EN GUISE DE COMMENTAIRE
La Shaggå des sept reines sirènes fut élaborée durant une période de cendres. Cette période s’étala autour des années zéro, sur les interminables années qui accompagnèrent le passage d’un siècle hideux à un siècle absurde, et elle fut longue, très longue. Mais au fond de notre souvenir commun, au tréfonds des cauchemars que nous partagions dans la solitude et dans une folie qui jour après jour nous gagnait, elle paraît courte – peut-être parce que le temps qui suivit ne fut pas meilleur.
Autour de nous, les voix une à une se taisaient. On entendait Türkan Marachvili haleter des phrases qu’il n’adressait même plus à ses co-détenus de l’étage, car au lieu de se tourner vers la porte et le couloir il fixait uniquement les araignées minuscules qui erraient sur les murs, près de l’évier. C’est à elles qu’il confiait ses peines. Il avait été transféré de la cellule 1012, où il s’était coupé les veines, à la cellule 1129, restée vide après l’immolation par le feu de Monika Santander. Ses halètements se poursuivaient nuit et jour, des phrases décousues qui jaillissaient de sa poitrine selon des rythmes qui nous démolissaient les nerfs. Lutz Bassmann s’emparait de ces sifflements de gorge, il décryptait les râles et il les recomposait, ou il les introduisait dans ses romånces. Hans-Jürgen Pizzarro allait et venait en marmonnant sans cesse qu’il allait se pendre, ce que par la suite il finit par faire derrière la porte numéro 923. Depuis la cellule 947, Monika Domrowski insulta des gardiens qui vinrent chez elle une semaine plus tard, masqués, et qui la malmenèrent sans la violer, mais avec une sauvagerie telle qu’elle perdit l’usage de la vue et de la parole. On l’enferma dans un local prétendument médicalisé, cellule 1100. Sur ce, les meilleures conteuses d’entre nous, Leonor Ostiategui et Maria Henkel, furent déclarées suicidées, c’est-à-dire avec le cou brisé et la gorge tailladée. Les surveillants retirèrent leurs cadavres massacrés des cellules 1137 et 955. Aucune enquête ne fut ouverte. C’est dans ce climat de désastre, dans cette ambiance sinistre, que la Shaggå des sept reines sirènes trouva sa forme définitive. Elle est reprise telle quelle dans au moins quatre ouvrages, sous des signatures différentes :
Shaggås de la vertigineuse nostalgie, Manuela Draeger.
Gri-gri, Maria Sauerbaum.
Nivôse, An mil, Mario Hinz.
Les Titans sur la passerelle, Rebecca Wolff.
L’amertume nihiliste et un ton goguenard caractérisent la Shaggå des sept reines sirènes. On sent la volonté de ses auteurs de décrire le chaos historique et ses soubresauts comme une sorte de carnaval où plus grand-chose n’a d’importance : plus aucune lutte n’aboutit, le destin de chacun est de meurtrir ou d’être tué, tandis qu’alentour prospère une pagaille sanglante. L’autodérision rôde à travers les lignes, scellée par une dévalorisation systématique de ceux qui parlent ou qui agissent. Et, finalement, sous la faconde ironique se cache à grand-peine un cri, douloureux, désabusé et sans avenir. En insistant sur le caractère mi-humain, mi-poisson des protagonistes, le texte se présente comme une invention xénohistorique, quelque chose qui pourrait faire penser à une farce animalière ; mais, en réalité, c’est l’expression d’un désarroi qui fonde l’essentiel de ces séquences, beaucoup plus qu’une humeur de fabuliste. Les voix luisent entre deux ombres, les images ricanent, l’atmosphère n’est plus que boue et couteaux : à l’intérieur des murs du Quartier de Haute Sécurité s’épanouit la fin de toute croyance ; à l’extérieur, une barbarie à vocation millénaire est née, dont l’humanité ne sortira pas vivante.
Pour le reste, les principes formels fondamentaux sont respectés : volume égal des sept séquences (qui comptent ici chacune trois cent quarante-trois mots), structure narrative comparable, médiocre progression dramatique, incertitude concernant la raison d’être littéraire du texte, concernant son intention, sa provenance. La Shaggå des sept reines sirènes pourtant ne saurait prétendre à l’exemplarité, comme d’autres Shaggås de la vertigineuse nostalgie ou comme les premières Shaggås d’Infernus Iohannes.
C’est d’abord que son style est trop éloigné de ce qu’on rencontre dans la Shaggå traditionnelle – lyrisme, méditation poétique, arrêt contemplatif sur image. Parodique, volontiers tentée par le comique et même la bouffonnerie, multipliant les informations, la Shaggå des sept reines sirènes est exempte de vulgarités, mais elle donne une impression de sautillement intellectuel qui s’accorde mal avec l’esthétique que définissent les modèles classiques du genre.
En second lieu, le commentaire manque. On sait que celui-ci est, d’ordinaire, intégré dans l’ensemble. Il en est même indissociable. Les sept séquences peuvent avoir une espèce d’indépendance, mais dans la Shaggå elles ne sont bien souvent qu’un prétexte à une réflexion plus ou moins politique sur le temps, le destin, la nature humaine, le réel, l’histoire. L’absence d’un commentaire est donc ici une mutilation du genre – dont on ne se rappelle pas trop si, dans le contexte tragique de ces années-là, de ces années de décrépitude affreuse et de cendres, elle était ou non volontaire.
On ne se rappelle pas. Peut-être cette blessure que nous infligions alors à nos murmures était-elle non involontaire. Peut-être pas. La mémoire de notre geste s’est perdue, les auteurs qui pourraient la réveiller sont désormais inaccessibles, leurs corps sont dispersés, leur parole n’existe plus qu’à l’intérieur de nos voix. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui notre souhait est que ces lignes, ajoutées sans prétention à la Shaggå des sept reines sirènes, cicatrisent tant bien que mal ce vide, redonnent au moins au vide un semblant raisonnable d’apparence.