COMMENTAIRE

La Shaggå du ciel péniblement infini est généralement attribuée à Infernus Iohannes, signature collective de notre première génération, et elle se rattache au cycle qui a posé une fois pour toutes la poétique essentielle de la Shaggå ainsi que ses structures fondamentales. On la considère comme un des modèles classiques du genre et on la retrouve insérée, en hommage à Infernus Iohannes et à ses compagnons et compagnes de captivité, dans plusieurs ouvrages significatifs, parmi lesquels il serait impardonnable de ne pas citer La Mélodie du bonheur (Aram Petrokian), La Preuve par nef (Irina Kobayashi), et Devant les dunes (Ellen Dawkes).

Comme toute Shaggå née à cette époque, la Shaggå du ciel péniblement infini constitue un ensemble homogène, marqué par l’unité stylistique et une évidente absence de progression dramatique. Un narrateur paraît revenir sur les lieux dévastés où, des siècles plus tôt, son martyre s’est déroulé ; ou son suicide ; ou son exécution. Peut-être, d’ailleurs, s’agit-il d’une narratrice ; l’ambiguïté apparaît au détour de telle ou telle phrase, à la suite d’un accord d’adjectif ou de participe ; ce flottement sur le sexe de la voix reste peu signifiant, il n’entraîne aucune conséquence, ne modifie pas la perception de l’univers intérieur que le texte décrit, ne se projette pas sur le paysage, n’influence pas la musicalité neutre du discours. Avec une mélancolie épuisée, cette forme survivante masculine ou féminine regarde, ne regarde pas, rêve un présent d’immobilité, parcourt avec difficulté ce qui surgit devant sa mémoire ou sur ses rétines, en deçà de paupières qu’on devine purement fantômes. Elle revit en partie sa mort sur un décor qui a lui-même, de son côté, évolué vers la dégradation, qui est devenu lumière grise, hésitante, et silence ; elle s’interroge sur la persistance ; elle se demande comment entretenir les restes et comment les éteindre ; elle pose la question de l’attente éternelle, de l’engluement dans l’image fixe ; elle n’a plus la force de partir et sa souffrance est comme le ciel – péniblement infinie.

On pourrait s’arrêter là dans la brève analyse de ce texte. La thématique n’ouvre pas de perspectives nouvelles, elle reflète une des préoccupations traditionnelles d’Infernus Iohannes et de la littérature carcérale : celle de la durée anormalement allongée, de la durée douloureuse, créant de la douleur que ce soit avant, pendant ou après la mort. Toutefois, deux éléments peuvent encore éveiller notre attention, et méritent d’être interprétés, et en tout cas examinés sous un angle un peu différent de celui qu’appellent de très simples et très classiques poèmes.

Quand on reprend les titres des séquences, on a une suite qui se présente ainsi :

Le passage / Pour ne plus voir / Avant le présent / Le total des oiseaux / La question du départ / Sous les fanges d’un sous-rêve / L’unique secret.

Les titres répondent à l’ambiance poétique du texte, ce sont des fragments choisis dans le corps même du texte, et ils n’ont rien de spectaculaire. Mais si on les assemble avec une ponctuation plausible, on obtient une phrase :

Le passage pour ne plus voir avant le présent le total des oiseaux ; la question du départ sous les fanges d’un sous-rêve : l’unique secret.

C’est un message qui évoque, de façon à première vue transparente, une vérité cachée ; c’est une sorte d’affirmation programmatique, comme en étaient coutumiers, on le sait, les écrivains emprisonnés de la première génération, qui dans leurs geôles comme nous ruminaient des images insurrectionnelles, les ruminaient en permanence. C’est un programme codé, qui renvoie à un vécu, à des expériences, à des connaissances que le texte n’aborde pas, fût-ce de façon allusive, mais qui sont certainement décryptables par ceux et celles à qui s’adresse la Shaggå – les co-détenus présents, de la première génération, et les captifs à venir, de la deuxième et même de la troisième génération. Un secret est nommé, son fondement duel est suggéré, cela suffit pour le définir ou le rappeler à la mémoire des initiés.

On peut à partir de là échafauder mainte hypothèse, on peut chercher quelle date cristallise « avant le présent » ; on peut s’interroger sur ce que recouvrent les expressions « le total des oiseaux » ou « le départ sous les fanges d’un sous-rêve ». On se penchera là-dessus en vain. La réponse ne se dessinera pas, ne viendra pas. Elle n’a pas à surgir devant ceux qui pourraient s’emparer du secret et nuire à ses détenteurs : la Shaggå a été conçue pour évoquer, et en même temps pour leurrer, pour protéger, pour résister à toute effraction. Elle contient une part de mystère indéchiffrable et, sous ses dehors anodins, elle proclame paisiblement que sa raison d’être est ailleurs : c’est une esthétique de l’esquive qui lui donne sa force poétique, c’est parce que la Shaggå (à la manière d’autres créations post-exotiques) “parle d’autre chose” que le lecteur ou la lectrice sont invités à la faire résonner en eux, à la goûter.

Une fois de plus, on a devant soi un exemple de l’insolence post-exotique, telle que depuis ses origines littéraires elle s’est affirmée : dire entre soi des histoires, murmurer ou gronder de violentes visions, habiter des terres parallèles, transmettre images et ambiances, provoquer l’exil et la transe, mais laisser à l’écart l’ennemi, toujours rôdant quelque part parmi les auditeurs, le laisser agacé et impuissant, le laisser ferrailler contre des cuirasses imperçables, derrière lesquelles rien d’important ne se dissimule ; construire entre soi des univers romanesques, une prose lyrique à plusieurs niveaux et chemins de lecture, dont au moins un passe par l’inconscient verrouillé des prisonniers et prisonnières qui disent, qui chuchotent, qui hurlent ou qui se taisent. L’insolence guerrière, le camouflage, la prudence et l’habileté se combinent et, pour les sympathisants, elles font l’image.

Le deuxième élément qui mérite commentaire est moins clairement lié à l’esthétique qui caractérise la voix des hérauts post-exotiques. Il touche à la pensée de ceux et celles qui ont dit, transmis et repris cette œuvre.

La Shaggå du ciel péniblement infini répond aux exigences philosophiques que fixe le genre : elle expose, en recourant à une méthode qui se rapproche volontiers de techniques photographiques, une réflexion sur le temps et les conditions de sa perception, conditions qui génèrent de la souffrance ou de l’angoisse. En cela elle est conforme aux modèles incontestés et beaucoup plus célèbres, tels que la Shaggå du retour d’Abdallah, capitaine du rugissement de l’épée. Mais l’arrière-plan idéologique et métaphysique n’est pas le même. Il se distingue de celui qui forme la trame des poèmes qu’on attribue aux écrivains de la première génération. Dans ces œuvres, si le désespoir est présent, il apparaît le plus souvent dans une coloration où le pessimisme qu’il entraîne reste rageur et dynamique. La Shaggå du ciel péniblement infini ne s’abreuve pas à une colère, fût-elle enfouie et refroidie, elle ne se situe pas dans un parcours dynamique. Elle est dite comme depuis un au-delà de ce parcours. Elle porte en elle l’intuition d’une époque historiquement dégénérée, où l’épuisement physique et psychique aura succédé à une rumination onirique et active sur la défaite et le passé. Les braises révolutionnaires ont fini de rougeoyer, une boue stérile recouvre la terre, nul n’écoute, la barbarie a triomphé jusqu’au plus intime des esprits : voilà ce que les sept séquences de la Shaggå imaginent régner à l’extérieur des murs.

Or ce n’est guère cette humeur désolée qui préside à l’élaboration des premiers textes post-exotiques, romånces, narrats, leçons, entrevoûtes et Shaggås. Dans ces écrits fondateurs, un public extérieur est systématiquement mis en scène : il danse une ronde amicale, il écoute, il chemine dans un ailleurs non carcéral. Il se compose de sympathisants, de complices, de porte-parole. Et il reprend et partage ce que contiennent en germes les textes des vociférateurs emprisonnés : une rêverie susceptible de briser encore çà et là le réel, l’inexorable réel de la marchandise et de la guerre ; un territoire d’exil ; une parole chamane. Le monde extérieur, avec cette communauté proche, parente, est en ruines et dans le malheur, mais de nombreuses lumières le traversent. Bien moins positif est le paysage dans lequel on s’aventure en chuchotant ou en lisant la Shaggå du ciel péniblement infini. Quelle que soit la direction vers laquelle on s’engage, celle qui mène à l’extérieur des murs ou, au contraire, à l’intérieur même de la voix poétique, on se heurte à une absence de clarté. Le rêve n’est plus qu’un sous-rêve, la barque de l’évasion est inaccessible et la boue l’entoure. Modifier le passé grâce à des interventions de l’imaginaire n’ouvre plus que sur un tâtonnement sans résultat ; l’avenir a disparu ; le présent est désormais sans consistance. La parole n’est plus qu’un vague résidu, elle accompagne un sommeil gris. La parole est morte et elle ne va pas vers une renaissance. « Il y eut un temps », lit-on dans la Shaggå du ciel péniblement infini, « où des hommes et des femmes niaient l’idée de la défaite ». Ce que perçoivent ici le narrateur ou la narratrice, c’est qu’un jour ce temps ne sera plus. Et c’est depuis ce temps futur qu’ils énoncent les sept séquences.

Dans une de ses premières manifestations d’existence, Infernus Iohannes déclarait : « La vie n’est que l’apparence d’une ombre sur un reflet de suie. » C’était une outrance gouailleuse, une phrase dont le ricanement excessif diffusait de la force, de l’action destructrice, de l’action constructrice, une politique pour les mauvais jours. L’humour du désastre s’affirmait. La Shaggå du ciel péniblement infini ne s’inspire pas de ce ricanement, elle n’en tire aucune énergie. Par cela elle se place à très grande distance de tous les textes de cette période, et sa valeur symbolique et littéraire n’en est que plus grande. Tout se passe comme si Infernus Iohannes avait été soudain blessé par une prémonition terrible, comme si, avec plusieurs décennies d’avance, il avait discerné l’impensable catastrophe des temps à venir. Dans la voix collective de la première génération, soudain avec ces sept courtes séquences l’humour du désastre semble atteindre sa limite. Toute ironie s’en est allée ; l’épuisement physique, l’épuisement psychique, l’épuisement idéologique se sont substitués au rêve qui voulait transformer le réel. Et désormais, quand il s’agit de feindre un sourire amer, l’envie s’efface, et manquent la chair et la peau des lèvres.