La légende du débordement du lac Albain au lever de la Canicule, c'est-à-dire à la fête de Neptune (23 juillet), est parallèle à la légende irlandaise du débordement du puits de Nechtan, mais se prolonge par un épisode qui lui est propre et qui n'était pas nécessaire : la division de l'eau déboráée en fossés et canaux par les ingénieurs de Rome. Or l'un des deux travaux hydrauliques prévus et longuement décrits par l'agronome Palladius pour le temps caniculaire est justement l'établissement des dérivations et des canalisations. En sorte que la fête de Neptune doit non seulement concerner les cours et les surfaces d'eau libre que la saison menace d'assèchement, mais aussi confier au dieu la protection de cette province de l'industrie humaine.
L'essai de 1973 a montré, derrière les Neptunalia, l'historicisation d'un mythe fort ancien, indo-européen1. Pour nous en tenir au plus proche, de même que le « puits » du dieu irlandais Nechtan (*Nept-o-no-), réagissant à un sacrilège, a débordé et ouvert jusqu'à la mer une rivière d'abord fatale à la coupable, puis, sous le nom de Boyne, bénéfique au pays2, de même, au lever de la Canicule, c'est-à-dire en théorie le jour de la fête de Neptune (*Nept-ū-no-), le lac tapi dans un ancien volcan du Latium, réagissant à l'accomplissement vicieux de rites officiels, a débordé et vomi vers la mer une rivière dévastatrice et de mauvais augure que les Romains, après procuratio du prodige, ont détournée et remplacée par de bénéfiques canaux3. Le sens du mythe, et donc l'intention de la fête à laquelle il est attaché, est clair : le mythe raconte, en forme de calamité corrigée, comme un excès destructeur ramené à l'utile mesure, ce que les hommes souhaitent au moment où l'extrême chaleur réduit ou même suspend le cours des eaux4.
Arrêtée à ce point, l'explication comparative du récit romain laisse cependant un problème sans solution : il contient trop d'événements. Dans la légende irlandaise, la faute de Bóand et son châtiment par la production d'une rivière qui la poursuit et la noie forment tout le drame ; en particulier, après le châtiment, la rivière subsiste et devient « bonne » sans nouvelle intervention humaine ou surnaturelle, sans péripétie. Selon l'annalistique romaine au contraire, après la production monstrueuse de la rivière, les dieux, d'une part, exigent des Romains une réparation religieuse et, d'autre part, enseignent aux mêmes Romains le moyen de supprimer la rivière tout en tournant au « bien » les suites de l'éruption liquide.
La première partie de ce prolongement ne fait pas de difficulté : étant donné les circonstances de la faute et selon les usages romains, l'affaire ne pouvait pas se régler autrement. Le coupable n'est pas, comme en Irlande, un individu et la faute n'est pas privée. C'est Rome entière, engagée par l'erreur rituelle de ses plus hauts magistrats, qui se trouve en état de sacrilège. Comme Rome ne devait pas, ne pouvait pas périr et, de fait, n'a pas péri, il fallait bien que, par oracle ou par devin, un moyen de procuratio lui fût prescrit et qu'elle l'appliquât avec succès. Telle est la justification dont je me suis contenté en 19735. Elle est valable. Mais elle n'explique pas la seconde partie du prolongement qu'elle devrait même, normalement, rendre inutile.
Le prodige du lac Albain en effet, comme tout prodige, manifeste la colère des dieux et, selon la doctrine romaine ancienne, il n'est besoin que de découvrir et de supprimer la cause de cette colère : une fois refaits correctement les rituels qui, mal accomplis, avaient constitué l'offense, tout devrait rentrer automatiquement dans l'ordre, le débit monstrueux des sources cachées dans le lac devrait s'arrêter et, n'étant plus alimentée, la masse d'eau déjà déversée sur la plaine devrait disparaître par le jeu des lois naturelles, infiltration ou évaporation. Or, c'est autre chose qui se produit, ou plutôt les avis divins, outre la procuratio, commandent aux Romains une opération d'un tout autre genre, entièrement profane et technique : la rivière issue du lac Albain doit être détournée du cours qu'elle a pris selon la pente, doit être captée soit par deriuatio (Tite-Live 5, 15, 12) ou deductio (Cicéron, De diuin. I, 100 ; 2, 33), soit par un « canal caché » où elle s'engagera tout entière (κρoυπτῇ διώρυχι, Zonaras 7, 20), ou bien dispersée dans un réseau de tranchées où elle disparaîtra complètement, cette dernière variante, la plus fréquente, entraînant comme conséquence heureuse – ad utilitatem agri (Cicéron) – l'irrigation des champs6. Voici, par exemple, la présentation que fait Plutarque (Cam. 4, 6-7) :
La réponse qu'apportaient [les consultants envoyés à Delphes par le Sénat] déclarait qu'il y avait eu de la négligence [en réalité, un uitium dirimant] dans l'accomplissement de certaines cérémonies traditionnelles des Féries Latines. Quant aux eaux du lac Albain, elle enjoignait de les empêcher autant que possible d'atteindre la mer et de les faire remonter jusque dans leurs anciennes limites ou, si l'on n'y parvenait pas, de les détourner vers la plaine par des canaux et des tranchées (ὀρύγμασι καὶ τάφpοις ; cf. Denys d'Hal. 12, fragm. 16, ὀρὐγμασι καθ' ἕτɛρα χωρία γɛvoμένοις de manière qu'elles s'y perdissent.
Et voici celle de Tite-Live 5, 16, 9, suivant qui le débordement ne s'est pas produit, mais seulement une crue menaçante du lac à l'intérieur du cratère :
Romain, dit l'oracle d'Apollon, fais en sorte que l'eau albaine ne demeure pas captive du lac, son récipient, et garde-toi de laisser couler jusqu'à la mer une rivière qu'elle aurait produite. Tu l'enverras à travers les champs pour les irriguer et, la dispersant en ruisseaux, tu la feras disparaître emissam per agros rigabis dissipatamque riuis exstingues7).
Cette solution compliquée d'une difficulté simple, ai-je dit après d'autres, a dû être inspirée aux artisans de l'histoire romaine par l'existence, qu'on peut encore aujourd'hui vérifier, d'un émissaire artificiel du lac Albain, d'une perforation maçonnée et voûtée, pratiquée dans le corps de la montagne un peu au-dessous de la surface du lac et destinée en effet à transporter l'eau dans la plaine8. Cela est vraisemblable, mais notre embarras n'en est que déplacé : comme ce percement de la montagne est très probablement un travail étrusque, pourquoi l'histoire romaine attend-elle le début du quatrième siècle pour le faire entreprendre et le présente-t-elle comme la conséquence d'un événement qui ne le commande ni ne le suggère, le prétendu débordement du lac ? En d'autres termes, pourquoi cette prescription d'un détournement, d'une domestication des eaux comportant le percement du flanc montagneux et l'établissement de canaux est-elle « accrochée », comme une suite et une conclusion, au récit de la naissance d'une rivière dévastatrice qui sert de mythe, le 23 juillet, à la fête de Neptune ?
Descendons des légendes aux réalités, aux soucis des hommes, et posons la question symétrique : à quoi le paysan est-il occupé à la saison où le débordement légendaire du lac, après ses premiers ravages (Plutarque, Denys, etc.) ou simplement après sa montée menaçante dans le cratère (Tite-Live), est censé se prêter aux calculs et aux opérations des ingénieurs de Rome ? A considérer la liste de travaux que la science agronomique prévoit pour le temps caniculaire, on est frappé par la prédominance de ceux qui concernent les eaux. Si le bref catalogue de Columelle n'en dit rien, et d'ailleurs n'avait pas à en parler puisqu'il ne retient que les indications proprement et immédiatement agricoles9, en revanche, dans le long exposé de Palladius, qui se veut exhaustif, les trois quarts du neuvième livre, consacré au programme du mois d'août, concernent des ouvrages hydrauliques.
Au début du livre, en sept chapitres dont seul le cinquième a quelque ampleur, sont expédiées les prescriptions relatives aux cultures : tout à la fin du mois, labour (exarari) sous certains climats ; préparatifs de la vendange près des mers ; soins divers à donner aux vignes (hersage dans les pays très froids, ensemencement du lupin dans les vignes pauvres pour engraisser le sol, épamprage dans les pays froids) ; brûlage des hautes herbes dans les prés ; ensemencement des raves, des navets, du raifort (déjà prévu pour juillet, 8, 2), et des panais ; entage en écusson (emplastrare) des poiriers et des citronniers (déjà prévu pour juillet, 8, 3). Puis, après avoir, en une phrase, invité l'agriculteur à détruire les frelons, Palladius conclut : « Exécutons aussi maintenant les travaux que nous n'avons pas eu le temps de faire en juillet », nunc etiam quae Julio non occurrimus facere exsequamur10. Symétriquement, à la fin du livre, juste avant le tableau de la durée des jours et des heures, quelques lignes donnent les proportions d'un mélange de verjus et de miel qui a besoin de se cuire au soleil pendant quarante jours.
Du chapitre 8 au chapitre 12 règnent amplement et seulement les eaux, ou plutôt les opérations que permet alors leur bas niveau, au total deux opérations : l'ouverture des puits ; la mise en place des canalisations. Voici ce que disent les chapitres 11 et 12 au sujet de la seconde.
Lorsqu'il s'agit de diriger de l'eau d'un endroit à un autre, on le fait soit par un canal de maçonnerie (forma structili), soit par des tuyaux de plomb (plumbeis fistulis), soit par des conduites de bois (canalibus ligneis), soit par des tubes de terre cuite (fictilibus tubis). Si l'eau doit circuler dans un canal maçonné, il faut que les parois soient bien massives pour éviter que l'eau ne s'échappe par des fentes. Les dimensions en seront calculées d'après le débit. Si le canal traverse un terrain plat (si per planum ueniet), on donnera à l'ouvrage, pour assurer l'écoulement, une pente très douce, d'un pied et demi pour soixante ou cent pieds de distance. Si une colline (si quis mons) se trouve en travers, on la fera contourner par le canal, ou bien on percera un passage en pente douce, à moins qu'on ne trouve à utiliser à cet effet des cavités naturelles qui tiendront lieu de maçonnerie. Si, à l'inverse, la canalisation rencontre une vallée, on la fera passer sur des piliers ou des arcs en ayant soin d'en maintenir l'inclinaison, ou bien on engagera l'eau dans des tubes de plomb qui la feront descendre d'un côté et remonter de l'autre.
Suivent quelques avis (épaisseur, mode d'assemblage des éléments, nettoyage) concernant les tubes de terre cuite, qui sont déclarés le procédé le plus sain et le plus avantageux ; puis une condamnation sans nuance des tuyaux de plomb, pour lesquels le chapitre 12 donne cependant des estimations chiffrées11. Quant aux relais de parcours que sont les réservoirs (aquarum receptacula) à établir dans le réseau des canalisations, ils sont expédiés en une phrase à la fin du chapitre 11 et confiés à la diligence des usagers qui doivent savoir tirer l'abondance d'un débit même pauvre, ut copiam inops uena procuret.
Nous pouvons maintenant revenir à la religion. Si les hommes n'aident que par des rites et des prières les eaux courantes naturelles que menace la sécheresse et qui sont par conséquent, au début de la période caniculaire, le premier objet des Neptunalia, en revanche tout au long de la période, jusqu'en août, les mêmes hommes s'affairent, et cette fois techniquement plutôt que rituellement, à mettre en état le cheminement des eaux prises dans des conduits, engagées dans des tunnels, livrées à l'équilibre des aqueducs et à la bonne entente des vases communicants. Or, ces eaux captives n'appartiennent pas moins à Neptune, ne sont pas moins sous sa garde que les eaux libres : à elles doivent donc s'étendre, sans qu'il soit besoin d'une fête propre, l'intention et le bénéfice des Neptunalia, où le dieu, maître par définition des cours d'eau spontanés, doit se voir confier, comme un complément normal, les cheminements d'eau résultant du travail de l'homme. Ce n'est donc pas un hasard si la légende du lac débordé – qui du même coup apparaît de plus en plus comme le mythe des Neptunalia – se prolonge et s'achève par une sorte de modèle d'ouvrage hydraulique enseigné par les dieux.
Il ne semble pas que ces considérations conduisent à retoucher l'interprétation proposée dans Mythe et épopée III pour les deux entités féminines associées à Neptune, Salacia et Venilia, qui expriment certainement, comme il est usuel, deux aspects, domaines ou modes d'action du dieu12. Salacia, ai-je dit, peut représenter le cours de l'eau bondissante, éventuellement rebelle et dangereuse, et Venilia le cours de l'eau calme et docile. On pourrait être tenté maintenant de préciser l'opposition par référence à la liberté et à la domestication de l'eau courante. Ce serait peu satisfaisant. Outre que les eaux libres ne sont pas toujours bondissantes, il arrive que l'homme fasse bondir l'eau captive, construise des cascades ou des jets d'eau, car l'élément fluide ne pourvoit pas seulement aux nécessités vitales de l'homme mais aussi à son agrément. Qu'on analyse par exemple les rapports idylliques qu'une métairie modèle soutient avec l'eau. Après avoir dit et répété que le meilleur établissement pour la villa est à flanc de colline, sur une sorte de « tumeur » du terrain qui l'abrite des torrents formés au sommet, Columelle s'occupe avant tout des « bonnes » eaux (I, 5). Il veut un fons perennis, une unda fluens, soit qu'elle naisse dans le domaine, soit qu'on l'y introduise (inductus). A défaut, un puits, dont l'eau ne soit ni amère ni jaunâtre. Si l'un et l'autre manquent, qu'on ouvre une vaste citerne pour les hommes, des abreuvoirs pour les animaux, et qu'on les emplisse d'eau de pluie colligée par des tuyaux de terre cuite – c'est de beaucoup la meilleure – ou d'une eau « qui se précipite des hauteurs à travers les rochers » (si per saxa deuoluitur), ou encore de l'eau d'un puits creusé sur la colline ou du moins en haut d'une pente. De plus modestes eaux courantes sont également utiles, d'autant plus utiles qu'elles se laissent aisément diriger :
Les ruisseaux bondissants (salientes riui) contribuent à modérer les chaleurs de l'été et accroissent l'agrément du lieu. Si la disposition du terrain le permet et si leurs eaux sont douces, je suis d'avis qu'on leur fasse traverser la villa (utique perducendos in uillam censeo) .
Bref, les deux « puissances » de Neptune, Salacia et Venilia, sont partout, s'associent ou alternent dans l'art comme dans la nature ; ne venons-nous pas, ici même, en forme de verbes, d'en rencontrer les deux expressions : salientes riui..., si per planum ueniet...?
1 Mythe et épopée III, Histoires romaines ; p. 21-38, « Le puits de Nechtan » ; p. 39-62, « Le lac des monts Albains » ; p. 63-85, « Neptune et les Neptunalia » ; p. 87-89, « Conclusion ».
2 Ibid., p. 27-34.
3 Ibid., p. 45-52.
4 Ibid., p. 73-77.
5 Ibid., p. 52-53.
6 Ibid., p. 57-61.
7 Jaan Puhvel, « Aquam extinguere », Journal of Indo-European Studies I, 1973, P. 379-386, a pensé trouver dans ce verbe extinguere une trace d'un caractère igné de l'eau qui sort du lac Albain. Mais extinguere peut avoir son sens figuré ordinaire : « faire disparaître progressivement et complètement quelque chose de considérable en étendue ou en nombre d'éléments » (cf. Plutarque, loc. cit., καταναλίσκɛιν). Je ne puis retenir le prolongement donné à mon étude, par le moyen de simplifications structuralistes, par C. Scott Littleton, « Poseidon as a Reflex of the Indo-European “Source of Water” God », ibid., p. 423-440.
8 Mythe et épopée III, p. 69-72 ; Jean Hubaux, Romes et Véies, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, fasc. 145, 1958, p. 134-135.
9 II, 2, 52-56 (deuxième quinzaine de juillet), 57 (première d'août), 58-62 (deuxième d'août).
10 Columelle, II, 2, 3, en tête de son catalogue, admet pour le temps de chaque travail une élasticité d'un demi-mois avant et d'un demi-mois après la date qu'il prescrit.
11 Columelle, Palladius n'envisagent que le transport d'eau par canaux maçonnés et tuyaux fermés, forme perfectionnée de la domestication de la nature. Dans la légende du lac Albain, il est question de techniques plus frustes : tranchées, fossés, canaux apparemment ouverts (sauf sans doute le « canal caché » de Dion Cassius-Zonaras). L'irrigation proprement dite, qui n'est d'ailleurs dans la légende qu'un effet secondaire, l'intention première étant de détourner de leur pente naturelle les eaux issues du prodige, donne lieu dans la pratique romaine à des opérations plus tardives : c'est pendant la seconde moitié d'octobre que Columelle, II, 2, 82, prescrit le curetage des fossés et ruisseaux (fossas riuosque purgare) ainsi que l'ouverture de tranchées et de rigoles (elices sulcosque aquarios facere).
12 Mythe et épopée III, p. 77-83.