Le retour des légions

Facile ou difficile, l'exploitation de la nature dont nous venons d'observer les derniers moments s'est faite sinon dans la paix, du moins à l'abri de l'ennemi. Depuis le mois nommé d'après le dieu même de la guerre, l'armée a veillé sur le territoire romain, découragé ou repoussé l'agression des voisins ou porté chez eux le poids et les ravages des conflits  bellum iustum  dont ils étaient, bien entendu, responsables.

Or, après quelques cérémonies initiales au mois de mars, d'ailleurs mal connues, le printemps et tout l'été se sont écoulés sans que les dieux, le grand spécialiste ou d'autres, fussent sollicités par des feriae statiuae de favoriser les armes romaines. A partir de la fin du quatrième siècle, les Ides de juillet seront bien illustrées par la parade de jeunes cavaliers traversant la ville depuis la porte Capène jusqu'au Forum, où ils sacrifieront au temple des Castores, mais c'est le seul renfort religieux que « l'arrière » aura donné aux troupes en campagne. Les imperatores qui, avant de quitter Rome, avaient pris congé de Mars dans la Regia, de Jupiter au Capitole, et formulé des vœux, ont ensuite traité avec les dieux sur place, soit dans ces sortes de Rome extérieure que sont les camps successifs, soit dans le furor et le discrimen des combats.

En revanche, à la fin de la saison guerrière, sur les cinq feriae statiuae anciennes du mois d'octobre, trois sont consacrées à la rentrée des combattants : aux Calendes, le rituel de la Poutre de la Sœur, Tigillum Sororium ; aux Ides, le 15, le rituel du Cheval d'Octobre ; le 19, une purification solennelle des armes, armilustrium.

Je ne reviendrai pas ici sur le Tigillum Sororium, dont j'ai traité dans la première partie de Heur et malheur du guerrier (1969). La légende étiologique en indique clairement l'intention : Rome fait chaque année, au profit des milites qui redeviennent Quirites, la purification par laquelle le troisième Horace a expié le meurtre de sa sœur, meurtre qui n'était lui-même que le prolongement indû de sa victoire sur les champions ennemis. Après chaque campagne, en effet, chaque soldat romain revient souillé par ses actes de guerre et surtout par la partie de ces actes qui, inévitablement, a été excessive, cruelle, impie et risque, d'ailleurs, de se perpétuer dans la vie civile : la commémoration annuelle du passage d'Horace sous la Poutre ne peut que purifier symboliquement ses successeurs, la piétaille des légions, et les restituer, propres et inoffensifs, à la communauté des citoyens.

De l'armilustrium, noté ARM sur les calendriers, tout ce qu'on peut dire, d'après Varron, De ling. lat., 6, 62, et Paul, p. 17 L1 = 115 L2, est que des hommes en armes (des soldats ? les Salii ?) représentant sans doute l'armée, y faisaient des sacrifices au son des trompettes et que les boucliers sacrés, les ancilia, étaient promenés, comme en mars, à travers la ville.

L'October Equus est la plus importante des trois cérémonies. Placée au jour de Jupiter dans le mois où se termine l'activité de Mars, elle est pleine de sens et, de toute évidence, concerne plus que l'armée elle-même : le travail de l'armée dans son rapport avec l'État. Le fait que la Regia, l'ancienne « Maison du Roi », soit le lieu d'aboutissement de tout le rituel donne à penser qu'il s'agissait en effet, avant la libertas, d'une opération royale.

D'autre part, un des plus spectaculaires rituels royaux de l'Inde védique, le « Sacrifice du Cheval », présente, avec celui du Cheval d'Octobre, un tableau de concordances structurées dont une esquisse a déjà été publiée et qu'il faut compléter. Mais un progrès, encore inédit, dans l'intelligence de l'aśvamedha, oblige à élargir la question. L'aśvamedha n'est en effet qu'un terme dans une série de sacrifices royaux d'ampleur et d'efficacité croissantes qui gagnent en clarté à être étudiés solidairement. N'en serait-il pas de même pour son correspondant romain ? Rome ne présenterait-elle pas les équivalents, en actes ou en intention, des autres termes de la série ? C'est à cette recherche d'ensemble que le lecteur est ici convié.

En revanche, une importante discussion sera ajournée : depuis un siècle, le Cheval d'Octobre se trouve former le centre d'une controverse qui eût bien étonné les Cicéron et les César, celle du « Mars agraire ». Afin de ne pas surcharger l'exposé principal, je réserve pour les premières Questions Romaines les divers aspects du débat.