V.

LA QUESTION DU DÉPART

Que ce soit durant une nuit blanche ou pendant un jour noir ou après, la question du départ se posera, et longtemps tu resteras hébété devant l’alternative : Par la route ou par les boues ? Et, pour en finir, tu joueras ton avenir à pile ou face, et ce sera le chemin du bourbier qui sera choisi. Tu ne manqueras pas aussitôt d’en souligner tous les avantages, ou plutôt d’abord d’évoquer les inconvénients d’un voyage sur route : le risque de ne pas pouvoir freiner dans les courbes, l’humidité sournoise du goudron, le risque d’être espionné par plus gueux que toi encore, depuis les cabanes sales des bas-côtés, le risque de se tromper d’itinéraire. Ensuite tu iras rôder autour de la barque, ignorant par quel moyen y accéder et comment la diriger et la mouvoir. Tu verras dans la coque une carapace d’appoint, salutaire pour toi qui vas pieds nus et sans force, n’ayant que ta peau pour te protéger du monde. Tu parleras avec volubilité de la barque et sur tous les tons, tu décriras la vase dans quoi on l’aura presque complètement immergée, peut-être pour se moquer de toi, ou peut-être par suite d’une négligence malheureuse où ta personne n’aura été en aucun cas prise en considération, ou peut-être simplement parce que, tout le monde étant mort dans la région, nul ne se sera plus chargé de la maintenance des bateaux. Tu ne cesseras de chanter les charmes d’un voyage en barque, et dans tes monologues tu citeras des précédents où une barque, apparemment engluée dans les boues, aura fait l’ascension des sables pourris de saumure et des mélasses huileuses qui empoissent l’arrière des estuaires. Et tu continueras ainsi à tourner et à virer au-dessus de la barque en espérant que quelqu’un te suggère une méthode pour monter à bord sans au préalable devoir périr noyé dans les lies mouvantes. Mais aucune voix ne te secourra, et plus tard, si la question de nouveau surgit, une semaine ou un an plus tard, tu parleras d’autre chose ou tu te tairas.