La nuit de Noël 1938, Borges quitte son domicile pour se rendre dans la proche banlieue de Buenos Aires où habite une amie avec laquelle il envisage de passer la soirée. Dans l’hémisphère sud les nuits de cette saison sont encore tièdes, et ce n’est pas pour se réchauffer, mais parce qu’il a hâte d’être arrivé, que Borges presse le pas et franchit rapidement la courte distance qui sépare l’arrêt de bus de l’immeuble où habite son amie.
À cette seconde précise, le moindre incident de parcours peut encore modifier le destin. Si Borges attend au feu plutôt que de traverser immédiatement, si son lacet se défait et qu’il s’arrête pour le remettre, si même il se retourne sur la femme qu’il vient de croiser, il est possible que tout ce qui est sur le point de se produire et va changer définitivement sa vie s’en tienne là et soit annulé, ou simplement reporté. Mais tout, d’une certaine manière, n’est-il pas déjà en place, comme si les gestes qu’il effectue l’avaient déjà été une première fois et qu’il ne faisait que les répéter1 ?
Les thèmes de la blessure et de la fenêtre sont en effet présents très tôt chez Borges, par exemple avec l’histoire arrivée à Francisco Real – dit « le Corralero » –, qui défie au couteau, dans un bordel, Rosendo Juarez – dit « le Cogneur » – à propos d’une femme, la Lujanera. Mais Rosendo refuse le défi et préfère jeter son couteau par la fenêtre plutôt que de se battre :
Haut, près du plafond, il y avait une espèce de fenêtre allongée qui donnait sur la rivière. Rosendo avait pris le couteau des deux mains et le regardait fixement, comme s’il ne le reconnaissait pas. Soudain, il se dressa en arrière et le couteau fendit l’air et alla se perdre dans le Maldonado. Je me sentis comme glacé.
– Si tu me dégoûtais moins, je te découperais les abattis, dit l’autre. Et il leva la main pour le frapper. Alors la Lujanera se serra contre lui, lui mit les bras autour du cou et le regardant avec ces yeux qu’elle avait, lui dit d’un air furieux :
– Laisse-le, ce pauvre type qui nous a fait croire qu’il était un homme2.
Mort de honte en s’identifiant au lâche, le narrateur de l’histoire voit l’homme qui a refusé de se battre, Rosendo, s’éloigner. Quelques heures passent, puis la porte du bordel s’ouvre, laissant entrer la Lujanera, suivie de Francisco Real, blessé à mort. Les personnes présentes soupçonnent d’abord Rosendo, mais la Lujanera, qui a vu l’agresseur, l’innocente. Elles s’en prennent alors à la jeune femme, mais le narrateur entreprend de la défendre en montrant qu’elle n’aurait pu avoir la force de porter un tel coup de couteau. La décision est finalement prise de dissimuler le corps avant l’arrivée de la police en le faisant – par le même chemin qu’avait suivi le couteau – passer par la fenêtre.
Quand il rentre chez lui, le narrateur aperçoit une lumière brillant à sa fenêtre, signe probable qu’une femme l’attend. Alors il ressort son couteau court et tranchant, qu’il avait placé dans son gilet sous son aisselle, et vérifie qu’il ne porte plus la moindre goutte de sang. Ainsi le lecteur est-il fondé à penser que le mystérieux narrateur était en fait Rosendo lui-même, dédoublé dans la narration, qui s’est vengé à la fois de l’humiliation subie et de son rival.
L’histoire est racontée dans « L’homme au coin du mur rose », ou « Hombre de la esquina rosada », l’une des plus célèbres nouvelles de Borges, écrite en 1935. « Esquina », c’est-à-dire le coin de rue ou l’angle de mur, ou, plus précisément, tout angle qui dépasse, comme celui d’une fenêtre ouverte3. « Rosada », c’est-à-dire rouge ou rose, couleur de sang. Et donc, « Esquina rosada » : l’angle – ou le coin – ensanglanté.
Cet angle ensanglanté apparaît à différentes reprises dans la nouvelle. Il est évoqué par l’expression « profil en lame de couteau », utilisée par le narrateur pour qualifier le visage de son rival, Francisco Real4, puis, quelques lignes plus bas, dans la description du « petit couteau tranchant, glissé dans l’échancrure du gilet sous l’aisselle gauche » – celui que tient le narrateur-Rosendo –, puis, plus loin encore, dans celle de l’autre couteau, qui brille dans la main droite de Real5. L’angle réapparaît à nouveau, de façon plus explicite cette fois, avec la fenêtre ouverte sur la rivière par laquelle Rosendo se débarrasse du couteau, puis les amis de Real de son cadavre6. Et les thèmes de la fenêtre et du coin sanglant viennent à nouveau se rencontrer dans les dernières lignes de la nouvelle, quand le narrateur caresse le couteau du meurtre tout en regardant la lumière qui brille à la fenêtre et indique la présence de la femme convoitée7.
Une fenêtre analogue à celle que contemple Borges cette nuit de Noël 1938 – quelques années, donc, après l’écriture de la nouvelle – depuis le trottoir situé en bas de l’immeuble, où il s’est arrêté un moment avant de franchir le seuil. Perdu dans ses pensées, il fixe le rectangle lumineux qui se détache sur la façade et que traverse par moments la silhouette d’une femme qui ne se sait pas observée par l’homme qu’elle attend et poursuit paisiblement ses occupations. Mais, des deux, celui qui est le plus observé et attendu n’est pas la jeune femme, c’est Borges.
Cette nouvelle n’est que l’une de celles que Borges a écrites autour du thème du duel au couteau. Elle a été précédée d’autres textes, comme « Histoire policière » ou « Des hommes se battirent », qui traitent le même sujet. Et les mêmes thèmes réapparaissent dans d’autres nouvelles – qui sont, elles, postérieures à cette nuit tragique de 1938 – comme « Le défi », « Le Sud » et « La fin ».
« Le Sud » est sans doute la nouvelle qui établit le plus clairement le lien entre le motif répétitif du duel au couteau et l’événement biographique qui nous occupe ici, et, en tout cas, met le plus nettement en évidence les liens entre blessure et fenêtre. Le héros, Juan Dahlmann, secrétaire d’une bibliothèque municipale, semble d’ailleurs un double de Borges :
Dans les derniers jours de février 1939, quelque chose lui arriva.
Aveugle pour les fautes, le destin peut être implacable pour les moindres distractions. Dahlmann avait acquis ce soir-là un exemplaire incomplet des Mille et Une Nuits de Weil. Impatient d’examiner sa trouvaille, il n’attendit pas que l’ascenseur descende et monta avec précipitation les escaliers. Quelque chose dans l’obscurité lui effleura le front. Une chauve-souris ? Un oiseau ? Sur le visage de la femme qui lui ouvrit la porte, il vit se peindre l’horreur et la main qu’il passa sur son front devint rouge de sang. L’arête d’un volet récemment peint, que quelqu’un avait oublié de fermer, lui avait fait cette blessure8.
Gravement blessé et victime d’une septicémie, Dahlmann est hospitalisé. Quand il sort de l’hôpital, il décide sur les conseils du médecin de partir en convalescence dans sa propriété et prend le train. Mais celui-ci s’arrête une station avant la sienne et il est obligé de marcher jusqu’à une boutique de location de voiture. Là, trois hommes le provoquent et l’un d’eux finit par le menacer avec un couteau. Dahlmann refuse de se battre, faute d’arme, mais quelqu’un lui en offre une, et il est alors contraint de sortir pour un duel dont il pressent qu’il lui sera fatal :
Ils sortirent ; et si, en Dahlmann, il n’y avait pas d’espoir, il n’y avait pas non plus de peur. Il sentit, en passant le seuil, que mourir dans un duel au couteau, à ciel ouvert et en attaquant de son côté son adversaire, aurait été une libération pour lui, une félicité et une fête, la première nuit dans la clinique, quand on lui enfonça l’aiguille. Il sentit que si, alors, il eût pu choisir ou rêver sa mort, celle-ci était la mort qu’il aurait choisie ou rêvée.
Dahlmann empoigne avec fermeté le couteau qu’il ne saura sans doute pas manier et sort dans la plaine9.
Ainsi l’association est-elle faite explicitement entre la blessure due au choc avec la fenêtre et le duel mortel au couteau. Association renforcée par plusieurs passages qui rappellent les circonstances de la scène de l’escalier. Ainsi lit-on, à propos du narrateur, qu’« une des habitudes de sa mémoire était l’image des eucalyptus embaumés et de la longue demeure rose, qui autrefois fut cramoisie10 ». Plus loin, il est dit de la boutique mortelle qu’elle « avait été une fois rouge vif, mais les années avaient heureusement tempéré cette couleur violente11 ».
Contrairement au texte précédent, qui était antérieur à l’événement de la nuit de Noël 1938, ce texte-ci – aussi explicite soit-il sur ce qui va suivre – est postérieur à cette nuit et ne peut être présent à l’esprit de Borges au moment où il traverse la rue et pénètre dans l’immeuble où habite son amie. Mais, ne faisant que donner une lecture plus claire de ce qui était déjà contenu dans le texte précédent, il est bien, d’une certaine manière, présent et actif dans ce qui a, dès lors, commencé de se réaliser.
Dire que des forces mystérieuses conduisent nos existences ne peut suffire à l’homme éclairé et les hypothèses irrationnelles prônées par Breton et ses amis appellent en retour les hypothèses rationnelles.
S’il n’est pas insensé ainsi d’établir des liaisons entre les nouvelles de Borges et l’événement vers lequel le portent ses pas cette nuit-là, il est impossible de ne pas interroger la manière dont ces liaisons s’effectuent dans le discours qui feint de les identifier en leur donnant la vie.
C’est en effet tout un processus de lecture, c’est-à-dire d’agencement de fragments textuels, qui permet d’inscrire dans la continuité d’une histoire organisée – laquelle n’a pas, en elle-même, la cohérence que nous lui prêtons – ce moment où Borges, négligeant d’attendre l’ascenseur, décide, sans connaître encore la portée de son geste, de s’engager dans l’escalier mal éclairé de l’immeuble.
Lecture qui dégage, c’est-à-dire construit, des ressemblances, par exemple entre cet escalier que gravit Borges et ceux des nouvelles, en prélevant dans les textes des passages relativement brefs, qui n’acquièrent de signification que par l’accent transitoire qui se trouve porté sur eux.
Et lecture qui transforme chaque citation – même si elle reste apparemment identique à elle-même –, en l’interprétant depuis le point d’arrivée où on veut la conduire, c’est-à-dire la lumière aveuglante de l’événement qu’elle se trouve alors annoncer, et vers lequel se porte Borges, cette nuit de Noël 1938, en montant à tâtons les marches qui le séparent de son amie.
Caractéristique de ce poids de la lecture est l’interprétation psychanalytique. Ayant retracé avec beaucoup de minutie la série des textes littéraires qui décrivent l’événement le plus dramatique de la vie de Borges, Didier Anzieu, ainsi, propose une lecture freudienne à la fois convaincante et attendue, fondée sur le fait que l’accident s’est produit l’année même de la mort du père de Borges. C’est poussé par une identification inconsciente à celui-ci que Borges aurait provoqué l’événement, accident annoncé par toute une série de nouvelles centrées sur le thème du duel au couteau et où se dessinerait, avant de venir s’incarner dans la réalité, l’image d’un angle couvert de sang12.
Mais cette lecture œdipienne des nouvelles ne peut se faire qu’au prix d’un recours massif au symbolisme. Les circonstances précises de l’accident n’apparaissent dans les textes de Borges que bien des années plus tard. Il est vrai que « L’homme au coin du mur rose » donne une place importante à la fenêtre, puisque c’est par elle que Rosendo se débarrasse du couteau et les amis de Real de son cadavre. Mais l’association couteau / fenêtre n’est à l’époque chargée d’aucune valeur particulière.
Cette association va être véritablement constituée après coup et ce à deux niveaux. Elle est d’abord le fait de Borges lui-même, qui reprend les éléments des contes antérieurs au drame en en accentuant certains détails et en les disposant autrement dans « Le Sud ». Cette fois, la fenêtre et le couteau sont fortement reliés l’un à l’autre, à la fois métonymiquement – c’est le choc avec la fenêtre qui conduit Dahlmann à l’hôpital, puis dans la boutique où il va mourir – et métaphoriquement – la fenêtre devient une arme en le frappant à l’instar du couteau. Ainsi Borges donne-t-il une valeur nouvelle à ce texte ancien en l’éclairant par l’accident postérieur de la fenêtre, mais il est difficile de dire que celui-ci s’y trouvait contenu ou annoncé.
Et c’est aussi Anzieu qui constitue après coup cette association en dégageant une continuité entre toute une série de textes marqués par le thème du duel au couteau. Mais ce n’est pas d’un coup de couteau que va être victime Borges et le choc ne reçoit de valeur auto-agressive qu’à la suite d’une interprétation, qui prend en compte la coïncidence de cet accident avec la mort du père pour y déceler des marques actives de culpabilité inconsciente.
Aussi convient-il, face à ce genre de coïncidences, de ne pas se précipiter vers les hypothèses irrationnelles et de se demander s’il n’existe pas d’explication simple qui puisse en rendre compte. L’intérêt de l’exemple de Borges n’est pas seulement de montrer l’importance de l’interprétation, il est aussi de rappeler – et précisément chez l’auteur qui permet peut-être le mieux de le penser par les thématiques de son univers – que certaines coïncidences mystérieuses peuvent s’expliquer plus simplement par le jeu mathématique des probabilités.
Si l’on enlève à l’accident de 1938 cette double lecture organisatrice, la fenêtre reste une fenêtre et sa transformation accidentelle en arme un événement affecté d’un tel coefficient d’aléatoire, surtout dans une ville sud-américaine où l’état général des immeubles laissait sans doute à désirer, qu’il est vain d’espérer démêler, dans l’écheveau des séries causales, les traces d’une quelconque nécessité.
Il est vrai qu’il existe d’autres fenêtres dans les textes de Borges antérieurs à 1938, mais il existe aussi bien d’autres objets susceptibles de se transformer en armes, et qui ne le sont pas devenus, faute d’avoir été accrédités par un accident ultérieur. Et, si l’on part de l’accident de 1938, il n’y a aucune invraisemblance, du simple point de vue des probabilités, à ce que l’on en retrouve des traces annonciatrices dans les textes antérieurs.
De même l’accident a peut-être été pour quelque chose dans la cécité de Borges, mais celle-ci ne l’a pas suivi immédiatement. Par ailleurs, l’écrivain souffrait déjà d’une maladie des yeux héréditaire, et il est vraisemblable qu’il aurait fini un jour par devenir aveugle sans cette cause immédiate.
Curieusement, ce sont les textes fantastiques de Borges qui soutiennent les hypothèses rationnelles, et notamment l’un de ses plus célèbres, écrit juste après l’accident, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte13 ». En imaginant qu’un écrivain pourrait se retrouver avoir rédigé sans le vouloir des chapitres entiers de l’œuvre de Cervantès, Borges insiste sur le rôle déterminant du hasard dans la production de la ressemblance.
Et si deux textes littéraires écrits par deux écrivains différents se retrouvent absolument semblables, on ne voit pas pourquoi, au nom du même hasard, une vie ne viendrait pas ressembler à des textes littéraires, et pourquoi la rencontre brutale de la tête de Borges avec le coin d’une fenêtre d’escalier ne serait pas, en-dehors de toute prédestination écrite, due simplement à la malchance.
C’est après le troisième palier de l’immeuble que l’obscurité commença à se faire plus dense. Sa main tâtonna sur le mur et appuya sur un objet qui s’en détachait, mais sans résultat. Peut-être l’ampoule était-elle cassée ou bien l’interrupteur ne fonctionnait-il pas. Toujours est-il que rien ne se produisit, et qu’il fallut en un éclair décider de continuer ou d’attendre l’ascenseur.
Le rectangle lumineux de la machine semblait un dernier avertissement et il était encore possible de tout arrêter. Mais une autre lumière venue de plus haut faisait comme un appel à poursuivre la montée, et il devenait plus facile à chaque marche de trouver un emplacement suffisant pour poser le pied. C’était d’une fenêtre ouvrant sur une rivière – dont on pouvait entendre au loin le bruit assourdi – que venaient ces fragments de lumière, qui auraient suffi à permettre de gagner l’étage suivant si Borges n’avait tout à coup senti, au moment précis où il accélérait le pas, la lame d’un couteau effilé lui pénétrer la tête14.
1. Tout ce chapitre doit beaucoup à l’article de Didier Anzieu, « Le corps et le code dans les contes de Borges », in Le Corps de l’œuvre, Gallimard, 1981.
2. « L’homme au coin du mur rose », in Borges, Histoire universelle de l’infamie, Christian Bourgois éditeur, 1985, p. 99-100.
3. Voir les remarques de Didier Anzieu (op. cit., p. 297) – dont nous nous inspirons largement ici –, qui propose de traduire la nouvelle par « L’homme à l’angle rougeâtre ».
4. Borges, op. cit., p. 96.
5. Ibid., p. 98.
6. Ibid., p. 99-100 et p. 106.
7. Ibid., p. 107.
8. Fictions, Gallimard (Folio), 1986, p. 178.
9. Ibid., p. 185.
10. Ibid., p. 177.
11. Ibid., p. 182.
12. Didier Anzieu, op. cit., p. 299-300.
13. Fictions, op. cit.
14. Sur cet accident, voir Emir Rodriguez Monegal, Jorge Luis Borges, Gallimard, 1978, p. 372-378.