me questionne du regard, mais je n’ai aucune réponse à lui offrir. Au fond, je ne sais rien. Pas même ce que je vais devenir. Est-ce qu’il vaut mieux que je retourne vivre chez mes parents? Que je m’éloigne d’eux, comme Jonas l’a fait avec nous?
Martin chasse les gens autour de moi et renvoie Patrick au BBQ. Puis il passe un bras autour de mes épaules:
— Tu es bien triste, ma petite. N’es-tu pas heureuse d’avoir rempli ta mission?
— Oui. Ça doit être le choc, c’est tout.
Il m’entraîne vers la palissade, de l’autre côté de la cour.
— C’est pourtant un bien joli cadeau que t’offre Dieu, reprend-il. Peu de soldats parviennent à reprendre leur liberté, tu sais?
Je secoue la tête, parce que ça me paraît bizarre que Dieu libère ses soldats lorsqu’ils accomplissent leur mission, mais je présume que certains meurent avant d’y parvenir. Est-ce que ce sera le cas de Kevin? Peut-être que je devrais rester aux alentours, juste au cas…
— Oh, mais vois-tu ce que je vois? chuchote Martin en me tapotant l’épaule. On dirait bien que nous avons de la visite…
Je me fige en apercevant Jonas, tout près de l’ouverture qui permet de sortir de la cour. Je retiens mon souffle et le rire du prêtre résonne à mes oreilles:
— Ne sois pas si timide, ma petite. Ce n’est qu’un humain, après tout.
Je force un sourire, mais j’ai bien envie de lui dire que moi aussi, je suis humaine, désormais. Qu’est-ce que c’est bizarre, d’ailleurs! Peut-être attend-il que je m’avance vers lui, mais comme j’ai déjà suffisamment de mal à reprendre mon souffle, c’est lui qui fait les premiers pas et qui s’approche de moi, en me scrutant de bas en haut.
— Tu es… magnifique dans cette robe, dit-il en guise de salutations.
— J’ai compris, je vous laisse! s’empresse de rigoler Martin en retirant son bras de mes épaules.
Je me sens ridicule et décontenancée devant son compliment, et je me mets à bafouiller en pointant mon bras:
— Avant… j’avais de drôles de marques, juste ici…
— Et tu les détestais, oui.
Sa main effleure mon épaule et descend jusqu’à mon coude, remonte en utilisant un autre chemin, comme s’il s’assurait que les empreintes ont vraiment disparu. Je le fixe, un nœud au fond du ventre, surprise par ses paroles. Lui ai-je parlé de ces marques depuis l’attaque? Je n’en ai pas le souvenir. Martin, alors?
— C’est… du maquillage? demande-t-il en reposant les yeux sur moi.
— Euh… non. Elles ont juste… disparu.
— Oh.
Il a un rire nerveux et cesse d’effleurer mon bras, le caresse simplement, sans chercher à retenir son geste:
— Tu dois être contente… tu détestais ces marques.
— Ouais bien… j’avais fini par m’y habituer.
Sa façon de rester là et de me toucher rend ma respiration difficile. S’il essaie de me charmer, il n’a vraiment pas à en faire autant!
— Dire que tu détestais que je te dise à quel point je te trouvais belle, tout ça à cause de cinq malheureuses marques!
Il recule d’un pas, me détaille de nouveau, comme s’il ne me reconnaissait pas, puis il sourit à m’en fendre le cœur:
— Regarde-toi… si belle… et dire que je n’ai plus que des yeux d’humain pour te voir telle que tu es.
Je le dévisage, incertaine de ce que mes oreilles entendent, mais plus encore de ce que mes yeux voient, mais n’arrivent pas à croire: Jonas est là. Mon Jonas. Ce regard qu’il pose sur moi… c’est le sien. J’en mettrais ma main au feu.
— Est-ce que… c’est toi? demandé-je avec une voix étouffée par l’émotion.
— Parce que tu en doutes? se moque-t-il faussement.
Je me jette à son cou et, même si je me suis défendu de pleurer, me voilà complètement en larmes, la tête enfouie contre son épaule, à ne pas croire ce qu’il chuchote à mon oreille:
— La mémoire m’est revenue brusquement cet après-midi. Je suis partie à ta recherche, là-bas, à la maison de campagne, mais vous étiez déjà partis. Puis Martin m’a téléphoné et m’a parlé de cette petite fête… et de ce qui s’est passé. Avec Sam.
Je reprends possession de mon corps et me détache de lui pour vérifier sa réaction, mais sa main cherche à me retenir et se pose sur ma joue, délicieusement douce.
— Je l’ai… embrassé, finis-je par dire.
— Oui. Et selon Martin… quel baiser c’était!
Il essaie de garder un air décontracté, mais je me doute que cela ne doit pas lui faire plaisir.
— Je l’ai réduit en cendres, ajouté-je.
— Tu veux dire… littéralement?
— Oui.
Il me reprend contre lui et m’embrasse doucement, sur le bout des lèvres. Je ferme les yeux, me pends à son cou et soupire de joie, même si je suis triste qu’il s’éloigne après un baiser aussi rapide.
— Moi aussi, tu m’as réduit en cendres, dit-il soudain. Heureusement… d’une façon un peu moins littérale…
Il essaie de plaisanter, mais je vois bien qu’il est ému de voir les larmes continuer de couler sur mes joues. Ses doigts les essuient patiemment et il secoue doucement la tête:
— Ne pleure pas, Liz. Si tu savais à quel point je m’en veux de t’avoir oubliée. Et aussi parce que je n’ai pas eu le courage de te dire que je t’aimais, l’autre soir, avant de partir pour la maison de campagne…
Je cache mon visage contre son épaule en chuchotant, paniquée:
— Tu veux me tuer ou quoi?
Il me repousse, m’oblige à relever mon visage vers lui, et reprend, de plus en plus vite:
— Tu ne te rends pas compte? J’aurais pu disparaître sans que tu saches combien je t’aimais!
— Tu m’as sauvé la vie, idiot!
— Et tu as sauvé la mienne, réplique-t-il du tac au tac. Pourtant, ça ne justifie pas mon silence. J’aurais dû t’obliger à m’écouter, l’autre soir, te forcer à entendre ce que je ressentais pour toi et pourquoi je n’ai pas osé t’en parler bien avant.
— C’est moi qui ne voulais rien entendre! J’étais terrifiée à l’idée qu’il t’arrive quelque chose…
— Et moi donc! Liz, je ne vais pas te mentir: je n’ai jamais aimé être un vampire et je ne comprenais pas ce que tu me trouvais.
Il fronce les sourcils et effectue une pause avant d’ajouter:
— Je ne le comprends toujours pas, d’ailleurs.
— Espèce d’idiot! rigolé-je en le frappant sur le torse.
Il sourit devant ma réaction, mais ne tarde pas à reprendre:
— J’avais peur de gâcher ta vie, peur que tu restes avec un homme qui serait incapable de t’offrir tout ce que tu étais en droit d’attendre.
— Jonas, tu me donnais bien plus que je n’en voulais!
— Mais pour combien de temps? Tu aurais forcément fini par te lasser de cet horaire ridicule qui t’obligeait à rester éveillée la nuit. N’as-tu jamais espéré marcher au soleil avec moi?
— Bien… oui, mais… je suppose que les femmes qui sont amoureuses d’une personne qui a un handicap quelconque se disent la même chose… Qui ne veut pas que son petit ami recouvre la vue ou… remarche?
Il a un rire trouble et ses yeux s’embuent de larmes:
— Un handicap? Liz, j’étais une abomination!
Je m’agrippe à son t-shirt à m’en faire mal aux doigts et je secoue la tête:
— J’étais très amoureuse de cette abomination-là.
— Et… en tant qu’humain… j’ai des chances ou…?
Je pouffe de rire et le frappe pour la seconde fois avant de me jeter à son cou. Décidément, je ne sais plus comment m’arrêter de pleurer et je gronde:
— Tu le fais exprès de me faire pleurer?
— Au contraire! J’essaie de trouver le moyen de passer le reste de ma vie avec toi. Et si possible, j’aimerais bien qu’elle soit longue…
Mon cœur fait deux tours dans ma poitrine et je peine à reprendre ma respiration tellement ses mots me submergent d’amour.
— Jonas, je ne te reconnais pas! Tu ne m’as jamais dit autant de choses!
— Parce que je ne m’en sentais pas le droit.
J’ai la sensation que mon cœur va exploser, surtout lorsqu’il se replace devant moi et me fixe à nouveau:
— Alors? En humain, j’ai une chance ou…? Parce que je ne suis plus aussi fort. Ni aussi rapide. Et ça risque d’être difficile de monter sur le toit, maintenant…
Le rire qui m’étrangle est fou et délicieux, mais je reprends doucement possession de mes moyens:
— On fera installer une échelle, pour le toit.
— Et pour le reste?
Je n’arrête plus de rire et pourtant, je sens que des larmes coulent toujours de mes yeux. Je dois être affreuse, mais dans les yeux de Jonas, je retrouve le seul regard que j’aie jamais espéré: celui d’un homme qui m’aime et qui me trouve magnifique. Quel bonheur!
— On peut déjà essayer de vivre une vie normale, lâché-je.
— Tu veux dire… trouver un travail, un appartement, se marier, faire des enfants…?
— Oh… euh… tout ça? demandé-je, surprise par la vitesse à laquelle il énumère sa liste.
— Cette fois-ci, je t’avertis: je n’ai pas l’intention de perdre la moindre minute que m’offre la vie.
Je le toise du regard:
— Et tu comptes m’embrasser cette année ou…?
Il pouffe de rire devant mon ton faussement autoritaire, puis s’exécute sur-le-champ, dévorant ma bouche avec le même feu qui l’habitait avant. Ce baiser élimine toutes mes peurs et chacun de mes doutes: Jonas est redevenu lui-même. Différent, peut-être, mais je ne peux plus douter qu’il s’agit de mon Jonas. Dieu me l’a rendu et, au même instant, il m’a offert ce que j’espérais depuis des années: une vie simple, humaine, normale… heureuse, aussi. Et comment pouvait-il mieux y parvenir qu’en me rendant l’homme que j’aime?