Réfutation des arguments produits pour transformer en pénis la queue du Cheval d'Octobre : cauda, oὐρά, dans les textes de Festus et de Plutarque, ne peuvent désigner que la queue anatomique ; la durée, vérifiée aux abattoirs, de saignement de la queue d'un cheval coupée juste après la mort est supérieure au temps requis pour que le rituel romain soit exécutable.
Il y a longtemps que les partisans du « Mars agraire » flairent avec concupiscence la queue du Cheval d'Octobre. Depuis l'école de Mannhardt, les tentatives n'ont pratiquement pas cessé pour lui assurer une fonction de fécondité, voire une valeur sexuelle, dont les documents ne parlent pas.
Pour les uns, étant donné son environnement anatomique, la queue du cheval, comme celle du taureau et des autres mammifères, symboliserait par nature plus qu'elle-même1 : n'est-elle pas implantée dans la partie du corps où tout paraît, et devait paraître aux anciens, disposé pour la copulation, pour l'éjaculation ? Certes, elle ne contribue pas visiblement à ces jeux, mais, si l'on peut dire, elle les couvre : selon la science grecque, la semence, matière si semblable à la moelle qu'on la soupçonnait d'en provenir, se formait plus haut que les testicules, dans les dernières vertèbres de cet os sacrum (κλόνις, ὀσφὺς ἄκρα) dont la queue n'est justement que le prolongement.
Cela est vrai. Mais il n'est pas moins vrai que les anciens savaient distinguer cauda et os sacrum ; que pas une fois le premier mot n'a reçu, en grec ni en latin, le sens du second ; et que pas une fois non plus, à la différence du venin littéraire, la semence n'a été dite résider in cauda.
D'autres auteurs ont fait valoir les transferts de sens, généralement argotiques, qui confondent dans tant de langues « queue » et « pénis » à cause du voisinage des deux organes dans le corps et surtout d'une certaine analogie de leurs formes. Que l'organe sexuel prête son nom à la queue est extrêmement rare ; à vrai dire, on ne cite qu'un seul exemple : d'après Cicéron (Ep. ad famil. 9, 22, 2), confirmé par Festus (p. 260 L1 = 338 L2)2, caudam antiqui penem uocabant, ex quo est propter similitudinem penicillus, at hodie penis est in obscenis, « les anciens appelaient la queue penis, d'où vient penicillus ‘ pinceau ' ; mais aujourd'hui penis est un mot obscène ». En fait, ce mot a toujours été in obscenis, puisqu'il n'est qu'un élargissement en n (*pes-n-is...) du nom indo-européen de l'organe mâle dont le grec πέος et le sanscrit pásas sont aussi des dérivés. Dans tous les autres cas qu'on trouve signalés, le passage se fait en sens inverse, « queue » devenant une façon plaisante ou pudique de désigner l'autre organe. En plus des exemples, principalement germaniques, allégués par mes graves prédécesseurs et où le français, je ne sais pourquoi, n'est pas utilisé, je me bornerai à rappeler aux hommes de mon âge (les jeunes philologues semblent avoir oublié ce texte classique) le passage de la fameuse « salade mythologique » où le héros s'excusait d'une médiocre performance à l'aide des noms élégiaques de Tircis, de Baucis et d'Alexis et pour finir, l'expliquait par le nom, fortement accentué sur la syllabe finale, du fénelonien fils d'Ulysse. Dans ces conditions, ne serait-ce pas, sous un nom d'emprunt, le pénis même du Cheval d'Octobre qui aurait les honneurs du couteau, du coureur à pied et du foyer royal ?
Cela aussi est vrai. Vrai également que dans deux vers facétieux, sinon argotiques, des Satires, Horace emploie cauda au sens de pénis – ce qu'il est d'ailleurs seul à faire dans toute la littérature latine : ni Plaute, ni Juvénal, ni Martial ne fournissent d'exemple. Mais tout est affaire de contexte et de bon sens : même en argot, « queue » ne signifiera pénis que s'il s'agit de l'homo sapiens, dépourvu de queue au sens propre : dans aucune langue on ne dira « la queue du chat » pour désigner autre chose que la queue du chat et lorsque Mme F., propriétaire d'une écurie de course, à quelqu'un qui lui fait remarquer qu'un de ses chevaux a un défaut dans la queue, répond simplement : « J'aime mieux que ce soit lui que son jockey ! », personne ne confond les deux attributs, l'un d'élégance, l'autre de plaisir, qu'un vocabulaire imagé réunit sous un même nom. D'autre part, dans sa notice, Festusn'est ni un plaisantin ni un prude ; il a certainement l'intention de résumer le rituel avec une précision technique et, pour tenir leur rôle, les mots doivent avoir leur sens obvie, la queue doit être la queue comme la tête est la tête. Et en effet, dans toutes les autres notices de Festusou de son abréviateur où se trouve le mot cauda, le sens propre est certain3 et, inversement, quand il s'agit du pénis, par exemple pour expliquer l'emploi argotique d'un autre mot (ainsi rutabulum, proprement « sorte de tisonnier », p. 318-320 L1 = 369 L2), ce n'est pas cauda qu'on lit, mais des expressions sans ambiguïté, obscena pars uiri, uīrile membrum.
Pourquoi d'ailleurs ne pas accepter, dans ce rituel, le sens ordinaire de cauda ? Quelle qu'en soit la valeur symbolique, la queue n'équilibre-t-elle pas correctement la tête, l'appendice d'arrière répondant à la protubérance d'avant ? Elle le fait mieux, en tout cas, que le pénis du cheval qu'il faut aller chercher sous le ventre, caché dans un fourreau de peau. C'est Z, non X ou Y, qui est associé à A pour désigner une totalité : par le même artifice, tête et queue résument géométriquement le cheval sacrifié, dans sa plus grande extension – à quoi échoueraient, en couple, tête et pénis.
Enfin, par quel accord préétabli le texte de Festuset celui de Plutarque contiendraient-ils tous deux, au sens de « pénis », le mot « queue » ? La Question Romaine dit en effet expressément οὐρά. Les Questions Romaines, elles aussi, sont un recueil sérieux, les réponses qu'on y lit veulent être comprises immédiatement et sans conteste. Comment Plutarque aurait-il tendu à ses lecteurs un piège lexical, le même que celui qu'aurait tendu Festus, c'est-à-dire Verrius Flaccus, par un emploi figuré de οὐρά dont les exemples, dans l'immense littérature grecque, si variée, sont rarissimes ?
Il semblait donc qu'on pût attendre tranquillement que ces évidences fissent leur effet et laisser les génitoires du Cheval d'Octobre tomber d'elles-mêmes dans l'oubli, lorsque, il y a juste cinq ans, une étude originale et spirituelle, signée du nom d'un savant compétent, a fait intervenir une donnée d'un nouveau genre qui, si elle devait être retenue, terminerait le débat : il deviendrait en effet physiologiquement impossible que cauda, οὐρά, fût ici la « queue » et, quelque objection que les défenseurs de cette traduction littérale fissent valoir, ils devraient se résigner à comprendre « pénis ». Voici les grandes lignes de l'argumentation4.
M. Georges Devereux commence par poser un principe auquel nul ne refusera de souscrire : quand un témoignage ancien, décrivant un rituel, y insère une prescription matériellement irréalisable, ou bien le texte est corrompu, ou l'auteur est mal informé, ou la prescription en question n'était accomplie que symboliquement ou par un artifice, ou la phrase ne signifie pas ce qu'elle paraît signifier. Or, soutient M. Devereux, quand Plutarque et Festusenseignent que la queue du cheval, après avoir été apportée du Champ de Mars à la Regia, doit laisser tomber des gouttes de sang sur le foyer, ils prescrivent un acte impossible. Pour plusieurs raisons :
1. La queue d'un mammifère n'est que faiblement vascularisée : elle contient déjà très peu de sang à l'état vif.
2. Ce peu de sang qu'elle contient s'échapperait d'un jet.
3. La queue du cheval consistant principalement en os (les vertèbres caudales, avec ce qu'il faut de chair et de peau pour les ganter), elle ne peut être facilement ni comprimée ni ligaturée du côté de l'amputation pour prévenir l'échappement du sang.
4. Même avec une ligature, le sang se serait coagulé avant que la queue arrivât à la Regia et n'aurait pas pu dégoutter.
Puisque l'acte prescrit n'est pas réalisable si l'on comprend « queue », il faut que cauda, οὐρά, signifie autre chose, qui ne peut être que membrum uirile qui, lui, répond aux conditions du rituel :
1. Le pénis est un organe à vascularisation dense qui, même en dehors de l'érection, contient une quantité considérable de sang.
2. Comme le sait tout chasseur de gros gibier, au moment de la mort, l'organe sexuel d'un mâle se dresse et émet de la semence, ce qui signifie qu'au moment de la mort le pénis contient un supplément de sang, puisque c'est le sang qui gonfle le corps caverneux.
3. La consistance du pénis rend facile de ligaturer la surface d'amputation ou de la comprimer à la main.
4. La coagulation du sang contenu en abondance dans le pénis coupé serait plus lente, puisque le sang ne serait exposé à l'air que par une surface relativement petite par rapport à son volume.
Mon premier mouvement a été de m'incliner devant la décision d'un spécialiste. Mon second mouvement a été de vérifier si, malgré la Faculté, quelques gouttes de realia jusqu'à présent non exprimées ne pourraient pas suinter encore de la phrase prélevée sur nos vieux auteurs. Voici les éléments chiffrés du problème.
On peut faire une estimation approximative de la distance qu'avait à parcourir l'athlète romain. Partant des environs de l'autel de Mars, situé dans la partie sud-est du Champ de Mars, il gagnait certainement la Regia par la voie la plus courte, c'est-à-dire par la porte dite Ratumena : un peu moins de mille mètres. Même si, près de cette porte, il avait à grimper et à redescendre ce qui pouvait subsister alors de l'isthme qui semble avoir joint primitivement le Capitole au Quirinal, la durée de la course ne s'en trouvait allongée que de peu.
En combien de temps ce parcours pouvait-il être couvert ? Des hommes compétents me disent que 2ʹ 30ʺ serait un temps honorable, moyen. Les athlètes contemporains font mieux : le 28 juillet 1974, aux championnats de France de Nice, le Néo-Zélandais Walker l'a emporté au 800 mètres en 1ʹ 46ʺ 7 et son compatriote Dixon au 1 500 mètres en 3ʹ 42ʺ 8. Deux jours plus tard, l'Américain Rick Wohluter a battu à Oslo le record du monde du 1 000 mètres en 2′ 13″ 9 ; le record précédent (1973) était détenu par le Sud-Africain Daniel Malan, avec 2ʹ 16ʺ I ; le dernier record français date de 1948, avec 2ʹ 21ʺ 4.
Quant à la durée de saignement de la queue, je me suis adressé à un spécialiste plus spécialisé encore que M. Devereux. M. Michel Rousseau, docteur vétérinaire, membre de l'Académie vétérinaire et directeur de la Revue de l'Association Centrale des Vétérinaires, qui porte aux chevaux un intérêt particulier et a consacré à leur préhistoire d'intéressants travaux, a pris à cœur mon embarras. Sans plus d'introduction, voici ce qu'a produit sa recherche sur les temps de saignement, après ablation, et de la queue (caudectomie) et du pénis. L'auteur et le rédacteur en chef m'autorisent à reproduire l'essentiel de la communication faite par le docteur Rousseau à l'Académie vétérinaire en février 1974 et publiée dans le Bulletin de cette Académie, tome 47, p. 79-81 :
... Une étude comparée a pu être faite, aux abattoirs hippophagiques Brancion, avec la collaboration de notre collègue le docteur-vétérinaire Marc Roblot. Toutefois, les conditions ne pouvaient guère être identiques jusqu'au bout dans les deux cas.
La section a toujours été faite par un ouvrier exercé, dans les conditions normales : sur l'animal assommé, gisant au sol, un membre postérieur tiré vers le haut par un treuil ; cette section était donc indolore. Mais des mouvements réflexes restent violents, à l'abattoir, tant que la mort n'a pas été obtenue par saignée (aussi complète que possible).
La queue se prélève facilement et rapidement au couteau, par déjointage des vertèbres. Elle a donc pu être retirée avant la saignée, chez deux chevaux. Il a suffi de prendre garde, pendant l'ablation, aux coups du membre postérieur resté libre.
Au contraire, le pénis ne peut être retiré que par une dissection comprenant les muscles (ischio-caverneux) qui entourent sa double insertion à l'os du bassin (ischium). Elle a demandé une demi-minute environ sur un animal inerte. Elle aurait été bien plus longue et difficile si elle avait été gênée par les mouvements agoniques, qui ajoutaient, par ailleurs, le danger prolongé de coups de sabot. Cette ablation a donc été faite après saignée totale, soit environ 5 minutes après l'assommage.
Malgré cette différence fondamentale entre les deux ablations d'organe, les résultats nous ont paru tout à fait probants.
La queue, au niveau de sa section, a laissé dégoutter ou suinter du sang naturellement : 3 minutes dans le cas où cette section était tournée vers le bas, 3 minutes 15 dans celui où elle était tournée vers le haut.
Après saignée, au contraire, le sang resté dans le pénis et dans ses muscles ne fait que suinter. Mais il a été facile d'en faire sourdre, par pression, encore dix minutes après l'ablation, donc un quart d'heure après l'assommage et le début de la saignée.
Par chance, nous avons pu faire l'observation sur un cheval entier (comme devait l'être le sacrifié à Mars). Le pénis aurait été encore beaucoup plus irrigué en cas d'excitation génésique (par une jument) juste avant la mort. Dans le cas d'un hongre, l'organe et ses muscles sont beaucoup moins développés (s'il a été castré jeune surtout) et moins irrigués.
En résumé, à Rome, après le parcours, il était facile d'obtenir du sang des deux organes sectionnés.
L'ablation du pénis (en l'absence d'analgésiques) exigeait soit une contention stricte, soit une saignée complète préalable.
A l'inverse, l'ablation de la queue était facile et rapide, avec une contention très simple, et dès l'assommage...
Ces expériences ont été faites en janvier 1974. Il y avait intérêt, bien entendu, à les renouveler. Le docteur Rousseau a procédé lui-même à ce contrôle et voici les résultats qu'il m'a communiqués le 20 août 1974 :
Ce jour, j'ai fait caudectomiser un cheval immédiatement après la saignée. Néanmoins le temps de suintement naturel (chute de gouttes) a été encore nettement plus long, jusqu'à 10 minutes : la différence pourrait s'expliquer par l'excitation due à une jument abattue dans le même lot et (ou) par la chaleur de l'été agissant sur la circulation périphérique, etc. J'ai pu obtenir encore très peu de sang, par pression, au bout de jusqu'à 20 minutes.
Ainsi la performance est possible. Même si l'on ne retient que les résultats de l'observation vétérinaire la moins généreuse, il suffisait que le coureur mît en jeu toutes ses forces et qu'il n'eût pas d'accident, pour que la queue, au sens propre, laissât tomber sur le foyer de la Regia les quelques gouttes de sang requises pour la réussite du rituel.
L'argumentation de M. Devereux n'en reste pas moins utile, en dehors de son intérêt propre, par deux conséquences. D'une part, il s'agit bien d'une performance, d'une tentative dont le succès ne va pas de soi : mal choisi ou malchanceux, le coureur peut échouer et sans doute a-t-il plus d'une fois échoué. D'autre part, même si quelques gouttes de sang sont tombées sur le foyer, ce sont bien les dernières et il est invraisemblable qu'on puisse ensuite en extraire d'autres – celles dont la philologie moderne a fait, comme on va voir, un usage audacieux.
1 Ces diverses propositions sont clairement développées dans l'article de H. Wagenvoort, « Zur magischen Bedeutung des Schwanzes », Serta philologica Aenipontana, Innsbrucker Beiträge zur Kulturwissenschaft, 7-8, 1961, p. 273-287.
2 D'où, ajoute Festus, offa penita désignant « le morceau de porc avec la queue (offa porcina cum cauda) » qu'on sert dans certains repas.
3 Outre porcina cauda (note précédente), Paul p. 34 L1 = 139 L2, s. v. codetta (« in modum caudarum equinarum ») ; Paul p. 40 L1 = 150 L2, s. v. caudecae (« a similitudine equinae caudae factae ») ; Paul p. 50 L1 = 163 L2, s. v. cauiares hostiae (« cauiae = pars hostiaecauda tenus »).
4 G. Devereux, « The Equus October reconsidered », Mnemosyne, 23, 1970, p. 297-301.