DEUX SILENCES
ET
UNE APOSTROPHE
DE BALBUTIAR XI

récit contenant une recette pour échapper à son prédateur, ainsi que plusieurs descriptions merveilleuses des lieux et réflexions sur la vanité des choses, & quelques aperçus sur la physiologie du roi pendant ses peurs

Le roi Balbutiar se réveilla dans une situation quasiment désespérée et cela le mit de très, très, très exécrable humeur.

Dans la littérature des classes inférieures, quand on veut décrire cet état d’âme des altesses, il n’est pas rare qu’on utilise la locution : de mauvais poil. Pareille vulgarité n’apparaîtra pas ici. D’une part parce que nous méprisons fort le bas style, et, d’autre part, parce que Balbutiar XI, dont ici on narre les aventures, était pourvu d’une carapace sur quoi nulle plumule ne saillait et nulle barbule, rien qui pût être associé à la notion de pilosité mauvaise ou bonne. Sans soie étaient les surfaces qui composaient la nudité du souverain et qui, par la même occasion, lui servaient de cérémonielle tenue et de blindage.

On touchait à la fin de l’aube matinale et Balbutiar XI, donc, ouvrit les yeux. Il se trouvait au bord de la mer. Des gneiss tourmentés l’entouraient et des granites, et les vagues tout à côté tonnaient.

– La mer, siffla-t-il. C’est si beau, la mer.

Ayant énoncé cette platitude d’une voix puissante, afin qu’un biographe de la Cour la transcrivît et l’immortalisât, il voulut procéder à son petit lever, et il entreprit d’abandonner la couche de varech sur quoi il se vautrait.

L’étiquette impose aux altesses de dormir sur le dos ; Balbutiar désirait se rétablir sur l’abdomen ; il comptait ensuite trotter vers ses royales affaires et y vaquer. Or ses omoplates restaient de marbre, comme sculptées en un ophite monumental dont le poids eût atteint plusieurs tonnes. Ses élytres ne vibraient pas, ses pattes se révélaient inarticulables. Il éprouva cela, cette impression de marmorisation, et c’est à ce moment précis que son humeur se gâta. Elle fut aussitôt exécrable, nous l’avons dit, mais cette exécrabilité ne dura que le temps d’un claquement de mandibules, car très vite l’inquiétude s’y substitua.

– Qu’est-ce que ? rauqua-t-il à mi-voix, sans plus se soucier des chroniqueurs payés pour reproduire ses bruits de gorge.

Les viscères en panique, empuantis par une sueur qui soudain poissait autour de sa rate, Balbutiar XI se contracta vers la droite. Rien ne bougeait.

Il se compacta sur la gauche. Rien encore.

Nul était le remuement.

Mieux valait se rendre à l’évidence : il avait été soudé au rocher par un sortilège. Un affreux faisceau traversait le varech et le reliait à la pierre, un réseau de fils charnus et de tendons qui par intervalles vibraient avec un son de luth, agréable à l’oreille, mais se refusaient à craquer.

Quoique disciple des philosophes, le monarque ne parvint pas à retenir une violente régurgitation d’atrabile. S’étant mis en hâte en voix, et sans chercher l’accord avec les fas et rés bémols et las qui montaient sous ses flancs, il se mit à baréter follement et à glapir, avec pour idée d’alerter un courtisan qui se fût promené sur la grève, ou quelque manant quêtant des coquillages, ou un soudard de la garde, ou un biographe.

Ses cris fusèrent, ils se répercutèrent sur les récifs, ses triolets de plaintes et ses appoggiatures se répandirent vers les points cardinaux et firent grand vacarme, pendant des heures, frôlant les écumes admirables, errant sur les criques où l’océan murmure, contrariant çà et là des fous de Bassan, et ils strièrent l’entrée secrète des grottes sous-marines, ils tarabustèrent les crabes en équilibre sur le ressac, dérangeant aussi dans leur silence les oursins, les plongeons.

Or il eut beau tempêter ainsi de la glotte, le soir débucha sans que personne ne se fût annoncé dans les parages.

La gent d’ordinaire si importune des valets, chambellans, historiographes et sentinelles, s’était égaillée sur on ne sait quelle autre terre que les clameurs du souverain n’atteignaient pas.

Quant au bétail royal, dont Balbutiar était en droit d’espérer des béguètements de réconfort, il avait été effrayé par la véhémence des appels. Croyant à une colère de bouvier ivre, imaginant des couteaux derrière la voix, les harpailles s’étaient empressées de jouer du sabot en direction de lointaines et périlleuses falaises, et, pour conclure leur débandade, le vertige les avait surprises. Bufflones et chevrettes avaient ainsi décroché sur six cents pieds ; et il en avait été de même pour les zébresses, les antilopes, les bouquetines, les duchesses et les lamasses blondes, les courtevaches impériales, les chamelaines.

Et voilà qu’arrivait l’heure où déjà le crépuscule se dentelle d’une fine brume, et toutes les ruminantes se retrouvaient au fond des ravins, dans des failles remplies d’eau saumâtre et mal éclairées, ou entre deux rochers, disloquées.

Le roi se racla la trompe vocale et se tut.

Il était réfléchissant à la fragilité des destins et il dressait la liste des félons, n’oubliant pas de mentionner les ecclésiastes et les copistes, qui pas moins que les autres n’avaient fui, lorsque le crépuscule s’accentua.

La nuit tomba complètement, avec une rudesse inhabituelle.

– Dans quel rêve me suis-je fourré ? pensa-t-il.

Comme c’était un rêve, en effet, les ombres s’épaissirent, puis elles firent place à la féerie nocturne.

Il existe des peintres de marines qui pourraient traduire la magnificence des visions de Balbutiar ; Ivo Glückstein aurait réussi à reconstituer l’épaisseur ambiguë des bleus sombres ; Mihee Sarawak se fût attachée à rendre l’atmosphère de silence qui pesait au-delà du rivage ; Marion Gretchko eût parsemé l’obscurité de microscopiques étincelles ; Ewa Woo eût fait naître la pleine lune, elle eût calmé les vagues sur la plage, elle eût ajouté du sinistre, de l’attente, de l’attente pénible ; en dépit de son athéisme obsessionnel, Ellen Schmidt aurait suggéré, derrière l’immensité océane, une force ordonnatrice et implacable, vide de toute intelligence.

Mais Balbutiar XI n’était point dans une galerie d’art, en train d’honorer un vernissage de sa présence. Il était immobile et immobilisé, seul, près des vagues, devant un paysage dont l’effrayante beauté ne dépendait ni d’un artiste, ni d’un roi.

Soudain, il aperçut, sous l’horizon noir que bien peu d’indigo tempérait, une trirème qui avait surgi de nulle part, et qui parmi les brasillements s’avançait.

Le souverain était resté muet depuis une bonne paire d’heures, mais il se retint de rugir d’espoir à cette vue et, plutôt que d’entonner une nouvelle fois des musiques qui eussent attiré l’attention sur lui, il recroquevilla sa couronne au sein de l’ombre. Il n’avait rien de commun, en effet, avec ces rustres sans jugeote qui foncent sur tous les pièges que leur destinée manigance, et qui ensuite se plaignent d’avoir été ensevelis dans l’atroce, ou cruellement équarris ou battus.

Balbutiar XI n’était pas inculte. De bonnes institutrices lui avaient enseigné l’alphabet, et, dans des grimoires qu’elles avaient laissés traîner autour du trône, il avait pioché des informations sur le monde des illusions et sur les bas-mondes.

Et qu’avait-il appris ? Il avait appris, par exemple, que les nuits argentées ouvrent sur des au-delà terribles, qu’elles sont un domaine de prédilection pour madame la gauche mort ; et que, sous la lune, les embarcations qui fendent les flots ne sont pas toujours symboles de délivrance.

Bien peu de matière organique avait conservé en lui de l’agilité, mais il s’obstina à rengainer et à rapetisser tout ce qui obéissait encore dans sa chair. Puis il se fit plus coi qu’une conque.

Il devait, avant tout, déterminer quel équipage habitait le vaisseau et animé de quels desseins, car, selon le cas, il lui faudrait héler ou continuer à mimer l’inertie, voire l’absence.

Juste en dessous de lui ahanaient le flux et les rouleaux et rauquait le reflux. L’eau lui léchait les pieds, puis se retirait à petite distance, revenait lui humecter les sillons plantaires, de nouveau se retirait. La déclivité était gravillonneuse et elle aurait convenu pour l’accostage d’une barque. Le roi avait renoncé à toute exigence de faste et, bien que la lune l’éclairât de plein fouet, il souhaitait fort au contraire que, du large, on le confondît avec une charretée de goémons ou, à la rigueur, avec un tourteau mastodonte, drossé sur les galets après sa mort et jonchant l’obscurité de géantes puanteurs.

Il souhaitait fort qu’on n’identifiât en sa masse rien de balbutiaresque ni de vivant.

Or l’esquif maintenait son cap sur la royale silhouette, quelque nauséabonde et muette que celle-ci s’appliquât à paraître.

L’esquif en question était une trirème extrêmement noire et fort belle, dont les bordages vernissés flamboyaient. Il y avait de l’impertinence dans sa couleur, son éclat, sa fière allure, son élégance. Elle entretenait autour d’elle une vaste auréole d’ondes qui ne cessaient de scintiller et de changer, elle allait sur une moire d’ombres et de demi-ombres, parmi les éclats de jais et de mercure. C’était, en fait, au centre de la lune qu’elle flottait, dont le reflet sur les eaux ne cessait de prendre de l’ampleur.

Le roi l’observait avec une appréhension qui croissait à chaque coup de rame. Il n’appréciait guère la science du pilote, grâce à quoi l’inquiétante nef ne déviait pas, comme si pour unique amer elle avait eu le souverain, et même plus vicieusement la tarière du souverain, ou sa bouche, pourtant closes toutes deux et invisibles.

Ayant progressé jusqu’à une encablure du rivage, la trirème ralentit et manœuvra, sans jamais quitter la flaque mercureuse sur quoi elle se déplaçait.

Des vagues se brisèrent sur la grève. L’écume pétilla, les eaux roulèrent, huit cent vingt-trois mille cinq cent quarante-huit gravillons furent à la même seconde soustraits à la gravité, puis on entendit, entre ces bruits, quand la respiration des galets se calma, le cliquetis des poulies et le ruissellement des chaînes. De quelque nature que fût le capitaine, il avait donné l’ordre de jeter l’ancre.

Convaincu que madame la gauche mort était de la partie, Balbutiar ne pipait pas plus qu’un cœlacanthe en saumure.

Minuit passa.

La trirème se balançait à peine. Le capitaine n’avait pas surgi à contre-lune. Nulle ombre ne s’était découpée sur le pont, nul timonier insomniaque n’avait donné signe de vie ni homme de quart effectuant sa ronde. L’équipage se dissimulait sur les bancs insoupçonnables de l’entrepont, sous le tillac, et, tandis que des grappes de durée s’écoulaient, aucun bruit ne filtrait hors du bateau, dont le caractère magique ne faisait désormais plus de doute.

Le temps s’allongea. Comme toujours quand madame la gauche mort hante les parages, minutes et heures ont tendance à se confondre. Elles se confondirent.

Balbutiar feignait si intensément d’être cadavéreux qu’il ne déglotissait plus ni morve, ni salive, ni mucus. Il s’interdisait aussi de clignoter des palpèbres et restait écarquillé, comme si ses globes avaient déjà été, par des mouettes, désaffublés de toute membrane. Ces précautions furent peut-être excessives, car les mouvements du ressac eussent camouflé les faibles entrechocs de paupières et les activités excrétoires du souverain. Mais qui peut certifier que madame la gauche mort n’avait pas une vision nocturne exceptionnelle, ou que, depuis son poste de guet, elle ne disposait d’aucun appareil sophistiqué de détection ?

Quoi qu’il en soit, Balbutiar ne réussissait pas à contraindre tous ses liquides. Irritées par le sel, les rayons de lune et la peur, les sclérotiques royales s’étaient remplies de larmes. À travers ce voile fâcheux, Balbutiar essayait de scruter les échancrures du bastingage.

Tant les échancrures que le bastingage restaient déserts.

Même sans avoir étudié Radowan Senfl ou ses Gloses du Necronomicon, ou d’autres grimoires de référence, on subodorait de hauts maléfices derrière cette non-agitation des matelots. L’ordre cosmique avait été plié et replié selon les charmes de madame la gauche mort : les heures filaient, mais la lune brillait dans les gouffres du firmament, et son reflet grésillait au centre de la baie sans que sa circonférence ni sa position se modifiassent d’une brasse. La trirème conservait une fixité absolue, avec parfois des moments pendant lesquels au contraire elle se balançait fortement de la poupe à la proue et du tribord au bâbord, comme si, à fond de cale, une monstruosité silencieuse y enrageait ; mais ces moments duraient peu, et ils n’étaient pas suivis d’une entrée en scène de qui que ce fût.

Environ trois cent quarante-deux heures ainsi se succédèrent.

Ils attendent que je me ramollisse, pensa le roi. Ils veulent que ma carapace se craquelle et que mes armures se démantèlent ; ils espèrent que la frayeur instillera des sucs en mes chairs et les assaisonnera, et que les bolées excrémentielles qui fermentent encore en mes tripes partiront en fluide sur la plage ; ils patientent, ayant le temps pour eux : ils comptent sur mon mûrissement.

Et quand madame la gauche mort m’estimera mûr, continua Balbutiar, un canot sera affalé sur les flots, chargé de gaillards à l’âme corsaire, qui n’auront pour souci que de m’assommer à coups d’avirons, pour me débiter ensuite en quartiers de viande qu’ils remporteront dans leur saloir.

À peine avait-il formulé sa lamentation qu’il lui sembla entendre là-bas frémir un chuchotis hostile. Sans se laisser voir, profitant de ce que le canot était suspendu du côté du large, un groupe de vils êtres commençait à se distribuer les rames.

On approchait de la trois cent quarante-troisième heure de non-jour. Le roi analysa les circonstances et il en déduisit que plus rien ne le sauverait, ni la méditation sur la futilité de l’existence, ni les braiments, ni les vaines secousses infligées à ses liens, ni de funèbres feintes, telles les postures de charogne et les fausses nécroses.

Et si je m’enfonçais dans un rêve qui partirait de ce rêve ? pensa le roi, et ayant émis cela il frissonna jusqu’au profond, car c’était une voie que les chamanes de la Cour lui avaient toujours déconseillée, prétendant qu’on pouvait y perdre sa substance au point de devenir contre nature, ni mort ni vif, ni dormant ni veilleur, irrécupérable pour tous et pour soi-même, flottant sans fin dans un enfer sans flot ni flammes.

Cependant, du côté caché de la trirème, des poulies grinçaient, le canot entamait sa courte descente vers la mer.

Décampons ! décida le roi, qui n’avait plus le choix.

Quittons ce rêve !… Rêvons qu’on songe !… Fuyons vers l’en-deçà !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Il s’opercula la conscience et il se bigorna dans sa propre poche à imaginaire et il s’y lova, et il s’endormit au plus vite. Quoi qu’il pût advenir au secret d’un tel exil interne, il savait bien que madame la gauche mort aurait le plus grand mal à retrouver sa trace.

S’étant endormi, il se réveilla.

S’étant réveillé, il ouvrit les yeux.

Lorsque ses paupières se déclinchèrent, Balbutiar XI gisait sur la grève. Il était tout chassieux encore de torpeur et de vase, et par le dos il adhérait à une grosse pierre grise que les jaillissements d’écume avaient maculée durant toute l’après-midi, sans compter les deux ou trois millions d’années qui avaient précédé. On était à la fin d’une belle après-midi d’automne. Le jour déclinait, et, d’un bout à l’autre de l’horizon, l’océan respirait, avec des nuances mauves et des bruits de rorqual et des giclures petites et grandes, des ronflements énormes, des souffles. Les eaux étaient vides de toute barque. On pensait à ces toiles que peignait Dojna Magidjamalian avant sa mort, ou à la première manière de Kiriaki Moldscher avant qu’il ne s’adonne à l’opium, ou aux panoramas crépusculaires des sœurs Rubinstein.

Balbutiar voulut bouger. Or des cordons obscènes le retenaient à la roche, prenant racine loin dans son corps et loin dans le cœur caillouteux du granite. Il eut beau tirer dessus, rien ne s’effilocha ni ne se rompit.

– Que signifie cela ? coassa-t-il.

Le roi alors interrogea le passé immédiat que sa conscience avait tout juste archivé. Ses souvenirs revinrent : non seulement l’après-midi, mais une journée entière avait été gâchées en ruades et en mugissements, sans qu’il obtînt l’assistance des vaches et des yackesses du royaume, qu’il savait à proximité, ni de leurs pâtres, ni des chirurgiens de la Cour. L’évocation de ces vaines heures diurnes l’occupa un bon moment, jusqu’à ce que, avec une brusquerie inhabituelle sous de telles latitudes, la lumière mourût.

Les vagues croulaient en désordre sur la plage. La marée baissait. Un petit vent acide mordit les écumes derrière la nuque, poursuivit les moutons les plus noirs et les ébouriffa, puis tout se tut.

Un grand calme s’empara de la nuit. L’océan à présent respirait avec une puissance dépourvue de hargne. La lune monta sur l’horizon et monta encore, et, ayant trouvé une position qui lui convenait, elle s’y installa et ne bougea plus.

– Quel est ce prodige ? maugréa Balbutiar. Dans quelle glu onirique… à quel niveau de la glu suis-je à présent enlisé ?

Balbutiar se renfrogna pour réfléchir à la question et redonner une hiérarchie à ses souvenirs, que boucles et embrouillage compliquaient. Il n’eut pas à se concentrer longtemps. Au bout d’une dizaine de quarts d’heure, sur les flots se profila une embarcation toute en lignes et en ombres lugubres. La mémoire du roi lui restitua aussitôt l’essentiel de ses existences antérieures. Il n’était pas difficile de reconnaître cette forme corsaire. Les triples rangées de rames s’abattaient en cadence, et, à travers la nuée de gouttelettes qu’elles soulevaient, des arcs-en-ciel en noir et blanc fugitivement se déployaient. À vive allure la trirème se rapprochait.

La trirème de la gauche mort, pensa le roi.

Nul doute n’était autorisable : madame la gauche mort avait réussi à aligner ses compas sur la route qui menait à Balbutiar ; en dépit du caractère impossible de la tâche, elle avait pisté le roi jusque dans l’abîme hermétique de son rêve.

Le roi s’affola. Ses entrailles se vrillèrent dans le sens des aiguilles d’une montre, puis dans le sens inverse, et sa flore intestinale devint fongueuse. De la faille bregmatique aux cavités anales, tous ses systèmes digestifs et mentaux étaient saisis de crampes. Toutefois, afin de ne pas signaler sa position par une explosion ou des chuintements, il décida de s’interdire la moindre manifestation de panique liquoreuse.

Et tout se répéta des images de la veille. La trirème freina à six fois vingt brasses de Balbutiar, elle s’immobilisa en gardant tribord vers le large, et, dans les ténèbres que la lune éblouissait, on entendit les chaînes se délover, puis un plongeon lourd, indiquant qu’un grappin d’au moins quatre-vingt-dix-huit livres avait pris le chemin des hauts-fonds.

La trirème restait figée, et, de temps en temps, elle vibrait et se balançait, suspendue aux miroitements, agitée de spasmes noirs, avec des rythmes d’araignée, tantôt infiniment patiente, tantôt s’énervant contre on ne sait quoi, contre une onde jugée trop bruyante, un banc de crevettes, puis se calmant. Balbutiar XI attribuait ces périodes d’agitation à madame la gauche mort, à des crises muettes qui sans doute la saisissaient dans l’obscurité de la cale. Il assignait à chacune d’elles un nombre ordinal, ce qui lui permettait de calculer, en gros, où on en était dans le déroulement de la durée nocturne.

La pleine lune se mirait dans son reflet immense et ne montait ni ne descendait.

Sur le plat-bord de la trirème, aucune forme vivante ne s’accoudait. Le bateau semblait désert. Matelot ou premier maître, rameur de l’avant ou nageur de poupe, nul n’apparaissait, mais on entendait parfois des chuchotis qui volaient au ras des flots et qui, entre deux déferlements, serpentaient jusqu’à la plage.

Balbutiar quant à lui se taisait, navré de ne pas pouvoir toujours atténuer les glouglous de son abdomen. Durant de longues heures, environ trois cent trente ou trois cent quarante, ces bruits rivalisèrent : de rauques murmures, des gargouillis gastro-intestinaux, et les éternuements beugleurs des vagues.

Comme rien de réellement désagréable ne se produisait, le roi avait fini par reprendre un soupçon d’assurance, et ses boues duodénales peu à peu se raffermissaient. Il se disait que madame la gauche mort avait abouti dans un univers de réalité et d’illusion qu’elle n’avait, jusqu’à cette nuit, jamais eu l’occasion d’explorer. Peut-être hésitait-elle devant cette côte que nul ne pouvait fouler s’il ne s’endormait à l’intérieur de son propre rêve. Peut-être craignait-elle un traquenard, peut-être ne viendrait-elle pas chercher Balbutiar sur la grève, peut-être n’ordonnerait-elle pas qu’on mît à la mer un canot rempli d’hommes et de virtuoses de la hache, peut-être renoncerait-elle à mener jusqu’à l’hallali sa chasse.

Soudain, un sabord s’ouvrit dans la galère, et la voix du capitaine retentit.

– Balbutiar, roi ! Es-tu bien le Dixième de ta lignée ?

Balbutiar était le Onzième, et, respectueux des généalogies et des nombres, il eut envie de rectifier aussitôt l’erreur qui venait du large. Et il s’apprêtait à bramer le chiffre qui s’imposait, quand il se souvint d’un verset des Gloses du Necronomicon, dans lequel Radowan Senfl recommandait de ne jamais articuler son propre nom pendant un songe. “N’oncques blatère en plein rêve palabre qui te sobriquette”, susurrait la glose, “car dans l’instant les illusions secondes et tierces t’empesteront par le dedans, et la mollesse t’enguenillera horriblement les tissus, et une défiguration fatale te domptera.”

Il se rappela cela et il ravala sa réplique.

Trois nouvelles heures passèrent.

– Réponds, roi ! menaça la voix après ce temps. Sinon, mes matelots iront expulser ta réponse !

La marée était montante. Des rouleaux s’abattirent sur les graviers non loin du roi, et, pendant qu’ils se retiraient en un demi-silence, on entendit le croulement des chaînes et des palans. Un canot venait d’être désengrené. Bientôt il se remplirait de tueurs.

Balbutiar se vit condamné. Au prochain jusant et peut-être même avant, des matelots se placeraient en cercle autour de lui, et ils testeraient son mutisme en le lapidant, ou en le rouant sous la lune, avec des avirons, des grappins.

Ayant pesé le pour et le contre, Balbutiar n’attendit pas que la barque s’élançât vers la côte. Il se jeta à l’intérieur de ses intérieurs et il s’endormit à poings fermés, comptant sur de nouveaux rêves pour le démaroufler de son rocher et décourager son prédateur.

Il était à présent enfoncé dans un troisième niveau de profondeur onirique, mais, lorsqu’il se réveilla, sa situation n’avait guère évolué. Il se retrouvait au même endroit, l’envers toujours arrimé au granite par magie et, en tout cas, par un faisceau tendineux que nulle secousse ne déchirait. Comme sur une harpe à vent, les filaments par moments étaient pris de vibration et émettaient un mi ou un grêle ut. Le flux caressait les parties inférieures du monarque, le ciel était matinal et partiellement couvert de stratus.

Aucune galère ne mouillait dans la baie.

Jusqu’aux environs de midi, Balbutiar le Onzième trépilla intensément des labres, cherchant à alerter des sauveteurs, et, comme personne ne venait le déchevêtrer de sa triste position, il résolut de se draper dans un stoïcisme orgueilleux, propre à son rang.

Jusqu’au soir, braillant ou fredonnant des hymnes dont le sujet était la grande gloire du règne balbutiarien, il se répandit en louanges sur lui-même. Il prenait garde de n’articuler son nom sous aucun prétexte, bien qu’il ne sût plus bien dans quelle sorte de réalité ou d’illusion il avait échoué, et si ce que ses rétines lui transmettaient étaient une mer prime, une plage seconde, des huîtres tierces ou des vagues quartes. Il est vrai que sa vie normale avait toujours été composée d’une forte alternance de veilles songeuses et de sommeils gorgés d’aventures.

S’ajoutant à une matinée de tapage, cette après-midi de chant idolâtre l’épuisa. Les incertitudes sur sa situation dans l’univers le fatiguaient, également, et, vers le soir, il fut assailli par la torpeur et n’y résista pas.

Une voix le réveilla en sursaut, et aussitôt une onde de frayeur laboura ses veines, de la cave aux basiliques. Il n’avait pas assisté au lever de la lune, à l’èbe grise, à l’émergence de la trirème. Or le vaisseau se tenait immobile à une encablure du rivage, docile aux écumes et à la nuit. Et, pire encore, le canot avait été descendu. Il appareillait pour la terre ferme ; son ombre était détachée de la trirème, et les hommes déjà souquaient pour s’en écarter plus.

Le roi, cette fois-ci, ne disposait pas du délai nécessaire pour déclencher une dormition d’urgence, car son corps, frais et dispos après la sieste, renâclerait à se rassoupir. Il se diagnostiqua en état de durable insomnie et s’en chagrina aussitôt. Plus rien ne le séparait de l’inévitable. Il s’imaginait déjà environné de gueux, il distinguait les avirons brandis, les visages à contre-lune évoquant des masques de danse cannibale, les gestes sordides. Que le décor de la bastonnade fût moyennement réel ou non, l’imminence des coups avait de quoi rendre fou de peur.

– Nous allons vers toi, roi ! sonnait la voix. C’est toi que nous cherchons et nul autre ! Es-tu bien Balbutiar le Vingt-Neuvième ?

C’était un baryton qui soufflait ces mots. Il avait mis debout son adipeuse masse de pirate et, la jambe droite appuyée sur un des bancs de nage, la tête insolemment poudrée de sel et d’étoiles barbares, il déversait vers la côte le tonnerre de ses poumons. On voyait à sa ceinture un merlin et des scies, tout un attirail de boucherie, des lames avec leurs ébréchures pas forcément très propres.

Balbutiar le Onzième, terrorisé, ne put juguler les spasmes qui aussitôt lui tordirent le côlon, ni un brusque torrent d’ichor. Des giclures chassieuses jaillirent de tous ses interstices. Tout cela se projeta sans mesure ni discrétion et bruyamment zébra les galets alentour.

Diaprée ou non par les rayons lunaires, une diarrhée balbutiarienne n’est pas un spectacle qui mérite de figurer dans les Annales, et le roi n’eût peut-être pas puisé dans l’événement motif à fierté si son intelligence ne s’était trouvée, du même coup, débarrassée de toute scorie. Après cet impétueux dégorgement, il eut conscience que son courage était encore là, et que sa présence d’esprit n’avait été que temporairement occultée.

Il n’avait plus devant lui qu’une demi-minute de lucidité avant l’accostage des tueurs. Toutefois, il sut que ce court laps lui suffirait pour se défendre et même pour mater ses assaillants. Il le sut d’instinct ; il sentit que l’initiative lui appartenait, des certitudes l’illuminèrent, il entrevit la défaite du baryton, la déconfiture des dépeceurs.

– Dites donc, vous ! cria-t-il. Depuis quand des ramasseurs de sargasses osent-ils parler au roi sans avoir demandé audience ?

Dans la chaloupe, on fut vexé d’une telle apostrophe. Sur l’échelle sociale du royaume, un glaneur de sargasses occupait un rang à peine supérieur à celui des puisatiers et des copistes.

– Ramasseurs de sargasses ? rugit le baryton. Et toi, tu t’es bien regardé, espèce de gros plein de bouse ? Nous ne sommes pas des gens du commun ! Nous sommes tous des seigneurs de la nuit, dépêchés ici par madame la gauche mort pour te…

Puis il tenta de poursuivre son discours et d’insulter encore le roi, mais les mots s’empoissèrent dans sa gorge, et son inflexion dérapa sur des notes qui soudain paraissaient sourdre d’un caribou plus que d’un chanteur, puis les voyelles cessèrent de sonner ; il venait en effet de prononcer son propre nom au cœur d’un rêve, et déjà la mollesse enguenillait ses tissus et le terrassait.

– “N’oncques blatère en plein rêve palabre qui te sobriquette”, marmonna Balbutiar, plein de reconnaissance pour Radowan Senfl et ses Gloses du Necronomicon, “car dans l’instant les illusions secondes et tierces t’empesteront par le dedans, et la mollesse t’enguenillera horriblement les tissus…

Quelqu’un compta jusqu’à trois ; en dehors de cela, le silence brutalement s’était fait.

– “Et une défiguration fatale te domptera”, poursuivit Balbutiar.

La figure du matelot se métamorphosa en résidu horrible. Dans la chaloupe, ses compagnons gémissaient. Rameurs et assassins avaient tout lâché pour pouvoir empoigner en grand désespoir ce qui subsistait de leurs joues, et qui était déjà cartonneux et crevé. On entendit des plongeons gourds. Plusieurs hommes avaient basculé par-dessus bord, comme incapables de se maintenir assis dans la barque, et, maintenant, ils coulaient à pic.

Toutes les mécaniques de madame la gauche mort avaient été désactivées en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Le roi s’apaisa. Il savait que désormais le canot n’arriverait pas jusqu’à la plage. Il savait que ses prédateurs étaient à jamais désunis de lui par leur cauchemar. Les illusions secondes et tierces les avaient happés. La barque allait dériver sans fin le long de la côte, entre la trirème et la grève ; elle ne trouverait pas le repos, ceux des matelots qui n’avaient pas rejoint les vagues resteraient muets et défigurés sur leurs bancs de nage ; plus loin, madame la gauche mort serait impuissante derrière les sabords, et tantôt elle s’accroupirait immobile sur les varangues, tantôt elle succomberait à la colère et se mettrait à trembler ; et sa trirème pourrirait peu à peu à l’ancrage, comme un bateau en quarantaine dont l’équipage aurait succombé aux miasmes.

La trois cent quarante-troisième heure advenait ; on pouvait à présent sans crainte sombrer dans l’inconscience.

Le roi s’assoupit, et, lorsqu’il se réveilla et regarda autour de lui, il ignorait s’il rêvait encore, ou s’il avait regagné la réalité première de son règne. Nous-même, qui avons médité sur le problème, ne saurions apporter de réponse.

Mais peu importe. Car maintenant le souverain était sauf, tandis que madame la gauche mort tournait et tournait dans un fond de cale sans voir revenir ses messagers, prisonnière dans une barcasse peu à peu se dégradant, devant une côte déserte, dans un rêve issu d’un rêve de rêve.

Bien que ligoté encore sur sa couche, Balbutiar perçut derrière lui l’affairement des courtisans qui préparaient sa délivrance. La valetaille courait à la recherche d’instruments, un thérapeute traçait à la craie la ligne par quoi il faudrait débuter l’incision. Il exulta, exulta, puis il se tut, car il se doutait bien que de nouvelles aventures l’attendaient. Et il ne sied guère à un monarque d’accueillir l’adversité, ou les chirurgiens, autrement que par un dédain ironique et imperturbable.