Romulus1, disait-on, avait institué les courses, c'est-à-dire les deux fêtes des Ecurria (Equirria, de *Equi-curr-ia2) qui se célébraient le 27 février et le 13 mars, de part et d'autre du Nouvel An selon le comput qui fait partir du mois de mars le cycle des variations solaires.
Varron, De ling. lat. 6, 13 : Ecurria ab equorum cursu ; eo die enim ludis currunt in campo Martio.
Les Ecurria tirent leur nom de la course des chevaux ; ce jour-là en effet, ils courent, dans des jeux, sur le Champ de Mars.
Paul, p. 71 L1 = 197 L2 : Equirria ludi quos Romulus Marti instituit per equorum cursum qui in campo Martio exercebantur.
Les Equirria sont des jeux institués par Romulus en l'honneur de Mars ; ils consistaient en une course de chevaux qui avait lieu sur le Champ de Mars.
Il s'agit en fait de courses non de simples chevaux, mais de chars à deux roues, bigae. A la fin du livre de février, les Fastes précisent (2, 858-860) :
Marsque citos iunctis curribus urget equos :
en uero positum permansit Equirria nomen,
quae deus in campo prospicit ipse suo.
Mars anime les chevaux, presse les chars attelés : le nom d'« Equirria » désigne jusqu'à nos jours les rites qui l'ont suscité et que le dieu en personne observe sur le champ qui lui appartient.
Des règles ou des usages de ces courses, nous ne saurions rien si le Byzantin Jean le Lydien ne nous avait conservé, dans une déplorable confusion, un paquet de fiches provenant les unes de « philosophes » récents, les autres d'érudits de la grande époque. Les premières sont sans intérêt pour qui s'intéresse aux antiquités. Des secondes, il n'y a pas de raison de douter.
Dans son De mensibus 4, 20, achevant la revue des fêtes de février et certainement en rapport avec les premiers Ecurria, Jean nous transporte aux origines des courses de chars et, du même coup, aux origines de Rome, aux trois tribus dans lesquelles Romulus avait divisé la société après la fusion de ses compagnons (éventuellement aussi de ses alliés étrusques) avec les Sabins : Ramnes, Luceres, Tatienses. Voici son texte, élagué des spéculations astrologiques :
Quand le peuple romain eut été divisé en trois parties, ces φυλαί furent appelées tribus, et leurs chefs tribuni. Ceux-ci avaient à veiller à ce que les courses se fissent convenablement, et c'est pour cela que, maintenant encore, le tribun dirige les uoluptates, c'est-à-dire les plaisirs... Trois chars, et non quatre, participaient à la course. Les uns (sic) étaient russati, c'est-à-dire rouges, les seconds albati, c'est-à-dire « blancs », les autres uirides, c'est-à-dire « verts », ce qu'on appelle aujourd'hui prasini. On considérait les rouges comme appartenant à Mars, les blancs à Jupiter, les verts à Vénus. Plus tard on ajouta uenetum, le bleu...
Un peu plus loin (4, 30), parmi d'autres spéculations sur les quatre éléments, Jean transcrit encore une fois, évidemment d'après un autre auteur, une liste de correspondances entre les couleurs des cochers, qui cette fois sont quatre, et des dieux : le vert appartient à Rome même sous le nom de Flora3, le blanc à l'Air (ou Atmosphère), le rouge à Mars et le bleu à Saturne ou à Neptune. Et il ajoute une précision qui semble garantir qu'il s'agit d'une tradition vivante, populaire : les Romains considéraient comme un mauvais signe que le char vert arrivât dernier, car, en ce cas, c'était Rome même qui paraissait vaincue4.
Les deux renseignements, d'auteurs et sans doute d'âges différents, ne se contredisent pas. Les noms divins appartiennent à diverses couches, avec des rajeunissements qui se manifestent les uns dans la première liste, les autres dans la deuxième, mais qui maintiennent la valeur théologique de la couleur et de la fonction : l'Air (cf. Dius), Vénus, ne sont pas des substituts infidèles de Jupiter, de Flora.
Dans un travail déjà ancien (1954), un peu amélioré en 19695, j'ai donné des raisons les unes romaines, les autres comparatives, indo-européennes, de prendre au sérieux ces tableaux parallèles de trois divisions sociales, de trois couleurs et de trois divinités, ainsi que cette distribution des trois chars originels sur le même gradient. Je veux seulement faire remarquer ici combien l'image des courses que donnent Jean le Lydien ou plutôt ses informateurs, est proche du vājapeya primitif, tel que l'ont découvert les archaïsmes conservés dans les traités rituels et la transposition épique qui en est faite dans le Mahābhārata6. Aux Ecurria aussi, chacun des chars concurrents est monté par un représentant d'une des trois fonctions – peut-être une des trois tribus fonctionnelles – signalée par la divinité et la couleur distinctive correspondantes. Et la précision donnée sur Flora fait penser que la victoire ou la défaite d'une des « factions » avait, par ce symbolisme, des résonances politiques.
Le roi Romulus est le fondateur, mais le roi ne participe pas à la course, n'y engage pas de char – à moins, ce que je ne crois pas, que son char ne soit celui de Jupiter. La compétition se livre plutôt entre les forces spécialisées, les divisions sociales qui agissent sous lui. C'était probablement le cas du vājapeya, on l'a vu, avant que les liturgistes, en y introduisant le char du roi et en réduisant les autres au rang de figurants, n'en tirassent une cérémonie au bénéfice du roi. Et c'est encore le cas du « vājapeya transposé » des petits-fils de Yayāti : les chars portent respectivement les représentants de la première fonction (excellence dans les sacrifices), de la deuxième (héroïsme), de la troisième (usage généreux des richesses) et, transcendant le tout, d'un aspect supérieur de la première (véracité) : le pouvoir royal n'y est pas engagé comme tel, encore que ces quatre chars soient accompagnés par le cinquième, celui du grand-père Yayāti, le roi par excellence ; mais, à vrai dire, Yayāti est hors concours, commentateur sportif et moral, non concurrent. Rome n'a donc pas participé à cette appropriation par le roi de la « course des fonctions » et ses Ecurria ne sont pas stylisés. Tout au plus, puisqu'il s'agit de feriae homonymes répétées de part et d'autre de l'articulation de deux années liturgiques, peut-on penser que l'État, donc anciennement le roi, autrement que par une participation personnelle et une victoire truquée, tirait bénéfice de leur célébration : l'effort compétitif des composantes sociales dans l'exercice violent de la course, quel qu'en fût le résultat, était comme un entraînement intensif pour un jeu harmonieux et souple dans les douze mois à venir.
Les Ecurria ont pris très tôt figure d'archaïsme : venues probablement d'Étrurie, avec des éléments grecs, les courses du Cirque ont occupé l'actualité. Peut-être cependant les Ecurria ont-ils transmis à la nouvelle fête quelques traits proprement romains. Ce n'est pas de Grèce, ni nécessairement d'Étrurie, que vient l'usage dont témoigne un amusant passage des Amours d'Ovide (3, 2, 43-57). Dans le cortège solennel, pompa circensis, qui se dirige vers l'arène, figurent de nombreux dieux, portés à dos d'homme (d'après Denys d'Halicarnasse, 7, 72, 13 : πάντων αἱ τω̃ν θɛω̃ν ɛἰκόνɛς ἐπόμπευον ὤμοις ὑπ'ἀνδρῶν φερόμεναι), sans doute l'un derrière l'autre, suivis des insignes divins (exuuiae deorum) posés sur un char spécial, nommé tensa (Festus, p. 500 L1 = 452 L2). Or le poète nous apprend que chaque groupe humain acclamait au passage sa divinité, celle qui patronnait sa vocation ou simplement ses goûts. Le poète, qui fait d'aimer profession exclusive, attend sa déesse :
Sed iam pompa uenit, linguis animisque fauete,
tempus adest plausus, aurea pompa uenit.
Prima loco fertur passis Victoria pennis :
hue ades et meus hic fac, dea, uincat amor.
Plaudite Neptuno, nimium qui creditis undis,
nil mihi cum pelago, me mea terra capit.
Plaude tuo, miles, Marti : nos odimus arma,
pax iuuat et media pace repertus amor.
Auguribus Phoebus, Phoebe uenantibus adsit,
artifices in te uerte, Minerua, manus.
Ruricolae Cereri teneroque adsurgite Baccho,
Pollucem pugiles, Castora placet eques.
Nos tibi, blanda Venus, puerisque potentibus arcu
plaudimus : inceptis adnue, Diua, meis,
daque nouam mentem dominae, patiatur amari...
Mais voici venir le cortège : faites silence, soyez attentifs ; c'est le moment des applaudissements, voici le cortège couvert d'or.
Portée la première, apparaît la Victoire, les ailes déployées : ô déesse, que ta faveur vienne ici, fais que mon amour soit vainqueur.
Applaudissez Neptune, vous qui vous fiez imprudemment aux flots. Moi, je n'ai rien de commun avec la mer, et la terre ferme, mon domaine, est assez grande pour moi.
Toi, soldat, applaudis ton Mars : moi, je hais les armes, je n'ai de goût que pour la paix et pour l'amour, qui ne se trouve qu'au milieu de la paix.
Que Phébus soit favorable aux devins, Phébé aux chasseurs, et toi, Minerve, attire à toi l'applaudissement des artisans.
Cultivateurs, levez-vous quand passe Cérès et le tendre Bacchus. Que les lutteurs se rendent Pollux favorable, et les cavaliers, Castor.
Nous, c'est à toi, charmante Vénus, à vous, ses petits serviteurs aux ailes puissantes, que nous applaudissons. Seconde mon entreprise, déesse, change le cœur de ma maîtresse, qu'elle accepte d'être aimée...
Les « fonctions » des dieux qui défilent ainsi, sans d'ailleurs correspondre chacun à l'un des chars de la compétition, ne sont pas les trois fonctions sociales de la vieille idéologie et les groupes humains qui les acclament ne sont, tout au plus, que des gens de même métier ou de même penchant. Mais cette coutume, impérieuse semble-t-il sinon rituelle (tempus adest plausus !), d'applaudir, de se déclarer (adsurgite), de se ranger sous le signe d'un dieu par opposition aux autres et, en unanimité avec ses semblables, de manifester publiquement cette appartenance, ne provient-elle pas du temps où le Br̥haspati, l'Indra, les Marut de Rome menaient la compétition par cochers interposés ?
1 Romulus passait pour avoir fondé peu de rituels en dehors des cultes de Jupiter : outre les Ecurria, ce sont du moins certains rites des Lupercalia (Valère Maxime, 2, 2, 9, ci-dessus p. 158-159 ; mais la fondation de l'ensemble est attribuée à Evandre, Tite-Live, I, 5, I ; Ovide, Fast. 2, 279), les Ludi Capitolini (mais une variante les fait créer après le désastre gaulois, ci-dessous, p. 264, n. I), les Consualia (Tite-Live, I, 9, 6) et certains usages des Parilia (le saut par-dessus les feux, le repos des armes, Denys d'Hal., I, 88 ; Properce, 4, 4, 79-80) par ailleurs préexistants (Ovide, Fast., 4, 820).
2 J. Loicq, « Le témoignage de Varron sur les Ecurria », Latomus, 23, 1964, p. 491-501.
3 Κακοδαιμονίαν οὖν οἰωνίζοντο τὴν χείρονα ψῆφον τὸν ἀνθηρὸν ἀπενέγκασθαι, ὡς αὐτῆς Ῥὡμης ἡττηθɛίσης. L'ancienneté de Flora dans la légende des origines est confirmée par une variante des enfances des jumeaux où la bonne fille du méchant Amulius aide à les sauver : elle s'appelle Ἄνθω (cf. ἄνθoς « fleur »), Plutarque, Rom. 3, 4.
4 V. mes Rituels indo-européens à Rome, 1954, p. 52-56, repris sous un autre éclairage dans Idées romaines, 1969, p. 218-223.
5 De remarquables prolongements de cette conception ont été habilement dégagés à Constantinople par G. Dagron, Naissance d'une capitale, 1974, p. 320-364.
6 Ci-dessus, p. 127-128, 133-138.