Des trois rituels par lesquels l'Inde védique crée ou promeut un roi, seuls le premier et le troisième ont des intentions immédiatement claires : le rājasūya fait d'un kṣatriya (rājanya) un roi, l'aśvamedha fait d'un roi victorieux le suzerain d'autres rois. L'intention du vājapeya, moins fermement lié d'ailleurs à la royauté, n'apparaît pas d'abord. Tout se simplifie si l'on considère les risques, réels ou symboliques, que le sacrifiant affronte dans chacun des rituels : I. le rājasūya fait le roi en humiliant et en éliminant symboliquement un proche parent ; s. par une course où il gagne nécessairement, le vājapeya établit le roi au-dessus des trois fonctions et de leurs agents sociaux, les varṇa, notamment les vaiśya ; 3. l'aśvamedha établit la supériorité du roi sur les rois du voisinage après que le cheval qui représente ses prétentions est revenu sain et sauf des risques d'un long vagabondage et des oppositions qu'il a rencontrées. Cette triade de compétiteurs réels ou virtuels est celle des « cercles concentriques » que l'Iran mazdéen utilise beaucoup et dont il y a des traces dans le R̥gVeda : I. famille ; 2. société trifonctionnelle et notamment la viś, la masse ; 3. communauté plus vaste et plus lâche des Arya. L'explication ainsi donnée du vājapeya est confirmée par l'usage qu'en ont fait les auteurs du Mahābhārata dans l'épisode de Yayāti.

 

Les grands recueils des liturgies védiques contiennent une série imposante de cérémonies dont le bénéficiaire est le roi : par elles, son pouvoir se forme ou s'accroît. Si l'on omet les plus ambitieuses, dont l'authenticité peut être suspectée, elles sont au nombre de trois, généralement décrites dans cet ordre : rājasūya, vājapeya, aśvamedha. Chacune a été l'objet d'une ou de plusieurs monographies, mais la question de leurs rapports a été rarement posée1.

A vrai dire, il n'y a pas de question tant qu'on s'en tient aux deux extrêmes, dont les noms sont entièrement clairs : le rājasūya « engendrement » ou, au figuré, « production de roi » est la cérémonie qui, dans un royaume particulier, fait le roi, l'intronise, exactement l'asperge (abhiṣeka, abhiecanīya) avec un mélange d'eaux consacrées ; l'aśvamedha, « sacrifice du cheval », célébré par un roi régnant après des victoires, étend son pouvoir sur d'autres royaumes, en principe sur l'Inde entière. Pour simplifier, au risque de superposer deux tableaux historiques foncièrement différents, on a souvent comparé l'effet du rājasūya aux royautés occidentales, celui de l'aśvamedha à nos empires.

Entre ces deux actes d'extension et de prétention inégales, à quel besoin répond le vājapeya ? Plus précisément quel est son rapport au rājasūya, car l'aśvamedha, en ce qu'il intéresse le droit international et modifie les relations d'un roi vainqueur avec les puissances étrangères, est évidemment hétérogène : dans le vājapeya comme dans le rājasûya, tout le décor, tous les acteurs appartiennent au pays du sacrifiant et les rituels peuvent, semble-t-il, être célébrés sans grand intervalle et se succéder sans condition longue ou difficile. Le nom du vājapeya n'oriente pas l'étude : à la différence de celui du rājasūya, il n'est que descriptif. Bien qu'on ait discuté sur le sens de chacun des éléments de ce composé, il semble raisonnable de traduire peya par « acte de boire » ou « boisson » et de référer vāja au nom du « coursier » vājin, et aux valeurs qu'il incarne2 : un rituel complexe fait en effet intervenir au moment essentiel d'abord une course de chars puis, la concluant, une boisson, ou plutôt un assortiment de boissons différentielles.

Une anomalie se remarque dès l'abord. Alors que le rājasūya ne peut être célébré que par un candidat roi, comme l'aśvamedha par un roi victorieux, le vājapeya peut l'être aussi bien par un brahmane que par un rājanya, et il existe des traces certaines, soigneusement relevées par Albrecht Weber3, d'un état plus ancien où il était aussi accessible à un vaisya. Pour nous en tenir à la présentation ordinaire des liturgistes, il est fréquent, à propos des principaux rites, que le texte prévoie l'option : « Si c'est un brahmane qui sacrifie, le sacrifiant, ou l'officiant, font, ou disent ceci ; ils font, ou disent cela, si c'est un rājanya qui sacrifie. » Dès le début de l'exposé du ŚatapathaBrāhmaṇa (5, I, I, I), cette double appartenance est exprimée dans ce qu'on peut appeler le « mythe artificiel », le « mythe savant » de la fête, c'est-à-dire non pas un mythe ancien, mais une petite histoire, vivante et frappante bien qu'insipide, inventée par les prêtres rédacteurs pour exprimer la philosophie des rites qu'ils vont décrire ou viennent de décrire. Comme il est fréquent en pareil cas, il s'agit d'un épisode de la multiforme rivalité des Deva et des Asura, du peuple des dieux et du peuple des démons, et, parmi les dieux, se distinguent le patron de la classe sacerdotale, Br̥haspati, et celui de la classe guerrière, Indra :

 

1. Un jour les dieux et les Asura, tous deux issus de Prajāpati [= le Seigneur des créatures et de la (pro) création], rivalisaient pour le premier rang. Les Asura, dans leur orgueil, pensant : « En qui pourrions-nous offrir le sacrifice ? », pratiquèrent l'usage d'offrir le sacrifice dans leur propre bouche. Par cet orgueil, ils se perdirent. C'est pourquoi on ne doit pas être orgueilleux, car, en vérité, l'orgueil est la bouche de la perdition.

2. Les dieux, eux, pratiquèrent l'usage de s'offrir le sacrifice l'un dans la bouche de l'autre. Prajāpatise donna à eux : ainsi le sacrifice devint leur. De fait, le sacrifice est la nourriture des dieux.

3. Alors ils dirent : « Auquel d'entre nous ceci [= le sacrifice] appartiendra-t-il ? » Ils ne se mirent pas d'accord, disant (chacun) : « A moi ! A moi ! » Ne pouvant s'accorder, ils dirent : « Faisons une course ; celui de nous qui gagnera, c'est à lui que ceci appartiendra (yo na ujjeṣyati tasya na idaṃ bhaviṣyati). »  « Qu'il en soit ainsi ! » Et ils firent la course.

4. Alors Br̥haspati courut vers Savitar pour obtenir son impulsion (savana), car Savitar est l'impulseur (prasavitar) parmi les dieux. Et il dit : « Impulse ceci [= le char] pour moi en sorte que, impulsé par toi, je puisse gagner ceci [le sacrifice] ! » Alors Savitar, en sa qualité d'impulseur, impulsa ceci [= le char] pour lui et, impulsé parSavitar, il gagna (savitr̥prasūta udajayat). Il devint ce tout-ci [= toutes choses en ce monde], il gagna ce tout-ci, car il gagna Prajāpatiet, en vérité, Prajāpatiest ce tout-ci. Ayant sacrifié par ce moyen [= le vājapeya], il [= Br̥haspati] monta dans cette région supérieure [= le zénith]. C'est pourquoi celui qui sait et celui qui ne sait pas disent : « Cette région supérieure appartient à Br̥haspati. »

5. C'est ainsi que ceux qui jadis offraient le sacrifice du vājapeya montaient à cette région supérieure (tad ye ha sma purā vājapeyena yajante etāṃ ha smaivordhvāṃ diśam utkrāmanti). Aupāvi Jānaśruteya (fut le premier) à en redescendre : désormais tous (les sacrifiants du vājapeya) en redescendent (pratyavarohanti).

6. Indra offrit cela [= le vājapeya]. Il devint ce tout-ci, il gagna ce tout-ci, car il gagna Prajāpatiet Prajāpatiest ce tout-ci. Ayant sacrifié par ce moyen [= le vājapeya], il monta à cette région supérieure...

7 = 5.

8. Et quiconque offre le vājapeya devient ce tout-ci, gagne ce tout-ci, car il gagne Prajāpatiet Prajāpatien vérité est ce tout-ci.

 

Suit une intéressante réflexion :

 

9. (Certains docteurs) disent : « Qu'on ce célèbre pas le vājapeya, car celui qui célèbre le vājapeya gagne ce tout-ci, car il gagne Prajāpatiet Prajāpatiest ce tout-ci. Il ne laisse rien de reste ici et sa prajā (son peuple, ou sa descendance ?) risque de devenir misérable.

10. Qu'on célèbre néanmoins ce sacrifice [= le vājapeya]. Que des (prêtres) compétents, sachant comment organiser ce sacrifice correctement en ce qui concerne hymnes, formules et mélodies [R̥g, Yajus, Sāman], assistent (le sacrifiant) dans ce sacrifice. Car en vérité c'est la perfection de ce sacrifice, quand des (prêtres) compétents l'assistent dans ce sacrifice...

11. (Le vājapeya) est vraiment un sacrifice propre au brāhmaa puisque Br̥haspati a sacrifié par lui, car Br̥haspati est le bráhman [neutre : le Sacerdotium et le principe de la première fonction] et le brāhmaa est le brāhman. Et propre aussi au rājanya, puisque Indra a sacrifié par lui, car Indra est le kṣatrá [= l'Imperium, et le principe de la seconde fonction] et le rājanya est le kṣatrá.

 

Cette dualité, on le voit, ne comporte pas, entre Br̥haspati et Indra, d'opposition, de rivalité personnelle et directe : il ne s'agit que d'une option, de deux issues de la course mythique également possibles et satisfaisantes. La difficulté commence quand on considère ce que les diverses écoles de liturgistes indiens disent des rapports du vājapeya et du rājasūya, de leur importance relative et de leur ordre de succession. Dans son Introduction au volume XLI des Sacred Books of the East, p. XXIV-XXV, Julius Eggeling a clairement exposé la situation.

Les docteurs du Yajus Blanc, dit-il, se partagent entre deux doctrines. Suivant l'une, le vājapeya vient en premier. Il est un premier degré, accessible aux hommes des deux classes supérieures, une sorte de tronc commun habilitant le rājanya d'un côté, le brāhmaṇa de l'autre à célébrer une seconde cérémonie qui, pour le rājanya, sera le rājasūya ou consécration royale, pour le brāhmaṇa le br̥haspatisava ou « consécration de Br̥haspati » qui le qualifie pour une fonction plus haute sinon plus spéciale (celle de chapelain, purohita ?). Ainsi décrète le traité d'Aśvalāyana (9, 9, 19) :

 

Après avoir célébré le vājapeya, le roi [c'est-à-dire sans doute le rājanya devenu roi par le vājapeya] peut célébrer le rājasūya, le brāhmaṇa le br̥haspatisava.

 

Poussée à l'extrême, cette doctrine fait du vājapeya, en ce qui concerne le roi, l'acte créateur du rang et du pouvoir : c'est lui qui l'extrait de l'ensemble des « éligibles » et le fait roi, le rājasūya n'étant ensuite, malgré son prestige beaucoup plus grand dans la littérature, qu'un complément, la cérémonie d'installation et de consécration. Cette dévaluation du rājasūya ne va pas sans d'évidentes difficultés. Aussi une autre partie des docteurs des deux Yajus renversent-ils le rapport de dignité et l'ordre de célébration. Ainsi professe le ŚatapathaBrāhmaṇa dans les paragraphes qui suivent le « mythe » justificatif du vājapeya qu'on a lu plus haut :

 

12. Le rājasūya appartient proprement au roi (rājan) car en célébrant le rājasuya, il devient roi... Et de plus le rājasuya est (le sacrifice) inférieur et le vājapeya (le sacrifice) supérieur.

13. Car en célébrant le rājasūya il devient « roi » (rājan) et, par le vājapeya il devient « roi de l'ensemble » (samrāj). Et l'office du rājan est l'inférieur, l'office du samrāj est le supérieur. Un rājan peut souhaiter devenir samrāj, puisque l'office du rājan est l'inférieur et l'office du samrāj le supérieur ; tandis qu'un samrāj ne peut souhaiter devenir rājan, puisque l'office du rājan est l'inférieur et l'office du samrāj le supérieur.

14. Et le rājan qui, par la célébration du vājapeya, devient samrāj, reçoit possession de ce tout-ci.

 

Une telle vue ne va pas non plus sans difficultés. Elle oriente notamment le vājapeya vers une valeur « impériale » qui ressemble à celle qui appartient certainement au troisième sacrifice royal, l'aśvamedha. Ce n'est pas un hasard si Eggeling, dans les paragraphes 12-14, traduit samrāj par « empereur ».

Pour sortir de cette incertitude, il faudrait déterminer différentiellement, avec précision, quel ou quels heureux effets étaient espérés de chacune des deux cérémonies. A priori, une telle détermination semblerait pouvoir résulter de deux sortes de données : l'analyse des déclarations explicites de la liturgie, affirmant que le vājapeya procure au sacrifiant ceci et le rājasūya cela ; l'observation des rites qui, en dehors de tout commentaire, révéleraient par les gestes ou les paroles certaines intentions. Malheureusement ces deux voies ne mènent à rien d'assuré.

La première se perd vite dans l'imprécision des termes mêmes dont on attendait la lumière. Pour les deux mots – śāmrājya, rājya  que Śat. Brāhm. 5, I, I, 12-13 applique aux effets du vājapeya et du rājasūya, le premier est présenté comme quelque chose de plus considérable que le second, dont il est un composé ; mais en quoi consiste cette supériorité ? Et ces mots ne sont pas les seuls qui apparaissent dans le débat : à propos du même texte, Weber remarque4 que le bénéfice du vājapeya est parfois non le sāmrājya, mais le svārājya, la qualité de svarāj que TaittirīyaBrāhmaṇa I, 3, 9, 2, caractérise par le privilège qu'il confère à celui qui le possède de ne se lever devant personne, privilège que le ŚatapathaBrāhmaṇa attribue au samrāj. Dans l'AitareyaBrāhmaṇa, dit encore Weber, la titulature résultant du rājasūya ne se limite pas aux noms de « roi », « roi d'ensemble » (sam-), « roi par lui-même » (sva-), mais comprend une série d'autres formes de puissance : (au datif d'intention) bhojyāya... vairājyāya parameṣṭhyāya... mahārājyāya, tous termes entre lesquels il n'est pas possible de reconnaître une hiérarchie. Et la confusion est encore plus grande si l'on prend en compte les mots tels que ādhipatya, c'est-à-dire les abstraits correspondant à des composés dont -pati « maître » est le second terme5.

Quant à l'observation directe des rites, outre qu'elle s'enlise dans leur abondance même, les indications différentielles qu'on pourrait en espérer sont contrariées par le fait que le rājasūya et le vājapeya comportent partiellement, et dans des places également importantes, des scènes équivalentes : l'un et l'autre, par exemple, font faire au sacrifiant une montée symbolique au ciel6. De plus, même quand des rites, différents ici et là, semblent en concurrence, une interprétation hiérarchisante risque d'être arbitraire : comment décider lequel des deux gestes est plus propre à conférer soit le premier degré, soit un degré supérieur de pouvoir royal, ou présenter un breuvage consacré (vāj.), ou faire une aspersion d'eau consacrée (rāj.) ?

Il existe heureusement une autre prise que celle, décevante, des « avantages positifs ». Plus exactement, ces avantages positifs sont acquis à travers la réduction d'obstacles réels ou symboliques, par la conjuration de menaces qui, comme il est naturel étant donné le statut social du sacrifiant, proviennent de rivaux, actuels ou potentiels. Or on vérifie aisément que chacune des trois cérémonies royales, dans son épisode le plus mouvementé, le plus dramatique, écarte du roi sacrifiant une espèce particulière de rivaux, irréductible aux deux autres.

 

Dans l'aśvamedha, le risque, bien qu'incorporé au rituel, est un risque réel, et non pas simplement figuré. Le scénario qui l'exprime n'a pas forcément une issue heureuse, il met vraiment en question la célébration de la cérémonie et, dans le plus mauvais cas, la rend impossible.

Quel est ce scénario, cette succession d'épisodes longue et, dans son détail, imprévisible ? Le cheval destiné au sacrifice doit d'abord errer librement, pendant une année entière, non seulement sur les terres appartenant au roi sacrifiant, mais à travers les royaumes voisins ou plus lointains, partout où l'entraîne son humeur. Et il faut qu'il revienne ou soit récupéré intact au bout d'un an. Alors seulement il peut être étouffé, en conclusion d'un rituel très riche. Pendant cette année de liberté, sa protection est assurée par une escorte dont les traités fixent la composition et l'armement.

Le risque a deux origines, l'une dépend des hommes, l'autre de la nature, c'est-à-dire, en définitive, des dieux. Si personne n'arrête le cheval, tous les pays par lesquels il passe sont réputés consentants, acquis de plein gré au roi sacrifiant ; si quelque souverain étranger fait opposition, l'escorte intervient, mais l'échec n'est pas exclu : le cheval peut être tué ou capturé par « l'ennemi ». D'autre part, sans parler d'accidents mineurs ou de maladies pour lesquels des expiations sont suffisantes7, le cheval peut périr de lui-même, par exemple en se noyant, ou se perdre et, malgré des offrandes au Ciel, à la Terre, au Vent, au Soleil, ne pas être retrouvé.

Dans ce sacrifice, les éventuels adversaires des prétentions du roi sont donc et les hommes et les forces qui échappent à son pouvoir normal : peuples et princes étrangers d'abord, puis cette fatalité que les vents et les fragiles pétales de la rose d'une infante enseigneront, pendant que navigue une flotte qui se croit invincible, à l'écho le plus sonore de l'occident.

 

Dans les deux autres cérémonies royales, le risque n'est pas réellement encouru. Il est stylisé, exprimé par des scènes dont le développement est entièrement réglé et dont l'issue est nécessairement heureuse, comme s'il était conjuré par sa figuration même.

Le moment essentiel du rājasūya est l'aspersion : le roi reçoit le pouvoir par le moyen d'eaux très saintes, d'origines diverses, qui lui communiquent leurs vertus. Mais cette consécration même a une conséquence en quelque sorte mécanique, inévitable et ruineuse, à laquelle il faut immédiatement remédier. Voici comment le ŚatapathaBrāhmana décrit et justifie les rites qui s'accomplissent alors (5, 4, 3) :

 

1. Au nord du feu āhavanīya [= feu des offrandes], il [= le prêtre adhvaryu] place cent ou plus de cent vaches appartenant à celui qui est le sva [= « suus »] (du roi). Voici pourquoi il fait cela.

2. Quand Varuna fut consacré, son énergie, sa force [indriyaṃ vīryam ; ou « sa force de la nature d'Indra » ?] s'en allèrent (apacakrāma). Sans doute l'essence des eaux (apām rasa) avec lesquelles ils l'aspergeaient emporta hors de lui son énergie, sa force. Il les retrouva dans le bétail (tat paśuu anvavindat) et, parce qu'il les retrouva dans le bétail, le bétail est objet de respect. Et, les ayant retrouvées dans le bétail, il reprit pour lui son énergie, sa force. Ainsi fait celui-ci [= le nouveau consacré]. En réalité, son énergie ne s'en va pas de lui, mais il accomplit le rite en pensant : « Ce rājasūya est la consécration de Varuna et Varuṇa fit ainsi. »

 

Comment le nouveau consacré procède-t-il à cette récupération ?

 

3. Il fait tirer son char (du hangar), car tout ce qui s'en va (parāg bhavati) d'un guerrier (rājanya), il le reconquiert avec son char (rathena vai tad anuyuṅkte). C'est pourquoi il fait sortir son char.

 

Après une minutieuse préparation mise sous la protection d'Indra, puis de Mitra et de Varuṇa, le roi aiguillonne le cheval de droite en invoquant les Marut et lance le char au milieu des vaches (madhye gavām udyachati). Là, il touche une vache avec une des extrémités de son arc et dit « Ensemble avec énergie (ou : avec le pouvoir d'Indra) ! »

 

10. Énergie, force, vaches sont équipollents (samindriyeṇa: c'est donc énergie, force, que par ce [rite] il prend en lui-même. Et il ajoute : « Je les conquiers, je me les fais miennes ! »

11. Quant à la raison pour laquelle il s'avance au milieu des vaches de son sva (c'est que) tout ce qui s'en va d'un homme, que ce soit gloire (yaśa) ou autre chose, cela passe, comme préférentiellement, dans son sva (svaṃ haivāsya tat pratamām ivābhyapakrāmati). Cette énergie, cette vigueur, il les reprend donc de son sva pour lui-même (tad svād... punar ātmandhatte). C'est pourquoi il s'arrête au milieu des vaches de son sva (tasmād svasya goṣūdyachati).

 

Mais, comme le risque est stylisé, la parade l'est aussi. Le sva du roi ne sera donc pas réellement dépossédé.

 

12. En échange [des vaches qu'a prises le roi], il [= le roi] lui [= à son sva] fait présent d'autant [de vaches] ou davantage. Car assurément lui, le sacrifiant, n'est pas capable d'une action cruelle (na vā ea krūrakarmae bhavati). Et pourtant il agit cruellement en disant : « Je les conquiers, je les fais miennes ! » Et ainsi [= par la compensation] ceci [= cet acte cruel] est accompli sans cruauté (akrūram). C'est pourquoi, en échange, il lui [à son sva] fait présent d'autant de vaches ou davantage.

 

Tel est le rituel dans le Yajus Blanc. Dans les textes du Yajus Noir, il arrive que la scène soit plus vive. Par exemple, dans la TaittirīyaSaṃhitā I, 8, 15, il y a un combat simulé8. A l'est ou au nord de l'aire sacrificielle, un rājanya, c'est-à-dire un homme de la deuxième classe, spécialement liée avec la royauté et milieu d'origine naturel des nouveaux rois, a pris position, arc en main. Le roi décharge des flèches sur lui en disant : āpta mana « mon intention est atteinte ! » Après avoir ainsi « vaincu » l'ennemi, il fait tourner son char dans le sens du soleil en disant : « [Je suis devenu doué] d'énergie, de force (ou : de la force d'Indra) ! » Puis il revient à son point de départ. Le LāṭyāyanaŚrautaSūtra 9, I, 44, présente une autre variante9 : là, le roi décoche des flèches sur ses « parents faibles » et saisit tous leurs biens. Il en donne un tiers aux prêtres, un tiers à ceux qui participent à la beuverie cérémonielle dite dasapeya, et il rend le dernier tiers à ses parents.

Tous ces gestes sont de même sens. Le roi qui vient d'être aspergé est exposé à un risque dans sa propre famille, du fait d'un proche, d'un sva ; ou du moins à l'intérieur du varṇa (ou de la partie de varna) d'où il vient d'être extrait, du fait d'un rājanya. En conséquence, lors de la consécration, le danger contre lequel est faite une défense rituelle est celui qui vient du rival en puissance qu'est un parent du roi ou, au plus loin, un homme du groupe d'où s'élèvent normalement les rois.

Pour préciser le type d'homme que désigne le mot sva « suus », on doit d'une part éliminer ce qu'il pourrait être et n'est pas, d'autre part observer directement ce qu'il signifie dans les autres parties de la cérémonie où il est employé.

Le sva n'est pas l'héritier le plus direct du sacrifiant, son fils (aîné, ou préféré, priyatama). Un rite établit au contraire entre eux une étroite solidarité ; c'est « l'échange des noms », qui a lieu soit juste après l'aspersion, avant même la récupération des vaches, soit plus tard, après l'installation du roi sur son trône10 : le reste de l'eau de consécration est offert sur le feu domestique, chez la reine mère du prince héritier, et à cette occasion, entre deux vers d'une strophe, le prêtre adhvaryu intercale le nom du sacrifiant et celui de son fils ; il le fait deux fois, d'abord dans l'ordre inexact, comme si le fils était le père, puis dans l'ordre correct. Comme dit bien Weber, « cette interversion des noms manifeste l'unité fondamentale du père et du fils ».

Le sva est probablement, comme le suggère M. Johannes C. Heesterman11, le même qui vient d'officier avec d'autres personnages pendant l'aspersion. L'aspersion est faite en effet par quatre personnes qui se tiennent auprès du roi tourné vers l'est. Il y a des variantes dans les listes et dans les positions relatives des acteurs de la scène, mais l'essentiel est constant12. Ainsi, dans le KātyāyanaŚrautaSūtra, le roi est aspergé de l'est par un prêtre (adhvaryu ou purohita) et de l'ouest par les trois autres, un sva, un vaisya et un « rājanya ami », et un scoliaste précise que, par sva, il faut entendre un frère du roi13. Ailleurs, chacun des aspergeants opère d'une des directions de l'espace ; ainsi, chez les Maitrayanīya, le prêtre opère du sud, le vaisya de l'ouest, un bhrātr̥vya du nord et un « janya mitra » de l'est : bhrātr̥vya est proprement, étymologiquement, un collatéral, « fils du frère (du père) », mais a pris couramment la valeur de « rival ».

Voilà sans doute ce qu'est aussi le sva du scénario des vaches : frère ou cousin proche, s'il participe au sacre, il n'en est pas moins par position, organiquement, le rival en puissance au sein de la famille.

A titre de contre-épreuve, on vérifie que le rājasūya ne mentionne aucune autre source de conflit : aucune agression n'est envisagée de la part d'étrangers et, dans la société même dont le sacrifiant devient roi, ses rapports avec les classes sociales, les varna, ne font aucun problème. D'une part, on vient de le voir, les représentants des varṇa collaborent, chacun à son rang, dans la consécration même. D'autre part ils figurent autour du roi dans un rite bien intéressant qui est placé généralement après l'installation sur le trône, le jeu de dés ; le sens de ce rite est certainement que le roi, une fois installé, confirme l'ordre social (śūdra compris), et cela sans rivalité, sans jeu même, en dépit des apparences14.

Ainsi les rivalités qui sont l'une affrontée et dominée dans l'aśvamedha, l'autre figurée et prévenue dans le rājasūya sont claires et conformes à ce qu'on attend dans ces deux cérémonies. Dans la consécration royale, tout se passe en famille : le nouveau roi est mis à l'abri de ses sva, de ses frères ou consanguins, qui sont ses compétiteurs en quelque sorte physiologiques. Dans le sacrifice du cheval, le roi, déjà confirmé par ses victoires, entend obliger les princes et pays étrangers à ne pas contester ses prétentions impériales.

A quelle espèce de partenaire le vājapeya oppose-t-il le roi ou le candidat roi ?

 

Comme dans le rājasûya, la rivalité y est stylisée, fictive, sans risque réel. Elle est exprimée par la scène principale, celle qui semble justifier le nom de la cérémonie entière, la course de chars15.

Le parcours de cette course est déterminé par dix-sept portées de flèches tirées par un ksatriya (rājanya), chacune à partir du point où la précédente est tombée. Certes, le roi gagne et ne peut pas ne pas gagner. Certes, son char est le seul qui soit, avant la course, solennellement attelé, sous le couvert de quantité de formules qui lui assurent la victoire16. Certes, les seize autres chars ne sont présents que comme des figurants et se gardent de mettre en péril la victoire du roi. Mais le fait est qu'ils sont là et qu'ils accomplissent tout le parcours. Et même, dans le Yajus Blanc, un trait révélateur subsiste : sur un  un seul  des seize chars ainsi préparés pour ne pas gagner, monte, à côté du cocher qui n'est qu'instrumental, soit un rājanya, soit un vaiśya17. D'autre part, pendant la course, le brahmán de l'équipe sacerdotale qui sacrifie pour le compte du roi, s'il ne monte pas dans un char de la course, y participe pourtant symboliquement, mais en s'excluant du risque et en s'assimilant au roi : une roue de char est dressée horizontalement par son essieu sur un poteau, le brahmán monte dessus et, pendant que les chars courent, psalmodie des sāman où il demande la victoire ; quand la course est finie, il redescend18.

Ainsi, dans ce rite, le roi est en relation avec les trois varṇa : à terre, sur un char transformé, il a le brahmán pour allié et, dans un des seize autres chars, le seul qui ne soit pas vain, un rājanya ou un vaisya comme concurrent. Quant à ce dernier point, on peut penser soit que l'option est primitive, soit que, plus anciennement, un char portait un rājanya, un autre un vaisya, éventuellement même un troisième un brāhmaṇa, mais que la stylisation a réduit le nombre des concurrents du roi à l'extrême, à l'unité, avec option entre les deux dernières classes et en mettant l'accent, semble-t-il, sur le vaisya.

En tout cas, la course est suivie d'un rituel de même sens19. Une coupe de « madhu » (compris par les ritualistes en « soma ») et des coupes de surā (la boisson alcoolique considérée comme mauvaise, le « repoussoir » ordinaire du soma) ont été préparées. Après que les chevaux ont été dételés, le prêtre adhvaryu, portant la coupe de madhu, sort du hangar avec le roi par la porte de devant ; il met la coupe dans la main du vaisya ou du rājanya qui vient de courir contre le roi, mais un autre prêtre, le neṣṭar, sort par la porte de derrière, portant une des coupes de surā ; il va reprendre au vaisya ou au rājanya la coupe de madhu et lui donne en échange la coupe de surā en disant : « Par cela, je la rachète de toi ! » Enfin il porte la coupe de madhu au brahmán, double sacré du roi, seul digne de la boire. Le ŚatapathaBrāhmana commente ainsi la mission du neṣṭar (5, I, 5, 28) :

 

Car le soma est vérité, prospérité, lumière, et la surā est mensonge, misère, ténèbres. Par ce [rite] il pourvoit le sacrifiant de vérité, de prospérité et de lumière, et le vaiśya (cette fois « l'option rājanya », encore mentionnée quelques lignes plus haut, n'est même plus envisagée) est frappé de mensonge, de misère et de ténèbres.

 

Le commentaire ajoute d'ailleurs que, grâce à ces coupes de surā, le vaisya peut néanmoins obtenir pour lui-même n'importe quel bien qu'il désire, tout comme le brahmán (au nom du roi) par la coupe de madhu-soma. Ce rituel confirme, en en tirant la conséquence, le résultat de la course : il réserve le bénéfice de la boisson supérieure, sacrée, au roi à travers le brahmán et ne la remet au concurrent du roi, vaisya ou rājanya, que pour la lui enlever aussitôt et la remplacer entre ses mains par la boisson inférieure, la surā.

Or il paraît probable, comme Albrecht Weber l'avait bien vu, que le vājapeya, ou du moins cette partie du rituel telle que nous la connaissons, n'est qu'un détournement au profit du roi d'une cérémonie qui était primitivement ouverte aux trois classes, à toutes les classes, comme l'enseigne encore un traité :

 

Très significative, dit Weber20, est une indication du ŚāṅkhāyanaŚrautaSūtra 16, 17, 4, d'après laquelle le vājapeya pouvait être célébré non seulement par les deux classes supérieures, mais aussi par les vaiśya. Cela rejoint d'autres données du rituel qui conduisent à la conclusion que, primitivement, le vājapeya était une « fête de victoire » populaire, prévue pour celui quel que fût son niveau social  qui sortait vainqueur d'une compétition de guerre ou de course (Kampf-, Wettfahren).

 

Sans doute faut-il corriger : compétition, populaire ou non, entre les représentants des classes, au cours de laquelle, sans conséquence politique, n'importe quel concurrent, donc n'importe quelle classe, pouvait gagner : dans le concours, non truqué, dont les patrons devaient être les dieux protecteurs des classes  Br̥haspati, Indra, et peut-être les Marut21 , l'emportait authentiquement le meilleur. Mais des formes ritualisées se sont constituées : l'une au profit d'un brāhmaṇa appelé à une promotion parmi ses pairs ; l'autre au profit ou du candidat-roi ou du roi nouvellement consacré qui souhaitait manifester ou affermir son pouvoir sur les classes sociales. Dans les deux cas, la compétition a été non pas même faussée, mais réduite à un simulacre, ramenant au rôle de figurants les compétiteurs autres que le « vainqueur par nécessité ». On peut aussi penser que le nombre des chars vains a été augmenté, porté à 16 pour le conformer à un autre symbolisme (Prajāpati « est 17 » ; la somme des mois et des saisons d'une année est 17), et que, primitivement, il était plus limité, quatre probablement, aucun char n'étant vain.

De toute façon, et c'est ce qui intéresse la présente étude, on voit quels sont les rivaux potentiels sur lesquels le roi remporte la victoire : allié aux prêtres qui ne concourent pas contre lui, il l'emporte sur les autres varṇa, et spécialement sur les vaisya.

 

Confrontons les effets attendus de ces rites dans les trois cérémonies royales :

1. rājasūya : en faisant un raid de reprise dans le troupeau de vaches d'un sva qui est censé lui avoir pris sa force, ou, dans des variantes plus laxistes, en dépouillant ses « parents faibles », ou encore en lançant ses flèches contre un rājanya, le roi affirme, fortifie son pouvoir sur sa propre famille  ou, dans la variante la plus laxiste, sur son groupe social d'origine qui est en même temps le réservoir de ses possibles substituts.

2. vājapeya : en gagnant une course de chars dans laquelle un des chars (et sans doute, à l'origine, tous les chars) rivaux est (sont) monté(s) par un (des) représentant(s) des seconde ou (et) troisième classes (et notamment de la troisième, celle des vaisya), le roi affirme et fortifie son pouvoir sur l'ensemble de la société considérée dans ses divisions fonctionnelles, et spécialement sur la masse des vaisya.

3. aśvamedha : en sacrifiant un cheval qui vient d'errer librement et, grâce à son escorte, victorieusement, à travers les autres royaumes, le roi affirme sa suprématie, une espèce de suzeraineté sur ces étrangers.

On voit pourquoi le rājasūya et le vājapeya coexistent : ils ne font pas plus double emploi que famille et société, que solidarité par le sang et solidarité par appartenance au même peuple.

On comprend la singularité qui fait que le vājapeya, et lui seul, puisse être aussi célébré au profit d'un brāhmaṇa et même, plus anciennement, d'un vaisya : dans la compétition stylisée des classes et des fonctions, suivant les circonstances, un représentant de l'une ou de l'autre l'emportait en vue d'une promotion dans son ordre ; l'utilisation de la cérémonie par le roi n'est qu'une captation à son profit de cette disponibilité générale.

On comprend enfin pourquoi les liturgistes indiens ont pu soutenir des opinions opposées concernant l'importance relative et l'ordre de célébration du rājasūya et du vājapeya. Nous-mêmes, quand nous spéculons sur ce problème, nous pouvons éprouver le même embarras : est-il plus urgent pour le roi d'assurer son pouvoir sur sa parenté, à l'intérieur du petit monde dynastique, ou de l'affermir sur l'ensemble de l'ordre social, des fonctions ? De quel côté, famille ou classes sociales (et spécialement masse sociale) doit-il attendre la plus dangereuse insubordination ? Que l'on consulte les ombres de tant d'empereurs byzantins, les uns aveuglés ou expédiés au couvent par un frère, une épouse, un général, les autres renversés, tués par la faction des verts ou celle des bleus encadrant les foules de l'hippodrome. Dans l'école du Yajus Blanc, la plupart des liturgistes semblent avoir professé que le vājapeya, établissant le roi (ou candidat roi) au-dessus des classes ou des fonctions, n'était qu'une cérémonie préliminaire et que l'acte véritablement créateur de la royauté était le rājasûya, par lequel le roi émergeait d'entre ses consanguins. Mais il n'y a rien d'irrationnel dans l'opinion contraire, professée par la minorité des docteurs du Yajus Blanc, suivant laquelle, une fois posée la supériorité du roi sur les classes ou les fonctions, l'essentiel était acquis.

 

Deux considérations éclairent le tableau que nous venons de dégager.

La distinction qui le fonde n'est pas inconnue. Elle est même fort ancienne, indo-iranienne et, si les Indiens l'ont peu utilisée, elle est restée un des cadres de pensée familiers à l'Iran. Il s'agit de l'organisation par zones d'extension croissante avec ses deux expressions d'ailleurs souvent chevauchantes  famille/ clan/tribu (ou communauté arya) ; maison/canton autonome/ pays , sur laquelle notamment M. Emile Benveniste a publié de lumineuses études22. Ce savant a montré que la division se trouvait formulée dans l'Avesta par deux séries de termes, les Gāthā, reflet plus pur de la réforme zoroastrienne, ayant sans doute retouché le vocabulaire traditionnel :

 

gāthique : xvaētu

vǝrǝzāna

airyaman

post-gāthique : nmāna

vis

zantu

dahyu

« xvaētu, dit M. Benveniste23, s'éclaire par le composé bien connu xvaētudaθa-, c'est-à-dire * xvaētu-vadaθa (pehlevi xvādαγdas), qui désigne ce 'mariage entre consanguins' dont des exemples célèbres, réels ou légendaires, attestent la pratique dans l'Iran ancien [Vištāspa et sa sœur, Cambyse et sa sœur, Artaxerxès Longue-Main et sa fille, Ōhrmazd et sa fille Spandarmaδ, etc.]. Si le mariage entre frère et sœur, entre père et fille, unit des xvaētu-, des appartenants', c'est que ceux-ci appartiennent à la même famille, au groupement le plus étroit et élémentaire d'une société. Le lien du sang qui apparente les xvaētu doit donc les faire membres du même nmāna (dǝmāna), de la même maison familiale. » Ajoutons que, étymologiquement, le premier élément xva- du nom est identique au sanscrit sva.

M. Benveniste rappelle ensuite que gāth. vərəzāna « communauté » équivaut à peu près à véd. vr̥jána dont vis (post-gāth. vis ; d'où sanscr. vaisya « homme de la troisième classe ») est l'expression à la fois classificatoire et territoriale.

Quant à l'Aryaman indo-iranien, je ne puis que renvoyer à l'interprétation que j'en ai donnée, en même temps que d'arí, árya (ā́rya)24 : arí, notion collective ou typique, árya, adjectif et notion individuelle, désignent des étrangers, mais dans les limites d'une certaine unité fortement perçue ; le mot arí est, pour l'Indien védique, au même niveau que le mot « hellène » pour les anciens Grecs : il exprime la conscience d'une communauté de civilisation et de langue, d'une supériorité commune sur les barbares, mais une conscience qui n'exclut ni l'indépendance de chacune des petites sociétés composantes ni souvent la guerre, même d'extermination, entre plusieurs. C'est cela que doit exprimer aussi, plus territorialement et plus pacifiquement, le post-gāth. zantu.

Le quatrième terme ajouté dans le tableau post-gāthique, dahyu, se justifie par les grands empires : son correspondant védique dásyu vaut « barbares » et, mythiquement, « démons » ; ni les Achéménides ni les autres rassembleurs iraniens ne répugnaient à incorporer cette matière dans les marches de leurs domaines.

La langue védique présente tous les termes correspondants mais ne les organise pas en classification : dámpati (dam- « maison ») est isolé ; son synonyme gr̥hápati (gr̥ « maison ») et vispáti (ou śām páti) sont des surnoms d'Agni, mais ne s'opposent pas. Cependant il semble qu'il reste des traces d'une classification comparable à celle de l'Iran, et formulée par des termes apparentés. C'est ainsi que j'interprète les strophes 7, 8 et 9 d'un hymne important (R̥V. 4, 50), adressé à Br̥haspati et soulignant avec emphase l'intérêt qu'a le roi à honorer les hommes de Br̥haspati, les brahmanes25 :

 

7. Ce roi tient tête avec énergie et vigueur à toutes (les forces26) des groupes humains hostiles (práti-janyāni), qui donne bon entretien à Br̥haspati, le traite bien, le loue, lui faisant la première part.

8. Celui-là habite tranquillement, bien fondé, dans sa propre (své) demeure, pour lui l'abondance se gonfle en tout temps, devant lui les clans (ou vaiśya : víśa) se courbent d'eux-mêmes,  le roi chez qui le brahmán marche le premier.

9. Sans résistance, il conquiert les biens des groupes humains hostiles (práti-janyāni) et des groupes apparentés (sá-janyā), le roi qui, au brahmán désireux d'aide, donne soulagement : celui-là, les dieux l'aident.

 

svá « suus », fréquemment joint comme ici à des mots signifiant « maison », « domicile », etc. (své dáme, gr̥hé, ókasi, okíe), est l'élément pronominal dont le premier terme gāthique est dérivé : xvaētu < *svaitu.

viśa est le pluriel du mot qui constitue, dans l'Iran, le second terme de la classification post-gāthique (cf. latin uīcus, etc.).

 janya, dérivé de jána « groupe humain »27, est de la même racine (celle de latin genus) que le troisième terme post-gāthique zan-tu, et les composés qui figurent ici couvrent à la fois 1o les sa-janá, non pas consanguins proches (ce que serait sa-jā), mais hommes du grand ensemble qui se reconnaît de même souche ancienne (cf. « con-génères »), c'est-à-dire sans doute arya (cf. airyaman, troisième terme gâthique) ; 2o les prati-janá (AtharvaVeda 3, 3, 6), étrangers normalement hostiles parce qu'appartenant aux ensembles « d'en face » (cf. véd. dásyu apprivoisé en dahyu, quatrième terme de la classification post-gāthique).

Avec les concepts caractéristiques sva (dans le rājasūya), vaiśya (dans le vājapeya), et la réalité des « étrangers » (dans l'aśvamedha), les rivaux prévus par les trois rituels royaux de l'Inde védique se distribuent sur les « cercles » de ce modèle indo-iranien.

 

Nous demanderons à l'épopée une seconde confirmation de nos analyses. En dehors des traités védiques, en effet, notre principale source d'information sur les rituels royaux est l'épopée, principalement le Mahābhārata. Examinons d'abord l'aśvamedha et le rājasūya, les deux seuls qui soient célébrés par le héros qui est essentiellement le roi dans l'intrigue épique, l'aîné des Pāṇḍava, Yudhiṣṭhira : il célèbre un rājasūya dès le début du poème, au chant II, avant la fatale partie de dés qui est, en un sens, une suite logique de cette cérémonie, avant donc les treize années d'exil des Pāṇḍava, avant leur réclamation et la sanglante bataille qui en résultera ; il célèbre un aśvamedha après la fin victorieuse de cette bataille, dans la dernière partie du poème (chant XIII, Aśvamedhikaparvan).

Commençons par ce dernier, le mieux décrit et, pour notre problème, le moins intéressant28. Il confirme la doctrine traditionnelle. Yudhiṣṭhira remplit les conditions canoniques : « Un roi victorieux, dit par exemple le VādhūlaŚrautaSūtra, quand aucun danger ne le menace de nulle part, célébrera le Sacrifice du Cheval »29. Or Yudhiṣṭhira est bien roi depuis des années, et roi victorieux. Le risque est aussi exactement celui des traités : avant d'être sacrifié, l'animal circule à travers les royaumes de l'Inde, avec une escorte que commande le second frère de Yudhiṣṭhira, Arjuna, et qui doit livrer de nombreux combats pour le défendre. Enfin le résultat principal est aussi celui qu'annoncent les traités : consentants ou vaincus, les rois étrangers doivent venir à la cour de Yudhiṣṭhira et assister à la célébration du grand sacrifice, déclarant par leur présence qu'ils admettent sa prétention à la suzeraineté. La théorie épique met en outre l'accent sur un autre effet de l'aśvamedha que les traités négligent : il purifie le sacrifiant de tout le sang qu'ont coûté les victoires qui fondent sa prétention ; à l'usage du sensible Yudhiṣṭhira, que tant de violences ont déprimé, le sage Vyāsa résume ainsi la doctrine : « L'aśvamedha, ô roi des rois, efface tous les péchés et, après l'avoir accompli, tu seras, n'en doute pas, pur de tout péché. »

Le poème ne décrit malheureusement pas le rājasūya, malgré l'importance qu'il a dans la vie de Yudhiṣṭhira. En outre, quant à l'intention, il le traite comme une cérémonie conférant une sorte d'empire (sāmrājya, au sens précis du mot)  ce qui est d'ailleurs parfois suggéré par l'emphase des traités rituels : en bref, il procurerait le même résultat que l'aśvamedha, sans le cheval, mais avec la même soumission préalable des royaumes étrangers (Yudhiṣṭhira envoie ses quatre frères aux quatre points cardinaux, avec mission de vaincre les rois et de les obliger à assister à sa consécration). Cependant les deux traits du rājasūya védique qui nous importent le plus subsistent : 1o il s'agit vraiment de la consécration de Yudhiṣṭhira : auparavant, il n'était pas roi ; 2o cette cérémonie marque aussi la fin, une fin que, à ce point du poème, on peut croire définitive, du conflit dynastique qui depuis l'enfance oppose Yudhiṣṭhira et Duryodhana, le fils du frère de son père, son bhrātr̥vya au sens propre comme au sens de « rival ». A la fin du premier chant, Duryodhana a accepté que Yudhiṣṭhira devienne roi sur la moitié du royaume, avec une capitale, une cour, un gouvernement, et c'est à la suite de cet arrangement que Yudhiṣṭhira célèbre son « aspersion ». Il le fait non seulement avec le consentement de ses cousins et notamment de Duryodhana, mais en leur présence, car ils sont venus, au même titre que les autres rois30. Mais, de même que le sva des traités rituels, après avoir figuré parmi les consécrateurs du nouveau roi, est censé transporter aussitôt la force du roi dans son troupeau, de même Duryodhana n'est pas sincèrement réconcilié et ne tardera pas à créer l'occasion qui lui permettra de dépouiller Yudhiṣṭhira à la fois du rang qu'il vient de contribuer à lui conférer, et de tous ses biens.

 

A la différence des deux autres rituels, le vājapeya n'a pas de rôle dans la carrière de Yudhiṣṭhira, entre sa consécration comme roi au second chant et l'établissement de sa souveraineté universelle au treizième, et cette différence dans l'utilisation épique souligne bien la singularité, l'hétérogénéité de la cérémonie intermédiaire. Elle n'en est pas moins présente et le traitement qu'elle reçoit est du plus haut intérêt. Ce traitement semble d'ailleurs avoir été jusqu'à maintenant méconnu. Il y a quatre-vingts ans, dans sa belle monographie sur le vājapeya, Albrecht Weber disait brièvement en conclusion31 : « Dans les parties ultérieures de la littérature védique comme aussi dans la littérature plus tardive, le vājapeya ne joue aucun rôle particulier. Il est mentionné occasionnellement (v. les références du Dictionnaire de St-Pétersbourg aux passages du Mahābhārata, du Rāmāyaṇa et des Purāṇa), mais sans véritable vie. » En fait, s'il n'a pas d'application dans l'action principale du Mahābhārata, il a été utilisé dans une des « petites épopées » adventices que contient l'immense poème : l'histoire de Yayāti, qui a fait, en 1971, la matière de la troisième partie de Mythe et épopée II32. Le rite essentiel du vājapeya se trouve là, mais transposé en une scène épique.

Le grand roi Yayāti, après sa mort, est monté au ciel où il vit dans la familiarité des dieux. Mais un jour il en est précipité parce qu'il a perdu, par une pensée d'orgueil, tous les mérites qu'il avait acquis pendant son règne sur les trois niveaux fonctionnels : pratique assidue des sacrifices, exploits guerriers, libéralité, avec en outre un attachement sans défaillance à la vérité qui, sans doute, transcende les trois fonctions. Du moins s'arrange-t-il pour tomber sur terre à l'endroit où quatre rois, ses petits-fils par sa fille, sont en train de célébrer conjointement un énorme sacrifice. Or chacun de ces rois a accumulé une grande quantité de mérites, mais seulement dans une des quatre sections où leur grand-père, avant sa mort, avait uniformément, synthétiquement excellé : l'un se distingue par l'usage généreux de grandes richesses ; le second par la bravoure et généralement par le respect du statut des kṣatriya ; le troisième est éminent comme sacrificateur ; le quatrième n'a jamais menti. Ils transfèrent ces mérites tous ensemble sur leur grand-père, qui voit ainsi son trésor initial reconstitué et qui récupère sa place dans le ciel.

Mais voici l'important : 1. Le sacrifice conjoint que célébraient les quatre jeunes rois quand leur grand-père est descendu au-dessus d'eux, avec ou sans atterrissage suivant les variantes, est un vājapeya. Cette singularité éveille l'attention : la célébration conjointe par quatre rois en tant que rois n'a pas de sens. Mais si le vājapeya a d'abord été une libre compétition entre les représentants des diverses fonctions, tout le personnel est en place : les quatre célébrants sont des rois, certes, mais aussi et surtout des spécialistes différenciés, un riche généreux, un héros brave, un grand sacrificateur, complétés par un véridique.

2. Jusqu'à ce point les quatre spécialistes qui concélèbrent et qui s'entendent pour restaurer leur grand-père ne sont engagés dans aucune compétition. En particulier rien n'évoque la forme que revêt la compétition dans le vājapeya, la course de chars. Compétition, course existent cependant, mais les rédacteurs du Mahābhārata les ont extraites du rituel qu'ils mentionnent et les ont transformées en un morceau de l'intrigue épique.

Quand ses petits-fils décident de virer à son compte leurs mérites, leurs « mondes » respectifs, Yayāti refuse. Il ne veut pas, dit-il, les déposséder ; de plus il n'est pas convenable qu'un homme qui n'est pas brahmane accepte des aumônes. Est-ce l'impasse ? Non, car les dieux veillent, et nous devons admettre que, par leur abnégation, les quatre jeunes gens viennent même de gagner un nouveau capital de mérites, au moins aussi grand que celui dont ils se sont dépouillés. Voici la fin de la conversation entre Yayāti et Aṣṭaka, spécialiste des sacrifices et porte-parole de ses frères. Aṣṭaka insiste et Yayāti reste ferme dans son refus33.

 

Aṣṭaka dit : « Tu n'acceptes pas, ô roi, de chacun de nous, les mondes (qu'il a gagnés par ses mérites). Mais, tous, nous te les avons donnés, nous irons donc à l'enfer. »

Yayāti répond : « Puisque vous les avez donnés à qui en est digne, vous êtes quittes en matière de justice (« vérité ») et de bonté. Mais moi je n'ose faire (en les acceptant) ce que je n'ai jamais fait auparavant. »

 

Mais brusquement, sans transition, l'attention d'Aṣṭaka est attirée ailleurs : cinq chars viennent d'apparaître dans le ciel. Surpris, il se tourne vers Yayāti34 :

 

Aṣṯaka dit : « A qui sont ces cinq chars d'or qui se montrent à nous ? Ils brillent dans les hauteurs, étincelants comme des flammes... »

Yayāti répond : « Ils vont vous emporter, ces cinq chars d'or. Ils brillent dans les hauteurs, étincelants comme des flammes... »

 

Ce ne sont pourtant pas quatre chars, mais cinq, qui descendent ainsi du ciel, et l'intention des dieux est claire : les quatre petits-fils sont invités à monter au séjour des bienheureux en même temps que leur grand-père. Aṣṭaka n'a pas l'air de comprendre35 :

 

Aṣṭaka dit : « Roi, monte toi-même dans ton char et regagne le ciel. Nous, nous te suivrons quand le temps viendra. »

Yayāti répond : « Nous devons y aller maintenant tous ensemble, puisque, ensemble, nous avons conquis le ciel. Vois, le chemin qui mène au séjour des dieux nous devient visible. »

 

C'est tellement évident qu'Aṣṭaka ne discute plus, et le narrateur du poème reprend36 :

 

Alors tous ces excellents rois montent sur les chars (c'est-à-dire chacun sur un char) et partent. Ils se dirigent vers le ciel, rayonnants, couvrant les deux mondes de leur vertu.

 

Mais voici notre tour d'être étonnés. Sans explication, cette ascension des chars devient une course et Astaka se scandalise de ne pas la gagner : son mérite propre a été de pratiquer assidûment les sacrifices, ce qui lui paraît être le plus haut devoir, tandis que les autres ne sont qu'un généreux, un brave, un véridique. Or c'est le véridique qui les distance tous37.

 

Aṣṭaka dit : « Je pense que je dois aller le premier : le magnanime Indra, en toutes choses, est mon allié. Pourquoi est-ce Śibi, fils d'Uśínara, et lui seul, qui, de toute sa vitesse, a laissé derrière lui nos chars ? »

 

Yayāti lui explique la supériorité des mérites de Śibi, et Aṣṭaka, convaincu, n'insiste pas. A vrai dire, les propos de Yayāti sont confus, mais nous savons bien par ailleurs que, différentiellement, Śibi a pour caractéristique une extraordinaire véracité. L'histoire a donc pour objet, pour morale, d'enseigner que la pratique de la véracité est supérieure à toute autre forme de vertu, y compris l'exactitude rituelle. Pour nous, la principale leçon est ailleurs : ce ne peut être un hasard si quatre « personnages fonctionnels » sont réunis pour célébrer un vājapeya, c'est-à-dire un rituel comportant et une ascension symbolique au ciel et une course de chars dont plusieurs sont montés par des « personnages fonctionnels », et si ce sacrifice se transforme dramatiquement à la fois en une ascension au ciel et en une course de chars, course elle-même « fonctionnelle », le gagnant étant celui dont la « fonction » est la plus élevée en dignité.

Du point de vue de la technique épique et des procédés par lesquels a été constitué le Mahābhārata, cette utilisation d'un rituel des temps védiques est extrêmement instructive. Elle s'est faite par une sorte de fission :

1o En tant que sacrifice, ce qui est dit du vājapeya des petits-fils deYayāti se réduit à peu de choses, essentiellement à la grosse fumée qu'il expédie dans le ciel et qui fait supposer avec raison au grand-père qui tombe que, en ce point de la terre, il est assuré de rencontrer des hommes pieux. Mais ce pourrait être aussi bien n'importe quel autre sacrifice : tous produisent de la fumée par combustion des « exta » sur le feu des offrandes. Aucun rite propre au vājapeya n'est décrit en tant que tel.

2o Du point de vue épique, la mention du vājapeya ne sert qu'à mettre en présence le grand-père et les petits-fils. Les paroles qu'ils échangent  offre et refus  n'appartiennent pas au rituel qu'ils célèbrent, elles l'interrompent au contraire, et il ne sera plus question du sacrifice inachevé. Mais la conclusion de la scène entre le grand-père et les petits-fils se coule matériellement, sinon par l'intention, dans le moule de ce qui aurait dû être le principal rite de ce sacrifice : la course met en compétition, à côté d'un roi à restaurer, les représentants des fonctions. Naturellement cette fabrication d'une scène à partir d'un rite ne va pas sans gaucherie : au point où elle apparaît, la compétition entre les fonctions n'a plus de sens, les concurrents vont tous au ciel, au bonheur éternel, et il ne s'agit plus d'établir la supériorité du roi sur les classes fonctionnelles.

Les mêmes considérations valent aussi pour le rite d'ascension que comporte le vājapeya des traités rituels38. Une échelle est placée contre le poteau sacrificiel. Le sacrifiant dit à sa femme : « Viens, femme, nous allons tous deux monter au ciel ! »  car sans sa femme, un homme est asarva, incomplet. En fait, il monte seul. Arrivé en haut, il dit, entre autres formules rituelles : « Nous avons atteint le ciel, ô dieux ! » Puis : « Nous sommes devenus immortels ! » Il se tourne vers les divers orients, puis regarde la « terre mère » pendant que ses śa, son peuple, lancent sur lui dix-sept cornets de feuilles du figuier aśvattha contenant de la terre salée. Alors seulement il descend. Cette ascension symbolique était importante, puisqu'elle a son correspondant en conclusion du « mythe savant » qui ouvre, dans le ŚatapathaBrāhmaṇa, la description du vājapeya39 : il y est dit d'abord de Br̥haspati, puis d'Indra, que, par ce sacrifice, il a pris possession de la région supérieure, et le Brāhmaṇa ajoute : « Tous ceux qui jadis offraient le sacrifice du vājapeya montaient à cette région supérieure ; Aupāvi Jānaśruteya fut le premier à en redescendre. »

C'est évidemment cette ascension symbolique qui, extraite elle aussi du sacrifice, a été transformée dans l'épisode épique deYayāti en une ascension réelle, d'ailleurs fondue avec la course : les chars des petits-fils et du grand-père montent au ciel et c'est pendant ce trajet qu'a lieu la compétition, avec la victoire  sans conséquence  du char du Véridique, dont le Sacrificateur s'étonne, le Brave et le Généreux restant silencieux.

De telles transpositions, qui ne peuvent avoir été faites qu'en pleine conscience et maîtrise du procédé, supposent que les auteurs du Mahābhārata connaissaient une forme du vājapeya plus archaïque que celle des traités puisque la compétition qu'elle décrit a lieu entre les représentants des fonctions au complet et qu'elle n'y est pas truquée  même si elle est gagnée d'avance, automatiquement, par l'effet de la supériorité essentielle du vrai-dire sur les autres vertus.

 

Pour en revenir à notre problème, le vājapeya du Mahābhārata, suivi de son ancien contenu transformé en aventure, confirme le sens que nous avons dégagé pour le vājapeya des traités. Une fois devenue rituel royal, la course, sans doute primitivement libre et sans suite politique, oppose bien au roi, comme rivaux stylisés et dominés, non de proches parents comme le rājasūya, non les rois étrangers comme l'aśvamedha, mais, à l'exclusion des prêtres ses alliés, les classes sociales de son propre royaume.


1 Voici l'essentiel. Pour le rājasūya : Albrecht Weber, Über die Königsweihe, den rājasūya, Abhandlungen d. kgl. Ak. d. Wissenschaften in Berlin, Phil.-hist. Klasse, 1893, 2 (158 p.) [cité : Weber, Vāj.] ; Johannes C. Heesterman, The Ancient Indian Royal Consecration, the Rājasūya, described according to the Yajus Texts and annotated (thèse d'Utrecht), 1958 (235 p.) [cité : Heesterman].

Pour le vājapeya : Albrecht Weber, Über den vājapeya, Sitz.-Ber. der kgl. Ak. de Wiss. in Berlin, Phil.-hist. Klasse, 1892, 2, p. 765-813 [cité : Weber, Wāj.].

Pour l'aśvamedha : Paul-Emile Dumont, L'aśvamedha, description du sacrific. solennel du Cheval dans le culte védique, d'après les textes du Yajurveda blanc, 1927 (415 p.), avec des extraits (p. 243-373) de traités du Yajus noir et une brève étude (p. 375-390) sur le treizième chant du Mahābhārata [cité : Dumont].

2 Weber, Vāj., p. 787-788, invocation aux chevaux avec vāja, vājin maintes fois répétés.

3 Weber, Vāj., p. 765-766.

4 Vāj., p. 766.

5 Autre cause de confusion : l'emphase des demandes ; de même pour l'aśvamedha (Dumont, p. 8) : le roi offre ce sacrifice « pour obtenir la réalisation de tous ses désirs », « pour remporter toutes les victoires, obtenir tous les succès », « pour rendre son royaume plus grand et plus prospère »...

6 Dans le rājasūya, v. Weber, Rāj., p. 47-49 ; Heesterman, p. 103-105 ; dans le vājapeya, Weber, Vāj., p. 794-796.

7 Dumont, p. 52-54, rites expiatoires.

8 Heesterman, p. 129 ; Eggeling, Sacred Books of the East, XLI, p. 100, n. I.

9 Heesterman, p. 129, n. 18.

10 Weber, Rāj., p. 54, n. 7 ; Heesterman, p. 123-124 ; dans la variante du KātyāyanaŚrautaSūtra l'adhvaryu, en tendant la coupe à l'héritier, dit au nom du roi : « Ce mien karman (œuvre sacrificielle ?), cette mienne force, que mon fils les continue (putro 'nusaṃtanotu). »

11 Heesterman, p. 129, n. 15.

12 V. les variantes dans Heesterman, p. 114-118 (sur janya, n. 24).

13 Weber, Rāj., p. 51, n. 2 : « Die drei oberen Kasten sind somit bei der Salbung durch Vertreter betheiligt, die Kriegerkaste ist resp. doppelt vertreten, durch den Verwandten des Königs unddurch den befreundeten rājanya. Dass auch ein vaiśya dabei mitfungiert, ist sicher alterthümlich. »

14 Heesterman, p. 142-146 (p. 143, n. 16, bibliographie du jeu de dés dans l'Inde depuis Lüders, 1907) ; p. 155-156 (en dehors de la remise de cinq dés que lui fait le brahmán, the king seems to take no part in the game).

15 Weber, Vāj., p. 787-792.

16 Ibid., p. 787-788.

17 Ibid., p. 789.

18 Ibid., p. 788-790.

19 Ibid., p. 792-793. Il se peut qu'il y ait eu primitivement trois boissons en rapport avec les fonctions et les classes : soma, surā, madhu (au sens ancien d'hydromel  boisson propre des Aśvin) ; dans l'état attesté du rituel, madhu = soma ; cf. A. Hillebrandt, Ritualliteratur (Grundriss der indo-ar. Philologie, III, 2) 1897, p. 142. Weber, p. 784, il est même question d'une boisson d'orge (yava), peut-être identique à la surā.

20 Weber, Vāj., p. 770.

21 Dans les justifications mythiques ou pseudo-mythiques des rituels, les Marut sont souvent qualifiés de viśa des dieux.

22 « Les classes sociales dans la tradition avestique », Journal asiatique 221, 1932, p. 117-134 (p. 121-130) ; Les mages dans l'ancien Iran, 1938, p. 13 (tableau) ; Le vocabulaire des institutions indo-européennes I, 1969, p. 293-319 (« Les quatre cercles de l'appartenance sociale »).

23 « Les classes sociales... », p. 125.

24 « Le nom des Arya », Revue de l'histoire des religions 124, 1941, p. 36-59 ; Le troisième souverain, 1949, p. 101-128 ; « arí, Aryamán, à propos de Paul Thieme, arí, Fremder' » (Zeitschrift der deutschen morgenländischen Gesellschaft 107, p. 96-104) » Journal asiatique 246, 1958, p. 67-84 ; « Aryaman et Paul Thieme », p. 108-118 de L'Idéologie tripartie des Indo-Européens (Coll. Latomus, 24), 1958 ; « Addendum àarí, Aryamán », Journal asiatique 247, 1959, p. 171-173.

25 

7. sá id rā́jā prátijanyāni śvā

śúṣmeṇa tasthāv abhí vīryèna

br̥haspátiṃ yāḥ súbhr̥tam bibhárti

valgūyáti vándate pūrvabhà̄jam.

8. sá it kṣeti súdhita ókasi své

tásmā iḷā pinvate viśvadā́nīm

tásmai via svayám evā́ namante

yásmin brahmā́ rā́jani pūrva éti.

9. ápratīto jayati sá dhánāni

prátijanyāny utá yā́ sájanyā

avasyáve yó vártva kr̥ṇόti

brahmáṇe rā́jā tám avanti devā́ḥ.

26 Je sous-entends dhánāni, comme le suggère L. Renou, Études védiques et pāniṇéennes 15, 1966, p. 64, mais au sens large de latin opes, à la fois ressources constituant richesses et ressources donnant force ou puissance.

27 Sur jána, v. A. Minard, Trois énigmes sur les Cent Chemins 2, 1956, § 649 a (en fin de composé) ; L. Renou, Études védiques et pāniṇéennes 3, 1957, p. 24 (ad R̥V I, 48, 11 b: « jána, d'abord génération [...] ou même tribu, clan = iranien zantu [...] ; jána s'insère dans une énumération à côté de ś (et de jánman) 2, 26, 3, englobant toutes les catégories ethniques ; jána est une unité plus large, tout comme iranien zantu par rapport à vis»

28 Dumont, p. 375-390.

29 Ibid., p. 355.

30 C'est là que se place l'épisode de l'insolence et du châtiment de Śiśupāla, dont il a été traité dans la première partie de Mythe et épopée II, 1971.

31 Vāj., p. 813.

32 P. 274-282. Le texte est Mbh. I, 93-94, śl. 3564-3690 (Calc.), 87-88 (Poona).

33 Je suis le texte de l'édition de Poona I, 88, 10-11 :

na ced ekaikaśo rājal lokān na pratinandasi

sarve pradāya bhavate gantaro narakaṃ vayam.

 yad arhāya dadadhvam tat santa satyānr̥śaṃsyata

aham tu nābhidhr̥ṣṇomi yat kr̥taṃ na mayā purā.

34 Ibid., 12-13 :

kasyaite pratidr̥śyante rathāḥ pañca hiraṇmayāḥ

ucchai santa prakāśante jvalanto 'gniśikhā iva.

 yuṣmān ete hi vakṣyanti rathāḥ pañca hiraṇmayāḥ

ucchai santa prakāśante jvalanto 'gniśikhā iva.

35 Ibid., 14-15 :

ātiṣṭhasva rathaṃ rājan vikramasva vihāyasa

vayam apy anuyāsyāmo yadā kālo bhaviṣyati.

 sarvair idānïṃ gantavyaṃ sahasvargajito vayam

ea no virāja panthā dr̥śyate devasaámana.

36 Ibid., 16 :

te 'dhiruhya rathān sarve prayātā nr̥pasattamāḥ

ākramanto divaṃ bhābhir dharmeṇāvr̥tya rodasī.

37 Ibid., 17 :

aha manye pūrvam eko 'smi gantā

sakhā cendra sarvathā me mahātmā.

kasmād evaṃ śibir auśīnaro 'yam

eko 'tyagāt sarvavegena vāhān.

38 Weber, Vāj., p. 794-796.

39 Ci-dessus, p. 117-118.