MAUVAISE PENTE
Une fois de plus, Wong dans la solitude courait à travers la forêt.
Il avait son rythme, il le maintenait, il ne prenait aucune précaution particulière quand des obstacles embrouillaient sa route. Il fonçait. Tout ce qui venait à sa rencontre, il le déchirait ou le bousculait avec sa tête, avec ses puissantes épaules. Il traînait dans son sillage, pendant parfois une demi-minute ou même un peu plus, des lianes desséchées, hérissées d’excroissances rigides, filandreuses, noires de poussières pourries, qui devenaient derrière lui d’immenses râteliers destructeurs et finissaient par se perdre ou par éclater sous la torsion qu’il leur infligeait. Les lianes pleines de suc, plus souples, coulaient sur lui avec des mouvements reptiliens, elles rampaient, elles sifflaient, mais elles échappaient rarement à l’arrachage, elles aussi.
Mortes ou vives, les plantes ruisselaient d’araignées, parmi lesquelles on remarquait surtout de grosses araignées pensives, assez semblables à des caranguejeiras mais plus lentes et plus roussâtres. Convaincues peut-être de leur supériorité sur les espèces en voie de disparition, ces bêtes paraissaient indifférentes à ce qui leur survenait, elles se laissaient tomber dans les herbes, sur l’humus, avec un ploc ! velouté qu’elles seules entendaient au milieu du vacarme, et elles ne se donnaient pas la peine d’accompagner du regard l’énorme masse filante qui les avait dérangées. Elles s’en fichaient. D’autres animaux réagissaient plus mal. Les oiseaux étaient exceptionnels et apathiques dans cette partie de la forêt, comme agonisants, et leur jacasserie plaintive ne durait pas, mais les singes criaient longtemps après le passage de Wong. Ils manifestaient leur indignation, puis ils continuaient à hurlailler sans se rappeler exactement quelle catastrophe avait bouleversé leurs perchoirs, naturelle ou non, leur petit quotidien monotone. Wong n’attachait aucune importance à ces véhémences.
Parfois, sur plusieurs dizaines de kilomètres, toute présence de mammifères cessait. Seuls les craquements de branches et les chocs se faisaient entendre. Wong avait alors l’impression de traverser bruyamment le silence.
Il continua à tout fracasser sur sa route pendant cinq ou six petites heures puis il déboucha sur un ancien chemin et ralentit le pas. Il n’était absolument pas essoufflé et il aurait pu poursuivre à la même vitesse jusqu’au soir, mais là, sur cette ancienne voie tracée par des non-éléphants, il diminuait son allure ; puis il s’arrêta.
La route avait été ouverte au bulldozer un ou deux siècles auparavant, et la végétation l’avait totalement refermée et ingurgitée dès que les ouvriers avaient abandonné le chantier, mais cette portion subsistait, sans doute parce que c’était un des endroits où on avait stocké jadis les venins chimiques, les désherbants et les défoliants avec lesquels les ingénieurs voulaient combattre les repousses sauvages et les Indiens. Les citernes s’étaient émiettées les unes après les autres, déversant leur poison sur une vaste surface rectangulaire où la forêt ensuite n’avait plus été que l’ombre d’elle-même. C’était une balafre inguérissable. Les herbes, les graminées et les vilaines plantes couvrantes avaient fini par accepter leurs nouvelles conditions de survie, mais on voyait au premier coup d’œil combien leur santé était précaire. Les couleurs étaient anormales, les fibres s’étiolaient dans une sorte de grisaille friable. Les buissons restaient nains. Wong dominait ce rectangle sinistré, dans lequel il plongeait jusqu’au ventre.
L’odeur des poisons stagnait à l’arrière-plan, pas très puissante. On sentait surtout la boue d’un réseau de flaques d’eau croupie, qui commençait à quarante mètres sur la gauche de Wong, et des odeurs de savane triste, à quoi s’ajoutait une composante inhabituelle de pétrole lourd, venue d’on ne sait où, du sud, peut-être.
Wong se tourna de côté et d’autre. La trouée avait huit cents mètres de long sur deux cents de large. Au-delà, les arbres comme partout ailleurs se dressaient, solides et très verts.
Alors qu’il s’interrogeait sur l’origine et la qualité du pétrole, Wong renifla un fumet de non-éléphant, qui venait de la même direction : sud-sud-est. Un non-éléphant ! s’exclama Wong avec prudence.
Il se tint tranquille, tous les sens en alerte. À l’orée sud-sud-est de la forêt il voyait un talus qu’étouffait une variété villeuse de vigne vierge, à moins que ce ne fût un tapis d’araignées moutonnières comme à présent il en existait de grandes hordes, guettant avec discipline, par groupes de deux mille, le moment où leur capitaine mettrait un terme à l’immobilité collective, donnerait l’ordre d’un assaut ou d’un repli, et, derrière cette armée fantôme, on devinait un vide dans les broussailles, une arche végétale qui avait été façonnée à la machette. Un non-éléphant avait là, de toute évidence, établi un passage. Wong tendit la trompe plusieurs fois et analysa ce qu’il captait : feu et cendres, crasse, haleine de charognard, étoffes puantes, tout indiquait qu’un humain avait ses aises dans les environs. Il était plus sage de s’immerger de nouveau sous les ramures et de s’écarter du territoire que contrôlait cette créature. Toutefois Wong estima que le danger de tomber sur un humain vraiment hostile était mince, et il commença à se mouvoir avec une majesté musculeuse.
Il y avait six cents mètres à parcourir jusqu’au talus. Les aigrettes des herbes lui éraflaient en douceur les flancs, les panaches s’éparpillaient dès qu’il les touchait. Les insectes les plus stridents se turent. Des singes vociféraient, très loin au nord, dans la forêt. Aucun oiseau n’était repérable dans le ciel. Une chauve-souris géante, égarée, fit un peu de sur-place au-dessus de lui, comme s’il était un gibier possible, puis retourna sous les arbres à grands coups d’ailes. Le sol était meuble et peu sûr.
Soudain, alerté par le cognement de ces pas lourds, un animal habillé se hissa sur le talus et s’immobilisa. C’était un humain typique, avec un chapeau de brousse et des vêtements en toile tels qu’on n’en fabrique plus depuis cent ans, et une paire de jumelles qui pendaient sur sa poitrine. Il sentait fort l’urine, la transpiration, la nourriture mal digérée, la fumée, le naphte. Il ne se servait pas de ses instruments optiques pour observer l’approche de Wong. Il piétinait ce qui recouvrait le sommet du monticule et qui, maintenant Wong en avait la certitude, était un tapis de vigne vierge et non d’araignées.
Bientôt ils furent face à face.
L’humain paraissait excité, mais il n’avait pas peur. La sueur mouillait son visage creusé, ravagé par la solitude et la chaleur. Comme il se tenait sur un point culminant, ils étaient à peu près à même hauteur, tous les deux. Pendant un moment ils s’examinèrent mutuellement, sans agressivité aucune, mais avec un ahurissement croissant, car ils ne savaient pas trop quoi se dire.
Deux cigales perchées sur des branches toutes proches avaient entamé un duo suraigu.
Wong fut le premier à rompre le silence.
– Le mieux est qu’on fasse comme si on se connaissait depuis toujours, dit-il.
– D’accord, acquiesça l’humain. Je te donne mon nom, tout de même, pour que ça ne pose plus de problèmes par la suite. Tatiana Crow.
– Moi, c’est Wong.
– Tu es le premier éléphant qui passe ici depuis neuf ans, dit l’humain.
– Tu tiens le compte des passages depuis neuf ans ? s’étonna Wong.
– Depuis vingt ans, dit l’humain. Je suis installée à côté de l’étang de bitume. C’est à cinq cents mètres. J’inscris sur un registre les événements importants. Il y a neuf ans, en octobre, un éléphant est passé.
– Ça devait être Marta Ashkarot, hasarda Wong. Une éléphante corpulente, avec des bizarres touffes de poils argentés sur le postérieur et les pattes arrière ?
– Je n’ai pas vu si c’était une femelle, dit l’humain. Pour les poils argentés, je ne me rappelle plus.
– Je me demande qui d’autre ça aurait pu être, réfléchit Wong.
– Elle s’est engluée dans le bitume, dit l’humain.
Ils marquèrent un temps, en mémoire de la disparue.
– Tu veux boire quelque chose ? proposa l’humain. J’ai de l’eau de pluie à la maison, des jus fermentés, hier j’ai tué un singe, il me reste une tasse de sang.
– Pas de sang, dit Wong.
Ils s’enfoncèrent dans la forêt, sur la piste que l’humain avait dégrossie à la machette. Wong élargissait le sentier mais il veillait à se faufiler en le démolissant le moins possible. On voyait que l’humain avait eu à cœur de l’entretenir, ce que montraient les nombreuses traces de coupe récente, la repousse difficile des fougères à feuilles vénéneuses, le sol propre. Au fur et à mesure de leur progression, la puanteur du bitume augmentait, peu à peu effaçant l’odeur d’excréments et de sueur fauve que l’humain laissait derrière lui. Sans tarder ils débouchèrent sur un espace ouvert.
De nouveau, le ciel brillait, torride et blanc. Sous les derniers arbres, l’humain avait construit une cabane qui s’adossait aux ruines de plusieurs autres, rendues inhabitables à la suite de plusieurs catastrophes nettement lisibles, telles que des pluies diluviennes, l’incendie, les termites, ou l’usure du temps. Après la cabane débutait un lac de naphte d’une largeur considérable, presque circulaire, disons d’une soixantaine de mètres de rayon. Les émanations, sur la rive, écrasaient toute autre fragrance. Elles étaient supportables, un peu réglissées et enivrantes, mais elles écrasaient tout.
– Drôle de choix pour se loger, dit Wong. Quand tu es chez toi, tu ne peux pas sentir ce qui s’approche.
– Mais j’entends mieux, beaucoup mieux, expliqua l’humain. Du côté du lac, rien ne vient, aucun bruit. Rien ne peut surgir.
– C’est juste, dit Wong.
Il regarda l’étang. Des pollens et des feuilles mortes adhéraient à la surface, mais à plusieurs endroits les déchets avaient été absorbés, et la luminosité du ciel créait des jeux goudronneux et des moirures. Le ciel était clair. Les reflets étaient beaux.
– D’autre part, je n’ai pas vraiment choisi, reprit l’humain. On m’a nommée là. Je suis en charge du registre. J’y couche les événements importants.
– Tu sais écrire ?
– Oui, se rengorgea l’humain. On est encore plusieurs comme ça.
– Combien ?
– Une bonne dizaine.
– C’est beaucoup, fit Wong. J’ignorais.
– On nous envoie tenir les registres. Pour les générations futures.
– Celles-là, il y a peu de chances qu’elles sachent lire, dit Wong.
– Elles seront peut-être comme moi, soupira Tatiana Crow. Je sais écrire, mais je ne sais pas lire.
– Boh, pour ce que ça sert, dit Wong.
Il s’était approché du bitume. La rive n’était pas fiable. Il recula.
– C’est réapparu depuis un siècle, ces mares, commenta l’humain. Il paraît que dans certaines régions, sur certains continents, elles forment des lacs immenses.
– Qui t’a dit ça ?
– Avant d’être nommée aux registres, j’ai reçu une formation, dit l’humain. On était deux, plus la prof. C’est elle qui racontait ça. Elle nous faisait une description de l’état du monde. Elle prétendait que les générations futures auraient du mal à s’adapter.
– Les lacs immenses de bitume, c’est des conneries, assura Wong. J’ai tellement erré dans tous les coins que j’en aurais vu, si ça existait. Et les générations futures, c’est des conneries aussi. On n’aura pas de successeurs, on va s’arrêter là.
– Tu crois ?
– J’ai l’impression, dit Wong. À la rigueur, les araignées prendront la relève. Je leur souhaite bien du plaisir.
Wong fit le tour de l’étang. Une vapeur invisible s’en échappait, imprégnait l’air et les poumons de Wong. Il en ressentait une certaine griserie. Tandis qu’il se promenait au bord du naphte, l’humain s’agitait dans son continuum de cabanes vides, en ruine, habitables ou pourries. Il préparait une collation pour avant le crépuscule. Wong se demanda comment allait se terminer leur relation, à tous les deux. Elle s’était à peine ébauchée et elle n’aurait aucune suite. Se sépareraient-ils pour toujours avec le sentiment d’un inachèvement amer ? Prononceraient-ils la promesse absurde de se revoir avant leur mort ou avant la fin du monde ? Réussiraient-ils à rester en bons termes jusqu’au départ de Wong ? L’humain avait-il prévu de mentionner leur rencontre sur le registre des événements d’importance ?
Quand il revint près de la cabane, l’humain se tint devant lui avec une attitude qui rompait avec l’assurance dont il avait fait preuve jusqu’à présent. Il était beaucoup plus nerveux. Il s’était débarbouillé, et maintenant il transpirait à grosses gouttes, ce qui trahissait un trouble d’origine psychique ou sexuelle, ou un accès de fièvre, ou autre chose. Il ne s’était pas débarrassé de son chapeau de brousse, mais il avait enlevé ses vêtements du haut et sa paire de jumelles, ne conservant autour du ventre qu’une sorte de chiffon déchiré. On voyait sa peau luisante, d’une couleur bronze assez jolie bien qu’attaquée un peu partout par des parasites, pleine de cicatrices, de croûtes. Des mouches se posaient sur ses mamelles, des libellules voletaient autour de ses épaules, de ses bras. L’humain frissonna.
– Pour le cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je suis une femelle, dit-il.
Wong marmonna une phrase. Il se balançait à petite distance. C’était trop beau, pensa-t-il. Ça commence.
L’humain ruisselait de sueur. Les mouches bourdonnaient autour de lui. Les libellules émettaient un crissement métallique. De nouveau, il frissonna. Il avait un air anxieux, des yeux plaintifs.
– Notre prof nous a parlé des techniques de reproduction, dit-il. Elle nous a expliqué ce qui se passait entre un mâle et une femelle. Tu es un mâle, Wong ?
– Oui, dit Wong.
– Alors, je devrais te faire de l’effet, normalement. Je te fais de l’effet ?
Wong consacra une demi-seconde à son propre examen. Une introspection prolongée n’était pas nécessaire.
– Non, dit-il.
– Pourquoi ? demanda l’humain.
– Arrête avec ça, Tatiana Crow. Donne-moi un peu d’eau. Je vais repartir.
– Tu devrais avoir envie de copuler avec moi, normalement.
Wong hocha son énorme tête. L’humain essuya la sueur qui coulait de ses sourcils à ses yeux et l’aveuglait. Les mouches s’obstinaient à explorer la peau de sa poitrine, faisaient de très courts zigzags en apesanteur puis revenaient se poser sur ses mamelles, ses aréoles presque bleuâtres, son ventre. L’humain ne les chassait pas. Il était entièrement occupé par l’état de ses relations avec Wong.
– Notre prof nous a prévenues. C’est bestial, c’est atroce, mais, finalement, on n’a rien à craindre. Ça doit se faire.
– Je vais repartir, dit Wong.
Sur le visage de l’humain, une expression de contrariété s’élargit.
– Attends, dit-il.
Il ôta son chapeau de brousse, libérant une chevelure noire, hirsute, épaisse, qui avait été retenue jusque-là et qui soudain lui descendait sur les épaules. On avait l’impression que cette masse souple avait été récemment lavée. Les boucles avaient été taillées à la diable, certaines déjà grisonnaient, mais la plupart conservaient une belle couleur luisante. L’humain secoua ses cheveux vers l’arrière pour que la sueur ne les colle pas sur ses joues. Il avait des mouvements maladroits, il manquait de sûreté, d’expérience, dans sa main droite son chapeau tremblait. Il se mit à regarder Wong sans baisser les yeux, avec au fond des prunelles une exigence sourde, obstinée, une demande qu’il ne savait pas formuler avec des paroles. Il n’avait rien appris des phrases à travers lesquelles le besoin de convulsion sexuelle s’exprime. Il n’avait jamais rien entendu de tel, il n’avait jamais abordé le sujet avec quiconque, et la leçon de l’institutrice n’avait pas été un guide utile pour la conduite à tenir. Il n’avait jamais connu une situation comparable. Son instinct lui dictait bien quelques ébauches de gestes, mais il n’osait pas les accomplir devant Wong, les estimant malpolis et même obscènes. Avec cette incertitude qui lui embrumait l’esprit, il commença à s’approcher de Wong. Celui-ci recula de plusieurs pas.
– Tu as de beaux cheveux, Tatiana Crow, dit Wong.
L’humain ondula de façon bizarre et avança encore vers Wong.
Wong recula encore de quatre ou cinq pas. Les intentions de Tatiana Crow étaient très imprécises et il avait surtout le souci de ne pas la blesser physiquement. Il ne voulait pas qu’elle entre en contact avec lui, qu’elle le touche, car alors elle commencerait à s’accrocher à lui et il aurait beaucoup plus de mal à l’écarter sans lui casser un ou deux os, une ou deux articulations.
– Arrête avec ça, Tatiana Crow, dit-il pour la deuxième fois.
Au même moment, il sentit le sol s’effondrer sous son arrière-train. Sans s’en rendre compte, il s’était engagé sur une partie friable de la rive, et la terre venait de céder sous son poids. Il bascula et poussa un barrissement de colère. Il n’avait rien de stable ou de solide à quoi se rattraper. Une seconde plus tard, il était comme assis stupidement dans le bitume, les jambes immobilisées, le derrière englué jusqu’au bassin. Il eut assez de maîtrise de soi pour ne pas se débattre de façon désordonnée. Il savait que le bitume allait l’aspirer lentement, qu’il ne pourrait pas s’en arracher d’un simple coup de rein, et que, s’il remuait sous le coup de la panique, il risquait de perdre l’occasion de s’en extirper sain et sauf. Il valait mieux procéder avec calme. Il savait qu’il jouait sa vie. Le désir de se contorsionner était pourtant très fort. Sous lui aucun fond rocheux ou terreux n’avait encore été atteint. Il s’enfonçait.
Au-dessus de lui, sur le bord de la cassure, Tatiana Crow écarquillait les yeux, se mordait les lèvres.
– Ne gigote pas, conseilla-t-elle. Plus tu gigoteras, plus tu t’enfonceras.
Wong ne fit pas attention à elle. Il grattait lourdement devant lui pour que ses pattes non emprisonnées trouvent un meilleur appui sur la terre ferme. Il cherchait avec la trompe des racines suffisamment fortes pour supporter la traction qu’il comptait leur infliger au moment où il se hisserait hors du bitume. L’unique réseau de racines dignes de ce nom sortait de terre à six mètres de là, hors de portée. Sa trompe et ses membres antérieurs n’étaient pas emprisonnés, mais ne lui servaient pas à grand-chose, pour l’instant. Derrière lui son corps continuait à sombrer dans le magma épais. Centimètre par centimètre, il sombrait sur le flanc. Le bitume n’était ni chaud ni tiède, ni froid. C’était la mort qui le happait avec lenteur, une mort sans température particulière, inqualifiable.
– Tu as quelque chose qui ressemble à une corde ? demanda-t-il à l’humain.
L’humain fit non en secouant la tête. Il avait remis son couvre-chef. Il disparut, au-delà de la cassure Wong l’entendit courir vers sa cabane et fouiller, puis il revint.
– Non, dit-il.
Au-dessus de Wong, il y avait le ciel du jour qui finissait, et, au-dessus de l’humain, il y avait la haute couronne des arbres de la forêt. Wong se tint immobile une minute, à réfléchir, puis quelque chose céda encore derrière lui, sous lui, et il s’enfonça d’un bon demi-mètre supplémentaire. Le bitume montait pesamment le long de son ventre. Il s’affola, se débattit, puis se calma. Maintenant il avait des giclures de goudron partout sur le dos, et ses pattes de devant poissaient à plusieurs endroits, salies d’un emplâtre où se mêlaient de l’humus, de la terre, du naphte. L’odeur très puissante du lac l’étourdissait.
– Inutile de te débattre comme ça, dit l’humain. Ça fait empirer la situation.
– Mais oui, dit Wong. Tu as une idée, je suppose.
L’humain allait et venait sans rien pouvoir faire. Ses seins tressautaient. On ne sait comment il avait réussi à se coller du goudron sur une jambe. Il était consterné et il se retirait à tout instant pour trembler ou soupirer.
Au moment où la nuit se fit, Wong n’était pas plongé dans le bitume jusqu’aux épaules, mais il avait encore dérapé vers l’arrière, et ses pattes avant n’avaient réussi ni à le retenir dans sa glissade, ni à échapper à l’engoudronnement. De temps en temps, le bitume avait des flatulences extrêmement lentes ou réagissait aux contorsions de Wong avec des bruits de ventouse.
– Ben tu vois, dit Wong, tu vas me mettre dans ton registre, moi aussi.
– Je t’aurais mis, de toute façon, assura l’humain.
Il n’y avait plus de lumière entre eux ou autour d’eux. Wong allongea sa trompe vers le ciel, vers la forêt, vers l’humain. Des cris nocturnes sonnaient sous les arbres, des grincements, des rires d’oiseaux de la nuit, des hurlements stridents d’insectes. Plus haut, les grandes chauves-souris claquaient des ailes. Les étoiles ne s’allumaient pas. Une très incertaine grisaille, sur la gauche de Wong, indiquait que la lune s’était levée. Elle devait être à peine visible, au début de son premier quart.
Wong savait qu’il allait mourir. Il aurait une fin atroce, il périrait étouffé et sans pouvoir aucunement accélérer le processus. Il fallait s’y préparer. L’humain à proximité le dérangerait et augmenterait, par sa présence non consolatrice, par ses gémissements ou son regard, le caractère effroyable de l’agonie. Il faudrait s’enfermer en soi-même pendant des heures, des jours, peut-être. Il faudrait convaincre l’humain de ne pas s’interposer de façon agaçante entre lui et l’attente de la mort. En même temps, cet humain, cette Tatiana Crow n’était pas une ennemie, et même méritait un peu de compassion. Sa vie larvaire et solitaire, depuis des décennies, n’avait pas été aussi heureuse que celle que Wong avait menée. En tant qu’humain, elle était un peu désaxée au niveau sexuel, comme tous ses congénères, mais ce n’était pas sa faute.
Dans l’obscurité, Wong renifla en direction de Tatiana Crow. L’autre ne s’était pas retirée vers sa tanière, elle restait accroupie sur la rive de l’étang, à petite distance. Elle s’était rhabillée, on sentait les effluves que répandaient son chemisier trempé de sueur, sa veste, son pantalon de toile.
– Tatiana Crow, tu es là ? demanda Wong.
– Oui, dit l’humain. Tu as besoin de quelque chose ?
– Non, dit Wong. Simplement, j’aimerais que tu t’en ailles loin dans la forêt, pendant une petite semaine.
– Tu ne veux pas que je t’apporte quelque chose à boire ?
– Non, dit Wong. Je n’ai pas soif.
On ne voyait presque rien. Les cris nocturnes marquaient une pause. On approchait peut-être d’une heure où la vie est un peu moins active. Une chauve-souris vint clapper à proximité, puis le silence revint.
– Alors, tu vas t’en aller ? demanda Wong.
– Tout de suite ? demanda Tatiana Crow. Tu veux que je m’en aille tout de suite ?
– J’aimerais bien, dit Wong. Loin. Quelques jours.
– Tu vas mourir tout seul, dit l’humain. Si je m’en vais, tu n’auras personne pour te regarder au dernier moment.
– Bah, dit Wong. On est les derniers, c’est pas très important qu’on nous regarde ou pas. Tu vas t’en aller ?
– Oui. Et tu sais…
– Quoi ? demanda Wong.
– Je t’inscrirai sur le registre.
Ils laissèrent passer un moment. L’humain hésitait.
– Tout à l’heure, tu avais de belles mamelles, Tatiana Crow, dit Wong.
– Ah, dit l’humain.
– De beaux cheveux et de belles mamelles, insista Wong.
Puis il se tut et il se prépara à mourir.