Si Le Portrait de Dorian Gray offre un modèle permettant de penser l’influence de l’art sur la vie, c’est dans un autre texte plus théorique que celle-ci se trouve véritablement étudiée. Ce texte s’appelle Le Déclin du mensonge1 et a été publié en 1889, un an donc avant le Portrait, deux avant la rencontre avec Alfred Douglas, ce qui ne l’empêche pas de tenir compte, avec la plus grande attention, de ces deux événements.
Le Déclin du mensonge met en scène deux personnages, Cyril et Vivian, décrits en pleine conversation. Celle-ci porte sur un article que Vivian vient d’écrire et où il fait l’apologie du mensonge. Critiquant toute la littérature contemporaine, et notamment les auteurs réalistes comme Zola, Vivian revendique la nécessité pour la littérature de se défaire de l’imitation de la vie pour inventer un monde propre.
Mais il fait ensuite un pas de plus. Non seulement l’art véritable ne doit pas chercher à imiter la vie, mais l’expérience prouve que c’est très souvent la vie qui imite l’art : « Quelque paradoxale que la chose puisse paraître, – et je sais le danger des paradoxes –, il n’est pas moins certain que la vie imite bien plus l’art que l’art n’imite la vie2 ». Le but de la vie, en effet, est de « trouver sa propre expression et [...] l’art lui offre certains moyens heureux de réaliser cet effort3 ».
Il en va ainsi des phénomènes naturels : « À qui donc, sinon aux impressionnistes, devons-nous ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues, estompent les becs de gaz, et transforment les maisons en ombres monstrueuses ? À qui, sinon à eux et à leur maître, devons-nous les exquises brumes d’argent qui rêvent sur notre fleuve et muent en frêles silhouettes de grâce évanescente les ponts incurvés et les barques qui tanguent4 ! » Sans doute ces phénomènes se produisaient-ils depuis longtemps, mais ils n’avaient pas d’existence réelle avant que l’art les invente.
Cette imitation de l’art par la vie fait de celle-ci par moments un mauvais plagiaire. Il en va ainsi des couchers de soleil, que plus personne ne peut regarder depuis Turner, qui les a inventés, puis portés à un degré inégalable de perfection : « Hier, Mrs. Arundel a voulu à toute force m’attirer à la fenêtre, pour me faire contempler le ciel glorieux, comme elle disait. Il a bien fallu que je m’exécute, car c’est une de ces Philistines absurdement jolies, à qui l’on ne peut rien refuser. Et qu’avait-elle à me montrer ? Un Turner de seconde classe, un Turner de la mauvaise époque, avec une exagération criante de tous les pires défauts du peintre5 ».
Si la théorie de l’influence de l’art sur la vie concerne pour beaucoup les phénomènes naturels, elle semble aussi s’appliquer aux êtres humains. Ainsi est-ce Hamlet qui invente le type de pessimisme caractérisant l’époque de Wilde6. Balzac, avec Rubempré ou Rastignac, fournit des modèles d’ambition à la jeunesse7. D’où cette formule : « La littérature devance toujours la vie, elle ne la copie pas, mais la conforme à ses fins8 ».
Ainsi retrouvons-nous le thème mis en scène dans le Portrait et expérimenté par Wilde lui-même tout au long de sa vie, celui d’une détermination par les livres, dont nous serions à notre insu les habitants : « Nous nous contentons d’obéir, avec additions inutiles et renvois aux bas de pages, à la fantaisie, au caprice ou à la vision créatrice d’un grand romancier9 ».
Sans doute Wilde en reste-t-il à des généralités sans prendre d’exemples dans sa vie personnelle. Il demeure qu’il est difficile, quand on sait que Le Déclin du mensonge a précédé de peu, c’est-à-dire suivi, la publication du Portrait de Dorian Gray et la rencontre avec Alfred Douglas, de lire sans frémir des phrases comme celle-ci : « Un grand artiste invente un type que la vie, comme un éditeur ingénieux, s’efforce de copier et de reproduire sous une forme populaire10 ». Il est probable que Wilde se serait dispensé, s’il avait su que la vie le copierait avec une telle fidélité, d’inventer le personnage de Dorian Gray.