CHAPITRE III

L’HYPOTHÈSE FREUDIENNE

 

Entre les hypothèses irrationnelle et rationnelle il y a place pour une troisième, que nous avons déjà croisée à plusieurs reprises, notamment sous la plume de Didier Anzieu, et qu’il est temps d’examiner plus en détail. Il s’agit de l’hypothèse freudienne, qui recoupe aussi celle des surréalistes, sans cependant se confondre avec elle, et qui a le mérite d’offrir une véritable cohérence.

Pour présenter cette hypothèse, nous prendrons comme point de départ l’un des ouvrages les plus célèbres de la critique psychanalytique, celui que Marie Bonaparte a consacré à la vie et à l’œuvre d’Edgar Poe. Livre célèbre pour décrire l’influence du passé, mais où se confirme aussi une fois de plus, y compris dans leurs conséquences dramatiques, à quel point des textes peuvent parfois trouver leur inspiration la plus authentique dans les événements qui leur succèdent.

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C’est en 1842 qu’Edgar Poe publie l’un de ses plus célèbres contes, « Le Portrait ovale ». Récit en abyme, qui voit un premier narrateur, perdu avec son domestique dans les Apennins, forcer la porte d’un château et s’installer pour la nuit dans l’une des chambres où il découvre à la fois un petit livre et un tableau sur le mur, représentant une jeune fille, prénommée Virginia, si bien peinte qu’elle donne le sentiment d’être en vie. La lecture du livre lui ouvre l’accès à l’histoire du tableau et du livre.

Ce récit, écrit à la troisième personne, raconte comment Virginia rencontra, aima et épousa le peintre, lequel avait « déjà trouvé une épouse dans son Art1 », art qu’elle perçoit rapidement comme un rival. Aussi est-ce avec inquiétude qu’elle apprend le projet du peintre de faire son portrait. Mais elle accepte par amour de se plier à son désir et de poser pendant de longues heures :

Mais lui, le peintre, mettait sa gloire dans son œuvre qui avançait d’heure en heure et de jour en jour. – Et c’était un homme passionné, et étrange et pensif, qui se perdait en rêveries ; si bien qu’il ne voulait pas voir que la lumière qui tombait si lugubrement dans cette tour isolée desséchait la santé et les esprits de sa femme, qui languissait visiblement pour tout le monde, excepté pour lui. Cependant elle souriait toujours, et toujours, sans se plaindre, parce qu’elle voyait que le peintre (qui avait un grand renom) prenait un plaisir vif et brûlant dans sa tâche, et travaillait nuit et jour pour peindre celle qui l’aimait si fort, mais qui devenait de jour en jour plus languissante et plus faible2.

Plus le portrait progresse et plus la ressemblance s’accentue avec le modèle, mais, dans le même temps, plus Virginia s’étiole, d’autant plus rapidement que le peintre s’est enfermé avec elle dans la tour du château, où personne n’est autorisé à pénétrer :

Et il ne voulait pas voir que les couleurs qu’il étalait sur la toile étaient tirées des joues de celle qui était assise près de lui. Et quand bien des semaines furent passées, et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait réalisé ; mais une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il devint très pâle, et il fut frappé d’effroi ; et criant d’une voix haletante : – En vérité c’est la Vie elle-même ! – il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée, – elle était morte3 !

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Contrairement à ce que nous avons écrit, la femme au portrait n’a pas de prénom, mais, si elle en avait un, on pourrait lui donner en effet celui de Virginia. Car il existe entre la femme du peintre et celle de l’écrivain une telle série de ressemblances qu’il est difficile de ne pas se demander s’il ne s’agit pas de la même, et que la limite est sans cesse franchie, qui devrait séparer la réalité de la fiction.

C’est en 1829, à l’âge de vingt ans, que Poe fait la connaissance de Virginia Clemm, alors âgée de sept ans, lorsqu’il est recueilli par sa tante, la mère de l’enfant, Maria Poe-Clemm. Celle-ci habite alors Baltimore, en compagnie de sa fille, de son fils Henry, de sa mère et du frère d’Edgar. Virginia est une jolie petite fille aux cheveux bruns, dont on peut penser qu’elle s’éprit très tôt de son grand cousin4.

En entrant à l’académie militaire de West Point, Edgar Poe se trouve séparé de sa cousine, mais il est radié un an plus tard et regagne Baltimore où il s’installe à nouveau chez les Clemm. Il tombe alors amoureux de Mary Devereaux, avec qui il entretient une liaison pendant une année. C’est aussi pendant cette période qu’il perd son père adoptif, M. Allan. N’ayant plus comme soutien que Mrs Clemm, il se rapproche de Virginia, avec qui lui vient l’idée de se marier, bien qu’elle soit âgée de douze ans (lui en a vingt-cinq). Un mariage clandestin a finalement lieu en 1835, alors que Virginia a treize ans, puis est suivi d’une cérémonie officielle l’année suivante5.

À cette époque, Virginia est probablement déjà malade, d’une tuberculose qu’elle a pu contracter auprès d’Henry Poe, son frère. Elle est en tout cas d’une pâleur singulière, qui n’a pu qu’émouvoir un écrivain dont toutes les héroïnes lui ressemblent, même s’il n’est pas assuré qu’il ait su de quelle maladie elle était atteinte.

Et la maladie ne va cesser de s’aggraver, accentuée par les conditions d’extrême misère dans lesquelles vivent les Poe, qui éprouvent des difficultés à se nourrir et à se chauffer, au point qu’une souscription publique est lancée dans la presse pour leur venir en aide.

Comme l’écrit Marie Bonaparte, « Virginia ne pouvait rester toujours mourante sans enfin mourir6 ». Et le 30 janvier 1847,

[...] tandis qu’Edgar devait revivre, en réalité cette fois, toutes les affres de l’agonie de Rowena que Ligeia entraîne dans la mort, le souffle haletant de Virginia tout à coup s’éteignit et le frêle petit cadavre s’immobilisa – comme autrefois un autre frêle cadavre de femme – sous les yeux de son mari, à la lueur des chandelles.

On s’aperçut, après la mort de Virginia, qu’on n’avait aucun portrait d’elle. Une des dames présentes fit à la hâte une aquarelle, celle-là même qui, reproduite à l’infini, nous a transmis les traits de la femme-enfant d’Edgar Poe7.

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Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il n’existait aucun portrait de Virginia. Car ce ne sont pas ses portraits qui manquent, en tout cas dans l’œuvre de Poe. C’est même toute l’œuvre qui en décline indéfiniment la figure, en immortalisant l’image d’une jeune fille fragile et blafarde sur le point de s’éteindre. Virginia, ainsi, prend place dans une série à laquelle appartient la jeune femme du portrait ovale, mais tout autant des héroïnes comme Ligeia, Bérénice ou Rowenta.

Mais que signifie ici « prendre place » ? Il faut en fait distinguer entre l’époque de la rencontre et celle de la disparition, puisque dix-huit années les séparent. Quand il rencontre Virginia en 1829, Poe n’a encore écrit aucun de ses grands contes, et il est difficile de dire que la littérature précède la vie. En revanche, à l’époque de la mort de la jeune femme, les grands textes sont écrits, et notamment celui qui raconte cette mort avec le plus de soin amoureux, « Le Portrait ovale ».

Se dire alors que Poe s’est inspiré de la mort de Virginia pour écrire « Le Portrait ovale » est parfaitement exclu, pour cette raison simple que le conte, publié en 1842, précède de plusieurs années la mort de la jeune fille. C’est bien au contraire la mort de Virginia qui s’est clairement inspirée du « portrait ».

Qu’il s’agisse de la même histoire, et d’abord du même personnage, ne pouvait échapper à Marie Bonaparte :

On n’a pas grand peine à reconnaître en cet artiste génial, fou, obsédé et sadique à sa façon, Poe à nouveau. L’histoire du peintre avec son modèle est, en effet, transposée sur un mode symbolique, celle de l’artiste même que fut Edgar Poe, celle de ses rapports à son Art. Le Portrait ovale tient dans l’œuvre poesque, à l’échelle d’un médaillon, la place que tient dans l’œuvre wagnérienne la fresque des Maîtres Chanteurs8.

Mais il y a bien plus et bien pire. Il faut en effet se rendre à l’évidence, aussi douloureuse soit-elle, et admettre que nous avons affaire ici à quelque chose d’inimaginable, et que Marie Bonaparte ne fait que suggèrer sans aller jusqu’au bout de sa pensée :

Ce que nous avoue le Portrait ovale ? Que pour accomplir ces chefs-d’œuvre macabres où sourient et blémissent les Bérénice, les Madeline, les Ligeia, il fallait que la couleur, la vie fussent « tirées des joues » d’une mourante. Pour qu’Edgar Poe devînt la sorte d’artiste qu’il était, il fallait que mourût une femme. Il y a, dans ce conte, l’accent du remords de l’homme mêlé à l’accent triomphant de l’artiste, comme si l’homme se sentait responsable – tant il pouvait sinistrement en jouir et en profiter, tant par conséquent il pouvait la désirer – de la mort d’une femme9.

Marie Bonaparte s’approche en effet très près de la vérité, sans toutefois oser la nommer, lorsqu’elle remarque :

Or, lorsqu’Edgar Poe écrivit le Portrait ovale, une femme, de fait, se mourait à ses côtés, une femme qui servait, à ses contes-tableaux, de modèle. De ce modèle il avait besoin, et c’est une des grandes raisons pour lesquelles la petite candidate à la phtisie, Virginia, avait été choisie par lui pour compagne. Le modèle actuel lui donnait les attitudes précises dont il pouvait avoir besoin10.

Ce dont il s’agit ici en effet – même si le mot ne sera jamais prononcé – est un meurtre minutieusement organisé, et de surcroît organisé selon les modalités que la nouvelle avait, non pas annoncées, mais racontées quelques années auparavant : celles d’un meurtre par l’art, où la victime est anéantie par cela même qui a pour fonction de la mettre en valeur.

Meurtre particulier, que l’on pourrait dire par métalepse, pour reprendre cette figure du récit, longuement analysée par Gérard Genette11, qui permet de glisser d’un niveau narratif à un autre. La même aventure survient à la Virginia de Poe et à celle de son peintre : elles passent de la vie de l’artiste à son œuvre, passage qui les transfigure esthétiquement, mais en même temps les met à mort.

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Face à une situation comme celle-là, ni les hypothèses fantastiques ni les hypothèses scientifiques ne tiennent véritablement.

L’hypothèse fantastique, que nous avions examinée avec Breton, impliquerait l’existence de lois souterraines inconnues qui noueraient entre eux les faits de la vie et les événements du texte. Mais, quelle que soit l’apparente proximité de l’univers de Poe avec le surnaturel, aucune loi de cet ordre ne semble ici se dégager, apte à rendre compte avec précision du retour dans l’existence de scènes décrites dans l’œuvre.

Quant à l’hypothèse scientifique, elle implique de supposer que des convergences aussi grandes pourraient être le résultat de phénomènes aléatoires, où l’interprétation infiltrerait après coup une forme de nécessité. Mais comment penser que les proximités relevées ici pourraient être de simples coïncidences et que l’exécution artistique d’une femme – dont le modèle, de surcroît, se répète de texte en texte – pourrait se retrouver dans la vie et dans l’œuvre d’un créateur sans qu’un lien profond unisse les deux meurtres ?

Il est vrai alors que l’hypothèse freudienne, plus nettement peut-être que dans le cas de Borges pour qui elle impliquait un vaste travail de reconstruction et l’ignorance des probabilités, peut offrir une forme de lisibilité à ce qui s’est produit, en pliant les faits à une logique originale. Elle implique de placer au premier plan ce qu’il est convenu d’appeler en psychanalyse l’activité du fantasme.

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Par « fantasme », la psychanalyse entend un scénario imaginaire auquel participe le sujet en compagnie de proches ou de leurs substituts, et grâce auquel il se représente une situation de jouissance. Scénario répétitif, même s’il peut connaître des variantes, parce que très proche du désir du sujet.

Or le fantasme est doublement en rapport avec la réalité. D’une part, il s’en inspire, puisque sa fonction est de réaménager des situations antérieures en leur trouvant une issue plus favorable. Mais il n’est pas non plus sans effet de retour sur la réalité. Le propre du fantasme, en effet, dans une perspective freudienne, est de former un écran organisateur du monde. Ainsi un fantasme masochiste ne se contentera-t-il pas d’exprimer une situation psychique, il tendra à devenir effectif, en incitant celui qu’il occupe à le réaliser par des voies détournées.

Dans cette perspective freudienne, le fantasme est le mot-clé de l’organisation des rapports entre vie psychique et réalité, à condition d’introduire un troisième terme, qui est celui de texte. On peut en effet supposer que les textes littéraires entretiennent une relation de proximité particulière avec le fantasme et qu’ils sont ainsi porteurs de ses lignes de faîte, avant même qu’il vienne s’incarner dans la réalité.

À suivre cette hypothèse, il n’est plus nécessaire de considérer dans un seul sens les relations entre la vie et l’œuvre. L’œuvre dépend évidemment de la vie, mais la vie dépend aussi de l’œuvre, puisque l’une et l’autre sont les expressions diverses d’une structure commune qui en sous-tend en profondeur les développements. Et cette structure est d’autant plus insistante qu’elle puise ses sources dans des événements très anciens de l’histoire du sujet :

Des biographes, tel Hervey Allen, ont par suite avancé que Virginia, en entrant dans la vie d’Edgar, lui avait apporté le « prototype de ses héroïnes ». Certes Bérénice, cousine également d’Egaeus, ressemble étrangement à Virginia. Mais Ligeia pourtant est d’un autre type, plus grand, plus dominateur, avec ses yeux et sa « science » sublimes. Et si Virginia entra dans le terrible royaume où hantait l’âme de son sombre mari, c’est qu’une autre lui en avait frayé le chemin. Ligeia avait été le premier amour du héros qui, pour Rowena, sa seconde femme, prépare la sinistre chambre nuptiale aux tentures d’or éventées. De même, avant que Virginia entrât dans l’œuvre comme dans la vie d’Edgar Poe, il fallait qu’Elizabeth Arnold, la première, l’y eût précédée.

D’ailleurs, si Edgar Poe ne commença à écrire ses contes qu’à Baltimore, auprès de Mme Clemm et de Virginia, sa poésie antérieure elle-même en témoigne : l’héroïne macabre en lui préexistait12.

La Virginia du conte comme la Virginia de l’existence de Poe, dans cette hypothèse, se ressemblent moins l’une à l’autre qu’elles ne ressemblent à une troisième femme à qui elles ont emprunté leurs traits, imaginaires ou réels, et qui en fournit la clé secrète : Elizabeth, la mère de Poe, dont le visage oublié ne cesse de se diffracter sur les productions de la littérature et de la vie, en les illuminant de sa présence et en conférant aux unes et aux autres une teinte semblable.

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Solution harmonieuse au problème de la prédestination littéraire, l’idée de fantasme permet de sortir heureusement des apories des lectures irrationnelles et rationnelles. Les similitudes étranges entre des textes et des événements postérieurs les relieraient moins entre eux qu’ils ne les relieraient à une source commune, qui les éclairerait ensemble en leur conférant des traits similaires.

Il n’est pas évident cependant que cette hypothèse suffise à rendre compte des paradoxes liés à ce type d’événement, ni de ce sentiment, qui s’impose parfois à l’observateur, d’un véritable déterminisme de l’avenir. Sans doute manque-t-il à cette proposition trop rationnelle ce que tous nos exemples appellent, à savoir une autre conception du temps, qui ne le penserait plus uniquement de l’avant vers l’après, mais aurait le courage d’en inverser la ligne.


1.  Nouvelles histoires extraordinaires, Gallimard (Folio), 1991, p. 322.

2 Ibid.

3 Ibid., p. 323.

4 Voir Marie Bonaparte, Edgar Poe, sa vie, son œuvre, I, PUF, 1958 (1933), p. 59-60.

5 Ibid., p. 91-93.

6 Ibid., p. 171.

7 Ibid., p. 174.

8 Marie Bonaparte, op. cit., II, p. 323.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Métalepse, Seuil, 2004. Un exemple célèbre de métalepse figure dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, où l’acteur d’un film, apercevant dans la salle, pendant la projection, une spectatrice séduisante, sort de l’écran pour la rencontrer. Chez Poe, le mouvement est inverse, puisque, aussi bien dans la nouvelle que dans la vie, c’est le personnage de la réalité qui « entre » dans la fiction écrite ou peinte.

12 Marie Bonaparte, op. cit., I, p. 95.