6. Vacuna

Toutes les données que nous avons sur Vacunaet sur son culte engagent à voir en elle la déesse à qui est confié le retour d'un absent et, en attendant, le maintien de sa place au foyer. Les deux derniers vers de l'Épître I, 10, d'Horace, seule attestation littéraire du nom, se découvrent ainsi pleins de sens1.

 

Une récente monographie a rappelé l'attention sur la mystérieuse déesse Vacūna (A.L. Prodoscimi, « Etimologie di teonimi : Venilia, Summanus, Vacuna », Studi linguistici in onore di Vittore Pisani, 1969, II, p. 795-801). Je ne pense pas que la thèse ni la méthode en soient recevables, mais les éléments du dossier s'y trouvent commodément réunis. Il tient d'ailleurs en quelques lignes. Ce sont :

 

1. Un vers d'Horace, à la fin d'une Épître (I, 10, 49). Quatre mots enseignent que la déesse avait, près de la maison du poète, dans la Sabine, un sanctuaire, fanum, qualifié de putre « délabré ».

 

II. Des notes mises à ce passage par les commentateurs d'Horace, Pophyrion et le pseudo-Acron. La première déclare : Vacunain Sabinis dea, « Vacuna, déesse chez les Sabins » ; la seconde, plus modestement : Vacunam apudSabinos plurimum cultam, « Vacunaest surtout honorée chez les Sabins » ; et toutes deux énumèrent les interpretationes auxquelles a donné lieu cette divinité « dont la conception est incertaine », quae sub incerta specie est formata (Porph.) :

1. Porphyrion : Haec quidam Bellonam, alii Mineruam, alii Dianam dicunt, « certains disent qu'elle est B., d'autres M., d'autres D. »

2. Acron : a) Vacunam alii Cererem, alii deam « uacationis », alii Victoriam, qua fauente « curis uacamus » ; b) Vacunam apud Sabinos plurimum cultam quidam Mineruam, alii Dianam putauerunt ; c) nonnulli etiam Venerem esse dixerunt ; d) sed Varro primo Rerum Diuinarum Victoriam ait quod ea maxime hi gaudent « qui sapientiae uacent ». C'est-à-dire : « a) les uns disent qu'elle est Cérès, d'autres la déesse de la vacance', d'autres la Victoire dont la faveur évacue' nos soucis ; b) Vacuna, qui est surtout en honneur chez les Sabins, les uns ont pensé qu'elle était Minerve, d'autres Diane ; c) quelques-uns même ont dit qu'elle était Vénus ; d) mais Varron, au premier livre des Res diuinae, dit qu'elle est la Victoire parce que c'est cette déesse plus que toute autre qui fait la joie de ceux qui souhaitent avoir du temps pour la sagesse. »

III. Deux vers du sixième livre des Fastes. Après avoir rappelé (305-306) à propos de Vesta que, dans les temps anciens, l'usage était de s'asseoir ensemble sur des bancs ante focos, devant le foyer, et que l'on croyait que les dieux venaient familièrement près de la table des hommes, Ovide ajoute (307-308) :

 Nunc quoque cum fiunt antiquae sacra Vacunae

 ante Vacunales stantque sedentque focos.

 Aujourd'hui encore, quand un culte est rendu à l'antique Vacuna, (les hommes) se tiennent, debout ou assis, devant le foyer, focos, Vacunales ;

et il conclut (309-310) :

 Quelque chose a subsisté jusqu'à nous de cet usage des ancêtres : un plat bien nettoyé présente à Vesta les mets qu'on lui adresse.

 

IV. Quatre ex-voto à Vacuna, trouvés en territoire sabin. Deux seulement, tous deux de Poggio Fidoni, indiquent un motif (pro : « pour obtenir » ou « en remerciement de ») :

CIL. IX 4751 (Dessau 3486) : Pro reditu L. Acesti ex Africa uoui Vacunae Aredia Daph (ne) et C. Pomponius ;

CIL. IX, 4752 (Dessau, 3485) : ...]esuuius Modestus Vacun[ae pro] ualetudine pat[ris] u. [s.].

 

Ce dossier donne lieu aux remarques suivantes :

II, III, IV. Les gloses à Horace (II), confirmées par Horace lui-même (I) et par les inscriptions (IV), enseignent que la déesse était particulièrement honorée dans la Sabine, mais Ovide (III) parle d'elle comme d'une vieille déesse romaine. Sans doute s'agit-il d'une divinité commune, de toujours, aux deux peuples, comme il semble en avoir existé beaucoup, malgré le parti pris sabinisant de Varron.

II. Les gloses à Horace montrent que le travail d'interprétation, ou plutôt d'assimilation, des érudits romains avait abouti à des résultats divergents et, pris littéralement, incompatibles :

1. Porphyrion, qui parle seulement de la Sabine (II, I), ne donne qu'une liste de trois noms, Bellona, Minerva, Diana, dont les deux derniers se retrouvent, seuls et avec le même ordre, dans la phrase de la fiche composite d'Acron où il est justement question de la Vacuna sabine :

2. Victoria est présente deux fois dans Acron (II, 2, a et d), avec deux explications, évidemment vaines, à partir de uacare ; la deuxième mention semble signifier que Varron n'admettait pas d'autre équation que Vacuna = Victoria.

3. Dans deam uacationis (Acron : II, 2, a), uacatio a certainement une valeur plus large que le verbe uacare dans l'interprétation qui suit immédiatement, Victoriam qua fauente curis uacamus : il doit s'agir de toutes les formes et applications de la notion de uacatio ; mais sans doute n'est-ce là encore qu'une induction étymologique de quelque érudit.

4. Cérès et Vénus (Acron : II, 2, a et c) ne sont données chacune que dans une liste ; la manière dont est introduite Vénus (nonnulli etiam) semble indiquer que cette opinion est considérée comme rare et hardie.

III. Outre l'antiquité romaine de Vacuna, les deux vers d'Ovide, avec leur contexte immédiat, enseignent deux choses :

1. Vacuna est une déesse domestique, liée au foyer : focus, foci n'a pas d'autre emploi ni localisation ; elle n'est d'ailleurs mentionnée par Ovide que dans le développement sur les Vestalia de juin, au cours des quelques vers qui concernent la Vesta privée, celle du foyer domestique.

2. Des offrandes lui sont faites occasionnellement dans une forme archaïque, les membres de la famille (il ne peut s'agir que d'eux) étant debout ou assis ante Vacunales focos et associant la déesse à leur assemblée selon la coutume ancienne (olim mos erat... nunc quoque).

Comme toujours, l'exégèse doit partir, non des confuses interpretationes des érudits anciens, mais des données cultuelles : le terme technique Vacunales foci, les usages, les intentions. Et ces données suffisent à indiquer la fonction de la déesse : quand un membre (important ?) de la famille est durablement absent, dans les périls que comporte une entreprise difficile ou lointaine (pro reditu... ex Africa), ou quand il risque d'être emporté par une maladie (pro ualetudine patris), sa place dans la maison, sa famille même, sont provisoirement et peuvent devenir définitivement uacuae, c'est-à-dire qu'il leur manque celui qui devrait être présent, et le foyer de la maison, le focus, les foci (puisque le pluriel poétique est fréquent) sont, religieusement parlant, Vacunales, c'est-à-dire confiés à une entité Vacuna ; non point « déesse de l'absence » abstraite, ce qui n'aurait pas grand sens, mais déesse active, chargée (pro..., pro...) de faire en sorte que cette absence se termine heureusement, que le vide soit rempli par son occupant normal, que la famille traverse sans dommage l'épreuve qu'est la privation de son membre et ne devienne pas autre chose, familia funesta2.

Quant à la forme3, le rapport de Vacūna à uaciuos (uociuos), uacuos, peut être de deux sortes : ou bien, uacuos étant adjectif, il est celui de Fessōna, Orbōna (avec allongement de o thématique) à fessus, orbus ; ou, moins probablement, uacuom étant pris substantivement, il est celui de Bellōna à bellum. Chacun de ces noms désigne une entité chargée de faire traverser aux hommes une situation désagréable ou dangereuse, la fatigue, la perte d'un parent proche, la guerre ; ici, l'absence ou plutôt la crise causée, chez ceux qui restent, par l'absence d'un des leurs.

Quant au sens, il n'est besoin que de rappeler la différence, fondamentale bien qu'elle soit quelquefois estompée dans l'usage, entre les deux adjectifs qui signifient « vide » : inanis, absolu, qui est de l'ordre de la substance, du poids, et uacuos, relatif, qui implique manque de quelque chose ou disponibilité pour quelque chose. Inanis aussi a une valeur religieuse, rituelle, mais entièrement négative. J'en ai traité plus haut4 à propos du culmen inane fabae, symbole du néant, moyen de l'anéantissement, qui entre dans la formule de la fumigation des Parilia, par laquelle les souillures de toute une année pastorale sont volatilisées. La uacuitas, elle, est l'état de= ce qui a été rempli et qui peut ou doit être rempli de nouveau5, soit par le retour de son ancien contenu, soit par un autre, de même nature. Il s'agit ici de la place laissée « vacante », fâcheusement disponible, au foyer.

Ce vide, on le veut provisoire : c'est à cela que Vacuna doit d'abord pourvoir dans un délai raisonnable, ou par-delà6. Mais du même coup, elle protège la famille uacua contre une erreur d'appréciation, contre la résignation, avec les risques, l'embarras religieux  pour ne pas parler des imbroglios juridiques  qui pourraient en résulter. Qu'on relise la cinquième Question Romaine de Plutarque : un homme réputé mort en terre étrangère et confirmé comme tel par la célébration d'un rituel funéraire reparaît-il chez lui ? Il doit entrer non par la porte, mais d'en haut, par le toit : rite de purification. « Rien d'étonnant, commente Plutarque, si les Romains estiment qu'il ne faut pas accueillir par la porte, lieu de passage des sacrifiants, ceux dont on a une fois pensé qu'ils avaient reçu une sépulture et appartenu au monde des trépassés ». La famille rassemblée ante focos Vacunales garde l'espoir, ne conclut pas ; en quoi le uacuos que Vacuna contient dans son nom s'oppose à une autre notion, voisine, uiduos, « vidé par perte définitive, irréparable et irremplaçable » (cf. uiduertas « calamitas », Festusp. 507 L1 = 460 L2).

L'absence prolongée peut avoir des causes nombreuses et diverses. Ainsi s'explique le nombre et la diversité des assimilations consignées par les commentateurs d'Horace. Une des occasions les plus ordinaires d'absence devait être la guerre ; d'où la série des déesses qui donnent à la guerre un bon cours et surtout une bonne fin : Victoria, spécialement honorée dans la Sabine, au moins après la « pacification » romaine, Bellona, et aussi la Minerva de valeur guerrière qui partageait avec Volcanus et Lua un droit de préemption sur les armes prises aux vaincus7. En dehors de la guerre, on pense à la chasse, à la circulation dans les forêts dangereuses, et l'on rencontre Diana. Il n'est que trop facile d'imaginer des justifications pour Cérès : Cérès-Déméter en quête de sa fille, l'absente par excellence, et réussissant à la retrouver ? Pour Vénus même : le tourment que fait l'absence de l'être chéri, les efforts insensés, puis les fureurs de Didon au départ du grand voyageur ? Mieux vaut laisser à nos collègues antiques la responsabilité et le secret de cogitations que nous n'avons aucun moyen d'explorer.

Enfin, on conçoit que, en dehors des foyers domestiques, des chapelles spéciales, avec ou sans lucus, aient été consacrées à une telle déesse : un fanum, mal entretenu, non loin de la villa d'Horace ; et aussi les Vacunae nemora mentionnés par Pline, toujours dans la Sabine, près de Réate.

 

Ainsi comprise, Vacuna est parfaitement à sa place dans l'Épître I, 10, d'Horace, et la mention qu'il fait d'elle cesse d'être une bizarrerie.

L'épître traite un thème familier : l'opposition de la ville, que le poète affecte de détester, et de la campagne, dont il vante les charmes et les joies. Mais cette fois, il personnalise le thème : le destinataire, Fuscus Aristius, n'est-il pas son plus proche ami, son presque frère, son jumeau spirituel ? Ils ont tout le reste en commun et ne divergent que sur ce point :

 

 Urbis amatorem Fuscum saluere iubemus

 ruris amatores : hac in re scilicet una

 multum dissimiles, ad cetera poene gemelli,

 fraternis animis ; quidquid negat alter, et alter ;

 annuimus pariter...

A Fuscus, passionné de la ville, nous, passionnés de la campagne, adressons notre salut. Oui, en cela seul notre différence est sensible, car, pour tout le reste, nous sommes comme des jumeaux : mêmes refus, mêmes préférences...

 

Et le poète compare le couple qu'ils forment aux deux pigeons que recueillera Jean de La Fontaine, uetuli notique columbi. L'un des deux  c'est Fuscus  reste à Rome, tu nidum seruas, tandis que l'autre s'est envolé et jouit « des ruisseaux d'une campagne délicieuse »... Le lieu commun est longuement, agréablement développé, et aussi dépersonnalisé. Puis, le poète s'arrête et, en manière de conclusion, revient à son début, à Fuscus :

 
 

« Parfaitement heureux, s'il n'y avait notre séparation, ton absence... ». Voilà bien le domaine et la fonction de la déesse. Les rôles des deux pigeons sont seulement inversés : leur véritable nid, insinue maintenant le déserteur, c'est ce coin de campagne sabine, et c'est Fuscus, fidèle à Rome, qui fait figure d'« absent en voyage ». Horace l'appelle discrètement, derrière le sanctuaire de Vacuna.


1 Cette étude a été publiée en 1972 dans le recueil d'articles offert à mon ami Geo Widengren, Ex orbe religionum, p. 307-311.

2 La première épode d'Horace fournit un bon commentaire à ce dossier. Horace veut accompagner à la guerre un autre ami  Mécène lui-même  bien qu'il se sache d'esprit peu guerrier et de corps plutôt faible et qu'il ne désire pas s'enrichir. Pourquoi ?

comes minore sum futurus in metu

qui maior absentis habet,

ut assidens implumibus pullis auis

serpentium adlapsus timet

magis relictis, non, ut adsit, auxili

latura plus praesentibus...

« T'accompagnant, j'éprouverai moins de cette crainte qui se fait plus grande dans l'absence : ainsi l'oiseau, tout occupé de ses petits sans plumes, craint davantage l'approche des reptiles quand il s'éloigne, bien que, présent et tout près d'eux, il ne puisse leur être d'aucun secours. »

3 Le rapport de Vacūna à uac-u-itas est celui de Fortūna à fort-u-itus.

4 Ci-dessus, p. 189-192.

5 Ou (quand cette uacuitas est souhaitée) « qui risque d'être rempli » : p. ex. en matière d'auspices, ontnis uitii uacuitas, Festusp. 474 L1 = 438 L2 (s. v. silentio surgere).

6 Les prières intéressent aussi parfois le Lar domesticus au retour d'un absent : l'absence concerne aussi bien le lieu que le groupe social.

7 Ci-dessus, p. 63 et n. 5.