Médication du vin et santé des hommes

MEDITRINALIA

Les Meditrinalia (11 octobre) ne sont pas, comme on dit souvent, la fête du pressurage, mais celle de la « médication » du vin nouveau, qui s'accomplit aussitôt après le pressurage. Comme la forme la plus simple de cette médication consiste à mélanger au jeune moût du vin fait de l'année précédente, on comprend la formule, de sens contesté, qui se récitait ce jour-là. D'autre part, l'histoire de Papirius Cursor vouant à Jupiter du « vin miellé », seul genre de vin qui échappe à la médication, donne à penser que les Meditrinalia sont bien, comme le déclare un calendrier, une fête de Jupiter.

 

Notre information sur les Meditrinalia du 11 octobre se réduit à cinq données : la date, le nom, le vin nouveau comme objet et Jupiter comme destinataire de la fête (Fasti Amiternini), et un détail, sans doute secondaire, relatant plutôt un usage qu'un rite. Ce détail est connu par Varron et par l'abréviateur de Festus. Le premier écrit (De ling. lat. 6, 21) :

 

Octobri mense Meditrinalia dies dictus a medendo, quod Flaccus flamen Martialis dicebat hoc die solitum uinum nouum et uetus libari et gustari medicamenti causa ; quod facere solent etiam nunc multi quum dicunt : « Nouum uetus uinum bibo, nouo ueteri morbo medeor»

Au mois d'octobre, le jour des Meditrinalia tire son nom de l'opération désignée par le verbe mederi « être guéri » parce que, disait Flaccus, qui fut flamine de Mars, on avait coutume d'offrir ce jour-là en libation et de goûter, à titre de « médicament », du vin nouveau et du vin vieux. Encore aujourd'hui beaucoup de gens continuent à observer l'usage et disent à cette occasion :

Je bois du vin nouveau, du vieux,

de la nouvelle maladie, de la vieille, je me guéris.

 

Le second étend la pratique aux « peuples du Latium » (110 L1 = 250 L2) :

 

Mos erat Latinis populis, quo die quis primum gustaret mustum, dicere ominis gratia : « Vetus nouum uinum bibo, ueteri nouo morbo medeor» A quibus uerbis etiam Meditrinae deae nomen conceptum eiusque sacra Meditrinalia.

C'était l'usage chez les peuples latins, le jour où l'on goûtait le premier moût, de dire en manière de bon présage :

Je bois du vin vieux, du nouveau,

De la vieille maladie, de la nouvelle, je me guéris.

De ces paroles a été tiré le nom d'une déesse, Meditrina, dont les Meditrinalia sont la fête.

 

Comment interpréter et ajuster ces quelques données ?

 

Le plus récent manuel de religion romaine, celui de Kurt Latte1, récuse l'attribution à Jupiter parce qu'elle n'est faite que par un seul calendrier et refuse d'admettre que le vin nouveau ait pu être goûté le 11 octobre ; à cette dégustation automnale il oppose la pratique athénienne et le bon sens :

 

Deubner, Att. Feste, 94, 4, a rappelé avec raison que c'est seulement aux Vinalia priora du 23 avril que commençait la dégustation du vin nouveau et, à cette fête, il a comparé les Pithoigia attiques. Une fête placée au début d'octobre ne pouvait être qu'une fête du pressurage, au cours de laquelle, avec toute la bonne volonté du monde, il n'était pas possible de boire déjà le vin nouveau.

 

Que faire alors de la formule citée par Varron et par Paul, nouum uetus uinum bibo, nouo ueteri morbo medeor ? Latte veut bien l'admettre pour authentique et ancienne, « bien que peut-être altérée comme tant de formules qui continuent à être utilisées quand on en a oublié le sens ». Mais il la transporte aux Vinalia d'avril, pour lesquels seuls, pense-t-il, l'expression nouum uinum bibo a un sens : si Varron l'a attribuée à la fête d'octobre, ce ne peut être que par jeu de mots, le medeor qui s'y trouve ayant suggéré fallacieusement une dérivation de Meditrinalia (nom de la fête d'octobre) à partir de medeor (opération d'avril).

Quant à la signification de la formule, elle varie avec les traitements que les exégètes lui appliquent. Comme il s'agit essentiellement de vin nouveau, certains, R. Wünsch par exemple (cité par Deubner, Neue Jahrb., 27, 1911, p. 329, n. 5), n'ont pas craint de retoucher le texte, ce qui est rarement recommandable : la formule originelle aurait été : nouum uinum bibo, ueteri nouo morbo medeor, le « vin nouveau » suffisant, s'il guérit, à guérir les maladies de toute date, et c'est l'analogie de la seconde phrase, où la coexistence de ueteri et de nouo était justifiée, qui aurait introduit uetus dans la première, où il n'a que faire. Latte, lui, respecte la lecture traditionnelle et croit pouvoir l'interpréter à la lumière d'une autre formule conservée par Pline, Nat. Hist., 28, 23. Dans ce chapitre, énumérant quelques vieilles superstitions, Pline pose la question : « Pourquoi, quand nous offrons les prémices des fruits, disons-nous que ceux-ci sont vieux' et que nous en demandons d'autres, 'de nouveaux' ?2 » Or, dans Pline, il s'agit évidemment d'un « camouflage » plaisant destiné à porter les dieux à la générosité en les amusant plutôt qu'en les trompant, comme Numa avait su amuser Jupiter dans un dialogue célèbre ; symétriquement, suivant Latte, dans ce qu'il pense être l'offrande des prémices du vin fait et qu'il « restitue » aux Vinalia d'avril, le vin nouveau aurait été qualifié de « vieux » pour signifier qu'il appartient déjà au passé et qu'on ne s'intéresse qu'à la future vendange.

L'analogie ainsi perçue par Latte est illusoire, les deux situations n'étant pas comparables : outre que la formule des Meditrinalia n'est pas une prière, ne sollicite rien, et n'a donc pas à amuser les dieux par un jeu d'esprit, le rapport des mots essentiels, des adjectifs, est différent : dans Pline, uetera et noua s'opposent ; aux Meditrinalia, uetus et nouum s'ajoutent ; dans Pline noua est nié et paradoxalement remplacé par son contraire ; aux Meditrinalia uetus et nouum coexistent et collaborent, chacun gardant son sens.

Enfin, toujours selon Latte, puisque la formulette, malgré son medeor, n'a rien à faire, sinon par jeu de mots, avec les Meditrinalia d'octobre, d'où peut venir ce nom de fête, ou plutôt le mot dont il doit être, au pluriel neutre, un adjectif dérivé ? Réponse : « *meditrīna est formé comme moletrīna, pistrīna, lātrīna, tonstrīna, ustrīna ; compte tenu de la date de la fête et de la formation du mot, il ne peut que signifier le Kellerplatz, l'endroit où se fait le pressurage du raisin. » A-t-on l'indiscrétion de s'inquiéter de la racine signifiant « presser » sur laquelle serait formé *meditrīna et dont il n'existe pas d'autre attestation ? Latte a prévu l'objection : de même, dit-il, que le nom du vin n'est pas indo-européen mais méditerranéen, on peut penser que celui du pressoir a été fait sur une racine ou sur un mot de même origine.

Cette construction est artificielle et invraisemblable, puisque tous les mots connus en -trīna  suffixe lui-même analysable en éléments indo-européens : *-tro- des noms d'instrument (aratrum « charrue ») et *-īna des noms de local (popīna « cabaret »)  sont formés sur des racines indo-européennes : molere « moudre », moletrīna « moulin » ; pinsere, pistum « piler », pistrīna « moulin à blé, boulangerie » ; lauāre « laver », l (au) ātrīna « salle de bains, lavoir » ; tondere, tonsum « tondre », tonstrīna « boutique de barbier » ; uro, ustum « brûler », ustrīna « lieu pour brûler les corps » ; dans ces conditions, il n'y a pas lieu de refuser de reconnaître dans meditrīna la seule racine indo-européenne qui se propose, celle de medeo (r) « guérir », medicus « médecin », etc. ; *meditrīna doit désigner simplement l'atelier où se fait habituellement, industriellement une action exprimée par cette racine bien connue.

 

Restituons donc aux Meditrinalia et l'étymologie naturelle de leur nom et, sans retouche, la formule dont on prétendait les dépouiller. Mais regardons aussi cette dernière de plus près : comment y justifier ce qui paraît intolérable à Latte, l'association du vin vieux et du vin nouveau en ce début d'automne ?

Si l'on comprend littéralement nouum uinum comme du vin de l'année, déjà fait et buvable, il est évident que, le 11 octobre, il n'en existe pas. Mais son élément de base existe, le moût, que procure justement le pressurage, travail du jour, et qui, par opposition au uetus uinum, peut, sans artifice de style excessif, être appelé déjà du nom qu'il ne tardera pas à mériter et qui est dès maintenant la raison des opérations qui se font3. De même bibere est un mot large ; si, dans la formule, il signifie que ceux qui la fredonnent ingurgitent des rasades de moût frais, nous ne pouvons que partager l'inquiétude de Latte ; mais la phrase d'introduction de Varron a soin de définir la nuance, de limiter l'ampleur de leur action dans le genre « boire » ; il ne s'agit, plus humblement, que de degustare, de goûter ; les paysans romains se bornent donc sans doute à prendre, du medicamentum supposé, une dose assez légère pour qu'il soit symboliquement efficace et, dans la réalité des corps, sans inconvénient.

Si le premier contact du palais avec le moût est bénéfique, a une vertu médicinale, cette médication folklorique suffit-elle pour qu'on explique le nom d'atelier *meditrīna, avec Varron et Verrius Flaccus, comme « le lieu où l'homme soigne ses maladies fraîches et invétérées » ? Ce serait étrange : pour un moment si important et si particulier de la fabrication du vin, on attend un nom qui fasse directement référence à une opération pratiquée sur le moût, en vue du vin, plutôt qu'à un bienfait du moût ou du vin, appréciable certes, mais secondaire  car, pas plus à Rome qu'ailleurs, ni le vin ni le moût n'étaient considérés, préparés avant tout comme un remède. Consultons donc les agronomes. Le travail qu'ils prescrivent après la vendange est en effet le pressurage. Mais celui-ci a un complément nécessaire et immédiat, aussi important, mais plus long et plus délicat que lui.

Après avoir recommandé de vendanger en septembre dans les pays chauds et voisins de la mer et de préparer (poix, cire) les dolia qui recevront le raisin (10, 11) ; après avoir de nouveau, pour d'autres terrains, prescrit de vendanger, mais en octobre (II, 3), et détaillé divers soins à donner aux vignobles pendant ce même mois (II, 3-7), Palladius ne mentionne même pas le pressurage et passe tout de suite à ce qui le suppose au moins en train de s'accomplir, au traitement du moût, mustum, c'est-à-dire du liquide encore non fermenté tel qu'il est produit par le pressurage4, et qu'il faut faire bouillir. A vrai dire, il ne retient d'abord (9) qu'un cas particulier, celui du jus d'un raisin qui a souffert de pluies excessives : celui-là, on devra le transvaser dès qu'il aura commencé à bouillir. C'est seulement plus loin, après avoir longuement parlé de tâches toutes différentes (10-13 : fabrication de l'huile ; divers ensemencements, tels que chicorée, moutarde, etc. ; diverses plantations d'arbres, tels que palmiers, pistachiers, cerisiers, pommiers ; castration des ruches), qu'il revient au moût pour donner, non moins longuement, des conseils concernant une opération nécessaire, « l'assainissement » du vin, le frelatage, de condiendi uini genere (14) ; chose curieuse, il ne développe pas ce point d'après l'expérience italique, mais se borne à puiser ses recettes dans les traités des Grecs :

 

Pour ne pas omettre le résultat de mes lectures, j'ai pris soin d'exposer ce que les Grecs, sous leur responsabilité (sua fide), ont avancé quant à la manière de frelater le vin...

 

Les « corps étrangers » utilisés pour le frelatage sont divers : un autre moût cuit et réduit de moitié ou des deux tiers de son volume ; de l'eau de mer puisée un an auparavant ; de la résine sèche broyée ; de la réglisse ; des baies de myrte des montagnes, etc. Il omet donc un autre procédé, apparemment plus italique, que Columelle au contraire développe en grand détail (12, 19-20).

Columelle, d'ailleurs, est plus complet. Il décrit d'abord les outils qu'il faut préparer pour la vendange (paniers, faucilles, serpettes) et indique comment équiper le pressoir, techniquement et religieusement :

 

On lavera alors les cuves de foulage et d'écoulement (lacus uinarii et torcularii), les aires des pressoirs et tous les récipients, avec de l'eau de mer s'il y en a dans le voisinage, sinon, avec de l'eau douce.

 

Séchage, balayage complètent ces apprêts.

 

Ensuite, en toute piété et pureté rituelle, on doit offrir des sacrifices à Liber et à Libera, ainsi qu'aux récipients utilisés dans le pressurage. Tant que durera la vendange, on évitera de laisser sans surveillance le pressoir et la cuve, et cela aussi bien pour assurer la propreté des opérations que pour ne pas donner aux voleurs l'occasion de s'emparer d'une partie de la récolte.

 

Après quelques prescriptions supplémentaires qui développent celles de Palladius 10, 11, vient le traitement du moût :

 

Il faut aussi prendre soin que le moût extrait du raisin soit de longue conservation ou, tout au moins, dure jusqu'à la vente. Voici la méthode pour parvenir à ce résultat et une liste des assaisonnements (condituris) qui peuvent y aider.

 

La méthode consiste essentiellement à transformer le mustum en defrutum5, « vin cuit » c'est-à-dire à faire bouillir le moût brut et à le réduire ainsi des trois quarts ou des deux tiers ou même de la moitié de son volume. Cela doit suffire, sans autre opération, pour les raisins de la première qualité. Mais il est fréquent que le moût témoigne une certaine faiblesse (laborabit), résultat soit d'une mauvaise exposition de la vigne soit de la jeunesse des plants. Il y faut alors divers soins spéciaux pendant l'ébullition, des récipients et des combustibles particuliers. Et pourtant... (20).

 

Cependant, même préparé avec la plus grande attention, il est ordinaire que le defrutum commence à aigrir, comme fait le vin. Si cela se produit, il faut l'assaisonner avec du vin cuit de l'année précédente, dont la bonne qualité a déjà été éprouvée, car, traité par un condiment défectueux, uitioso medicamine, le produit résultant serait lui-même défectueux.

 

Columelle donne ensuite, comme il l'avait promis, une liste d'autres assaisonnements, iris, fenugrec, racine de jonc, etc., susceptibles d'améliorer le produit. Puis il revient à la mixture du moût nouveau avec du vin cuit de l'année précédente :

 

On appelle defrutum, ou vin bouilli, un moût de la plus agréable saveur, qui a été cuit comme il vient d'être dit et réduit à son tiers. Quand il est refroidi, on le transvase et on le met en réserve pour l'utiliser au bout d'un an (reponitur ut post annum sit in usu). Il peut cependant être ajouté au vin (= à un autre « vin », en réalité à un autre moût) dès le neuvième jour après qu'il aura refroidi. On en ajoute un sextarius à deux urnae de moût, si ce moût prονient de vignes à flanc de coteau, trois herminae, s'il prονient de vignes situées en plaine. Nous laissons le moût retiré de la cuve bouillir et se nettoyer pendant deux jours et, le troisième, nous y ajoutons le vin cuit.

 

Après deux jours d'ébullition de ce mélange, il faut encore ajouter du sel grillé, du fenugrec, etc. Puis, avant de passer à d'autres conditurae, en partie celles que Palladius dit avoir tirées de ses lectures grecques et dont d'ailleurs il attribue lui aussi quelques-unes aux Grecs (eau de mer d'au moins trois ans ; diverses sortes de poix), il signe la recette du mélange précédent : il la tient de son oncle Columelle, illustris agricola.

Voilà certainement à quoi se rapporte, plutôt qu'au pressurage proprement dit, la fête des Meditrinalia : à la différence d'autres peuples, les Romains ont attaché plus d'importance aux premiers soins requis par le jus du raisin qu'à l'écrasement qui le fait sortir de son enveloppe. Et il s'agit en vérité d'une « médication » qui neutralise dans le moût le vice ou la faiblesse que, sauf dans des cas exceptionnels, il porte en lui. Dans ce long développement, Columelle emploie indifféremment condire et curare, conditura et medicamen. Autrement dit, le defrutum anniculum, le vin bouilli préparé l'année précédente, quand on l'associe au nouveau mustum bouilli à sa sortie du pressoir, le soigne et le guérit.

*meditrīna, étymologiquement, est donc « l'atelier où l'homme applique au moût son medicamen spécifique », où notamment l'ancien pénètre le nouveau, exactement où le uetus uinum communique sa santé au nouum uinum. Dans le texte de Columelle en effet, le mustum lui-même, comme d'ailleurs aussi le defrutum, reçoit plusieurs fois, quand il n'y a pas de confusion à craindre, le nom de uinum : dans ce vocabulaire spécial, tout se passe comme si le mot uinum, outre son sens propre qui ne concerne que l'état final résultant de toutes les opérations, couvrait aussi chacune des étapes de la vinification, l'adjectif mustum « (vin) encore trouble (?) », et le participe defrūtum « (vin) bouilli » désignant les deux premières de ces étapes quand il y a lieu de les préciser, de même que d'autres participes désignent des variétés de vin aberrantes : mulsum « (vin) miellé », passum « (vin) de raisin étalé, uuā passa (de pando), séché au soleil » (Columelle, 12, 39 et 41).

Ayant le juste sentiment de soigner et de guérir le moût par ce medicamen dont le principe est l'association du vieux et du nouveau, il est naturel que les paysans aient souhaité transférer sur eux-mêmes, sur leur corps, symboliquement, une partie de cette vertu curative. C'est non pas le uetus ni le nouum séparés, c'est l'heureux alliage des deux, uetus nouum uinum qui est censé, par la dégustation, assainir les organes comme il forme, à partir de ses composantes désormais inséparables, le « bon vin » qui se conservera. Loin que ce soit la seconde partie de la formulette, ueteri nouo morbo medeor qui ait « fait ajouter » uetus au nouum uinum bibo de la première, c'est l'expression uetus nouum uinum, justifiée par une technique précise, qui a entraîné après elle la division, peu intéressante par elle-même, des ennuis de santé en ueteres et noui.

 

Les Meditrinalia sont-ils feriae Jouis, comme l'indique un seul calendrier ? On peut discuter sans fin ce témoignage, le refuser parce qu'il est unique, le défendre parce qu'il s'accorde avec l'ensemble de la religion du vin. Le point faible de cette seconde position est que tous les autres éléments du dossier du vin ne montrent en Jupiter que le destinataire, le propriétaire du vin du Latium (légende de Mézence et d'Énée ; Vinalia d'avril)6 et, dans sa valeur naturaliste, ne le considèrent que comme pouvant, de l'extérieur, favoriser ou compromettre les vendanges (Vinalia d'août)7 : en aucun cas Jupiter n'y est un technicien, ni de la croissance du raisin ni de la fermentation, comme il faut, semble-t-il, que ce soit le cas si la « médication » des Meditrinalia est confiée à son patronage. A quoi l'on répondra que, sans intervenir proprement dans la médication, Jupiter peut bien, puisqu'il sera le bénéficiaire du produit résultant, protéger de l'extérieur ceux qui la font et se montrer sensible à leur offrande. S'il faut dire mon sentiment, je suis enclin à ne pas négliger la note du calendrier d'Amiternum et à ne pas déposséder Jupiter de ce moment essentiel de son privilège général sur « le vin du Latium ». Une solution moyenne serait d'ailleurs de penser que le privilège de Jupiter n'aurait concerné primitivement que les Vinalia, mais qu'un entraînement logique, celui que je penche à faire jouer dès les origines, l'aurait étendu, à une époque et sur une initiative inconnues, aux Meditrinalia. Mais cela est subjectif et ne comporte pas de preuve. Tout au plus pourrait-on tirer argument du fait suivant, encore inexpliqué.

Dans l'arbre généalogique, si l'on peut dire, des étapes de la vinification, une branche se détache très tôt, qui aboutit à une impasse, celle que Columelle décrit en 12, 41 :

 

Voici comment faire un excellent vin miellé (mulsum). Qu'on extraie immédiatement de la cuve le jus qui, de lui-même, coulera des grappes (lixiuium uinum « mère-goutte »). Mais il faut faire cette opération sur des grappes prονenant de vignes mariées à des arbres et cueillies un jour sans pluie. On jettera dans une urna de ce moût dix livres d'excellent miel et, après avoir mélangé avec soin, on le mettra dans un récipient de terre (lagena) qu'on plâtrera aussitôt et qu'on déposera sur le plancher... Après trente et un jours, il faudra ouvrir le récipient et verser le moût lentement, pour le clarifier, dans un autre vase qu'on bouchera avec un enduit (oblinere) et qu'on exposera à la fumée.

 

En d'autres termes, le mulsum se prépare à partir d'une sorte de frère aîné du moût, un moût « spontané » qui, ayant échappé à un foulage prolongé, ne subira pas non plus les traitements ultérieurs, son seul medicamen étant l'autre élément du mélange, le miel. En conséquence, le mulsum ne devrait pas être automatiquement compris dans la « religion des Meditrinalia » quelle qu'elle fût, et si les Meditrinalia, comme les Vinalia, ne consacrent à Jupiter que le produit fini, le vin, il est naturel qu'un dévot ingénieux et facétieux ait profité de cette vacance, souligné cette exception, et se soit donné l'air, en la réparant, de parachever le privilège du grand dieu. Ainsi s'expliquerait au mieux le fameux uotum de L. Papirius Cursor.

En 293, dans une bataille contre les Samnites, ce consul se souvint sans doute de l'inspiration qui, selon la légende troyenne des origines de Rome, avait donné jadis à Énée la victoire sur les Étrusques de Mézence : Énée avait, je viens de le rappeler, consacré à Jupiter tout le vin de Latium8. Papirius, lui, au même dieu et dans une circonstance pareille, consacra du mulsum (Tite-Live, 10, 42, 6-7) :

 

On dit que jamais général ne parut sur le champ de bataille plus gai que Papirius, soit que telle fût sa nature, soit qu'il se sentît assuré du succès... Au moment décisif, où il est d'usage de vouer des temples aux dieux immortels, il fit le vœu, s'il battait les légions de l'ennemi, d'offrir à Jupiter Victor, avant de boire du vin, une petite coupe de vin miellé. Ce vœu fut agréé des dieux et les auspices devinrent favorables.

 

Pour en revenir au débat qui nous occupe, cette interprétation du vœu de 293 suppose évidemment que les Meditrinalia avaient déjà donné ou confirmé à Jupiter les dérivés du moût autres que le mulsum, c'est-à-dire le vin proprement dit, avec ses variétés : pour qu'il y ait une unique exception, il faut qu'il y ait eu d'abord une règle presque absolue.

 

Les fêtes du vin appartenant à Jupiter, le Dionysos latin, Liber, en est-il absent ? On peut penser que, soit d'origine, soit à la faveur de son assimilation au dieu grec, il est au contraire présent dans la plupart des opérations de la viticulture, les patronnant en tant que technicien comme Cérès patronne les travaux qui ne se terminent qu'avec l'engrangement. Il intervient notamment en octobre, on l'a vu, dans la préparation du cellier et, s'il est invoqué là en compagnie de Libera, peut-être est-ce en vertu du symbolisme sexuel qui s'attachait dans le Latium à ce couple divin et que l'opération du pressurage évoquait aisément. Liber est aussi plus généralement le technicien de la si délicate conservation de la matière première, des instruments et du produit de la vinification et, comme tel, reçoit en libation les prémices du moût, sous un nom spécial, sacrima9.

Il est notable que ni les soins précis et presque continus que requièrent les vignobles, ni les moments de la vinification, ne semblent avoir produit de listes d'indigitamenta comparables à celle des auxiliaires dont dispose Cérès pour les travaux des champs10. En tout cas on n'en lit aucune chez les polémistes chrétiens, si prompts à ridiculiser les sous-officiers divins dont les pontifes faisaient l'appel. Peut-être cette différence de traitement vient-elle de ce que, malgré Liber, le vin relève non de la troisième, mais de la première fonction, appartient au dieu souverain, dans la zone de qui aucune liste de ce genre ne s'est encore rencontrée.


1 Römische Religionsgeschichte, 1960, p. 75.

2 Nat. Hist. 28, 23 : cur ad primitias pomorum haec uetera esse dicimus, alia noua optamus ?

3 D'ailleurs le texte de Festus-Paul dit primum mustum.

4 C'est la définition de Festusp. 474 L1 = 438 L2, s.v. spurcum uinum : ... mustumue antequam deferuescit.

5 Sur la formation de ce mot (cf. feruēre « bouillir »), ci-dessus, p. 36.

6 Ci-dessus, p. 91-93.

7 Ci-dessus, p. 87-88.

8 Ci-dessus, p. 92.

9 Festuset Paul, p. 422-423 L1 = 413 L2.

10 La religion romaine archaïque, 2e éd., 1974, p. 51-52.