S’il existe des doutes quant à l’ordre dans lequel il faut disposer la vie et l’œuvre de Rousseau, il n’en existe malheureusement aucun à propos du poète belge Émile Verhaeren, tant il est clair que l’accident tragique qui lui coûta la vie en 1916 est annoncé avec précision dans ses poèmes et tant la lecture de ceux-ci dessine un itinéraire obligé vers le point où il devait de toute façon se rendre, et dont aucun des détours compliqués qui composent une existence ne pouvait l’éloigner durablement1.
Un peu effacé dans les livres consacrés à la littérature de langue française du XXe siècle, Verhaeren a pourtant connu une audience considérable à son époque, au point de faire figure de maître à penser pour toute une génération d’écrivains, aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan politique, le poète ayant été le chantre de la résistance de la Belgique à son occupation par l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale.
Si son audience a dépassé la Belgique, celle-ci demeure son objet poétique majeur. Car c’est moins d’un pays que Verhaeren est le peintre que d’un type de paysage – et pour ainsi dire de paysage intérieur – qui y trouve un lieu d’expression privilégié sans cependant s’y réduire. Paysage d’autant plus marquant qu’il est chargé d’une forte valeur symbolique, conformément à l’esthétique du courant littéraire auquel se rattache Verhaeren.
L’un des traits marquants de son univers est un sentiment de profonde tristesse, qui en imprègne toutes les composantes. Quel que soit le lieu décrit – ville, campagne, bords de mer –, une impression funèbre s’en détache, qui ne tient pas seulement aux thèmes ou aux images, mais aussi au rythme de la parole et à la manière dont l’écrivain parvient à leur faire exprimer sa propre souffrance.
Cette tristesse de Verhaeren s’est accentuée à l’occasion d’une longue période dépressive, qui s’est traduite dans ce qu’il est convenu d’appeler la « trilogie noire », composée de trois recueils de poèmes particulièrement sombres (Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs). Mais elle est en fait à l’arrière-plan constant d’un univers visuel et sonore parfaitement accordé à l’expression du malheur.
À cette humeur mélancolique plusieurs explications ont été avancées par les biographes, dont l’une tient à la perte de la foi, survenue à l’époque de la trilogie. Mais il est difficile de ne pas se demander, quand on voit le luxe de détails avec lesquels le poète décrit ce qui lui est arrivé dans le futur, dans quelle mesure ce n’est pas simplement celui-ci, porté à sa connaissance par l’écriture, qui l’aurait rendu à ce point morose.
Comme il existe en littérature une thématique du passé il existe aussi, en effet, une thématique de l’avenir, qui ne s’attarde pas sur la pression exercée par les événements anciens, mais s’intéresse à celle qu’exercent les événements du futur.
Or il est surprenant de voir comment se glissent dans la poésie de Verhaeren, parmi des thèmes paysagers attendus, liés aux plaines du nord, des thèmes plus insolites qui viennent se mêler à eux de manière insistante et finissent par s’imposer, sans que leur nécessité dans cet univers poétique, en tout cas à l’époque de leur écriture, soit évidente. Il en va ainsi de thèmes liés à la modernité industrielle, comme le fer ou l’acier, souvent appréhendés dans une tonalité de danger :
L’ombre s’affermissait sur les plaines captives
Et barrait de ses murs les horizons d’hiver ;
Comme en un tombeau noir, de vieux astres de fer
Brûlaient, trouant le ciel de leurs flammes votives.
On se sentait serré dans un monde d’airain
Où quelque part, au loin, se dresseraient des pierres
Mornes et qui seraient les idoles guerrières
D’un peuple encor enfant, terrible et souterrain2.
Ainsi se trouve mis en valeur un lien privilégié entre le fer et le tombeau, lien pour le moment incompréhensible, mais lourd d’obscures menaces. Dans d’autres poèmes, cette menace se fait plus explicite, et le métal est alors clairement associé à la mort du poète :
Sur un large échafaud tu porteras la tête ;
Et brilleront et les armes et les couteaux
Et le temps sera clair et ce sera la fête,
La fête et la splendeur du sang et des métaux3.
Que le fer porte la mort et puisse devenir une arme dans la tragédie finale, cet autre poème l’annonce, qui semble même décrire dans le détail, à travers l’image d’un cercueil de fer – reprenant celle du tombeau noir –, les circonstances concrètes des derniers instants :
Et vous aussi, mes doigts, vous deviendrez des vers,
Après les sacrements et les miséricordes,
Mes doigts, quand vous serez immobiles et verts,
Dans le linceul, sur mon torse, comme des cordes ;
Mes doigts, qui m’écrivez, ce soir de rauque hiver,
Quand vous serez noués – les dix – sur ma carcasse
Et que s’écrasera sous un cercueil de fer,
Ma carcasse4.
Être écrasé par un cercueil de fer, l’image encore imprécise fait coexister la ligne thématique de l’acier et celle de la mort, comme si l’écriture s’ingéniait à organiser, par le jeu et la place des mots, une répétition générale de cette ultime rencontre entre le corps de l’écrivain et celui de métal qui y mettra fin.
Mais cette angoisse devant certains symboles de la modernité n’est après tout pas si surprenante et Verhaeren n’est pas le premier écrivain à exprimer ses réticences ou ses peurs devant le temps présent. Ce qui va suivre est en revanche beaucoup plus inquiétant.
En effet, de ces poèmes révélateurs d’une association obsédante entre les métaux et l’angoisse de mort, surgit par moments, comme si elle venait cristalliser toute une série de peurs informes en quête d’un objet nommable, l’image cauchemardesque d’un train devenu fou :
Au loin, de longs tunnels fumeux, au loin, des boues
Et des gueules d’égoût engloutissant la nuit ;
Quand stride un cri qui vient, passe, fuit et s’éraille :
Les trains, voici les trains qui vont broyant les ponts,
Les trains qui vont battant le rail et la ferraille,
Qui vont et vont mangés par les sous-sols profonds
Et revomis, là-bas, vers les gares lointaines,
Les trains soudains, les trains tumultueux – partis5.
Et ces trains de mort ne sont pas isolés, mais participent de l’ensemble d’une scène organisée autour d’un lieu maudit, celui du quai :
Des quais sonnent aux chocs de lourds fourgons ;
Des tombeaux grincent comme des gonds ;
Des balances de fer font choir des cubes d’ombre
Et les glissent soudain en des sous-sols de feu ;
Des ponts s’ouvrant par le milieu,
Entre les mâts touffus dressent des gibets sombres
Et des lettres de cuivre inscrivent l’univers,
Immensément, par à travers
Les toits, les corniches et les murailles,
Face à face, comme en bataille.
Et tout là-bas, passent chevaux et roues,
Filent les trains, vole l’effort,
Jusqu’aux gares, dressant, telles des proues
Immobiles, de mille en mille, un fronton d’or6.
Un quai, donc, sur lequel se produirait – à en croire l’écriture – l’accident suprême, et qui semble déjà se préparer à l’accueillir :
Un soir, qu’avaient passé des attelages,
Avec des bruits de fers entrechoqués,
On trouva mort, le long du quai,
Un roulier roux qui revenait de Flandre.
On ne surprit jamais son assassin.
Mais, certes, moi, oh ! j’avais dû l’entendre
Frôler les murs, avec sa hache en main7.
Il n’y a pas jusqu’à la foule au milieu de laquelle le drame va survenir qui ne soit elle aussi présente à l’arrière-plan de la scène, comme pour assister au spectacle :
Et debout sur les quais ces lanternes fatales,
Parques dont les fuseaux plongent aux profondeurs ;
Et ces marins noyés, sous les pétales
Des fleurs de boue où la flamme met des lueurs.
Et ces marches et ces gestes de femmes soûles ;
Et ces alcools de lettres d’or jusques aux toits ;
Et tout à coup la mort, parmi ces foules8.
Un train menaçant, des bruits d’acier, un quai de gare sur lequel se presse une foule, tout un paysage sinistre émerge de ces poèmes, avec une netteté qui justifie que ce paysage ait finalement franchi la porte introuvable séparant la fiction de la réalité. Quand on en met ensemble les différents éléments, un site précis se dessine à l’horizon, comme en attente du personnage manquant à la complétude de la scène, lequel se trouve pour ainsi dire happé par la singularité du lieu où il est appelé à prendre fin.
C’est au psychanalyste Charles Baudouin que l’on doit d’avoir avec le plus de précision et de justesse retracé cette thématique de l’acier et du train chez Verhaeren, et surtout d’avoir tenté de trouver une solution raisonnée à l’invraisemblable glissement de cette thématique dans le réel. « Après avoir vécu ces évocations de trains, de fer, et de mort, est-il possible de ne pas être saisi étrangement par leur ressemblance avec la mort réelle, qui, un quart de siècle plus tard, devait échoir à Verhaeren9 ? »
Comme dans toute démarche psychanalytique, Baudouin remonte alors vers l’enfance du poète, où il identifie un traumatisme majeur, la perte d’une jeune amie morte accidentellement. L’évocation de la disparue revient en effet fréquemment dans les poèmes et témoigne de l’intensité avec laquelle fut vécu cet amour d’enfance – aux échos peut-être maternels –, puis ressentie la séparation.
Même longtemps après, la souffrance ne semble pas éteinte et les poèmes qui évoquent le deuil de la jeune disparue laissent par moments apparaître le désir d’en finir soi-même en sa compagnie :
Je me souviens aussi de cette histoire
Où deux enfants, les doigts unis, mouraient
D’un même coup de hache, un soir, dans la forêt ;
Et je voulais mourir ainsi, et je voulais
Dormir ainsi, avec toi seule,
Loin du monde, sans qu’on le sût jamais10.
Étranges images pour dire la volonté de rejoindre la jeune morte, et qui se font encore plus menaçantes quand la hache attire à elle, par associations successives, des visions d’angoisse où se mêlent le fer et les essieux :
J’entends encor
Le choc des fers et des essieux
Et les lourds camions sur les routes profondes11.
Les mêmes motifs d’angoisse se laissent donc retrouver précocement, comme les marques d’une écriture intérieure très ancienne et qui n’aurait de cesse de trouver à s’exprimer. Il semble que dès l’enfance ait été en place, dans l’imaginaire de Verhaeren, un réseau d’associations particulièrement dense, dominé par les éléments même dont le poète était destiné à mourir, et que la fin se soit ainsi trouvée plus proche du commencement que des périodes intermédiaires qui les ont, pour un temps, séparés.
Ce vers quoi convergent tous ces fils est à ce point inacceptable pour l’esprit que celui-ci est prêt à tout pour éviter de s’y trouver confronté. On pourrait alors se dire, pour résoudre le problème posé, que c’est une intention suicidaire qui a fait se réunir, au dernier moment, les deux lignes disjointes de l’œuvre et de la vie, et que Verhaeren a opté pour une conclusion qui entrerait en harmonie avec ses images intérieures primordiales.
Mais ce qui est sur le point de se produire en ce jour de novembre n’a rien d’un suicide et tout d’un accident. Et, tout en relevant les ahurissantes coïncidences entre les œuvres de Verhaeren et sa fin tragique, aucun commentateur n’a émis de doute quant au caractère accidentel de cette fin et n’a soutenu l’hypothèse du suicide.
Sans doute peut-on toujours, si l’on tient à se rassurer et détourner les yeux de ce qui les brûle, prétendre qu’il existe derrière tout accident une volonté intérieure d’agression contre soi. Et il est vrai que la recherche de cette limite incertaine entre hasard et intention secrète est déterminante, et qu’elle est d’une certaine manière l’objet même de ce livre.
Il demeure que tout n’est pas suicide dans les morts violentes et qu’il est impossible de se considérer comme inconsciemment engagé dans un phénomène mécanique aléatoire, où interviennent simultanément une foule que l’on ne maîtrise pas et une machine en acier sur laquelle on n’a pas de prise. Et le poète belge n’avait aucune raison, de ce fait, de se méfier de ce qui allait lui arriver le 27 novembre 1916.
Le lundi 27 novembre 1916, à Rouen, Émile Verhaeren, qui a donné la veille une conférence et a passé la journée à visiter la ville, se dirige vers la gare, afin de reprendre son train pour Paris. Le ciel, en cette soirée d’automne, a des teintes sombres, qui semblent secrètement accordées aux cris des sirènes et aux sonorités de l’acier.
Sur le quai la foule est abondante et se presse aux alentours du train, afin d’avoir une chance de trouver une place. Le convoi n’est pas encore complètement arrêté quand Verhaeren monte sur le marche-pied et, après avoir glissé sur un colis, tombe sur la voie. Les deux jambes sectionnées, il est emmené à l’hôpital où il meurt quelques heures plus tard12.
1. Tout ce chapitre – y compris dans le choix des citations du poète – doit beaucoup à l’ouvrage de Charles Baudouin, Le Symbole chez Verhaeren, Genève, Mongenet, 1924.
2. « Sous les porches », in Les Soirs (Émile Verhaeren, Œuvres II, Genève, Slatkine Reprints, 1977, p. 19).
3. « La tête », in Les Débâcles, op. cit., II, p. 106.
4. « Mes doigts », ibid., p. 95.
5. « Les Villes », in Les Flambeaux noirs, op. cit., II, p. 131.
6. « La Ville », in Les Campagnes hallucinées, op. cit., I, p. 11.
7. « Les pas », in Les Tendresses premières, op. cit., VIII, p. 28.
8. « Londres », in Les Soirs, op. cit., p. 37.
9. Le Symbole chez Verhaeren, op. cit., p. 117.
10. « Ardeurs naïves », in Les Tendresses premières, op. cit., VIII, p. 23.
11. Ibid., p. 24.
12. Sur les circonstances de cette mort, voir la biographie de Jacques Marx, Verhaeren. Biographie d’une œuvre, Académie royale de langue et de littérature française, 1996, p. 529-536.