Des messages urgents de Clayton interrompirent ce joyeux travail, avec l'ordre d'attendre deux jours à Wedjh et d'y accueillir le Nour el-Bahr, un patrouilleur égyptien qui apportait des nouvelles. Je n'étais pas bien, et j'attendis d'autant plus volontiers. Il arriva le jour dit et débarqua MacRury, qui me donna une copie de longues instructions télégraphiques de Djémal Pacha à Fakhri, à Médine. Celles-ci, émanant d'Enver et de l'État-major allemand à Constantinople, ordonnaient l'abandon immédiat de Médine, et l'évacuation des troupes en masse et à marche forcée, d'abord à Hédia, de là à El-Oula, de là à Tébouk, enfin à Maan, où seraient constituées une nouvelle tête de ligne et une position retranchée.
Ce mouvement aurait parfaitement convenu aux Arabes ; mais notre armée d'Égypte s'inquiétait à la perspective de vingt-cinq mille soldats anatoliens, avec beaucoup plus d'artillerie qu'un corps ordinaire, descendant soudain sur le front de Béershéba. Clayton, dans sa lettre, me disait que ce nouvel élément devait être traité avec le plus grand soin, et qu'il fallait tout faire pour prendre Médine ou détruire la garnison quand elle en sortirait. Newcombe était sur la ligne, opérant une vigoureuse série de démolitions, si bien que, pour l'heure, la responsabilité retombait sur moi. Je craignais qu'on ne pût faire grand-chose à temps, car le message était vieux de plusieurs jours, et l'évacuation prévue sans délai.
Nous expliquâmes franchement la situation à Fayçal, lui disant que les intérêts alliés dans ce cas exigeaient le sacrifice, ou du moins l'ajournement d'un avantage immédiat pour les Arabes. Il répondit comme toujours à une sollicitation d'honneur, et accepta à l'instant de faire de son mieux. Ayant calculé nos ressources disponibles, nous prîmes des arrangements pour les amener à proximité du chemin de fer. Chérif Mastour, un vieillard tranquille et honnête, et Rassim, avec des hommes des tribus, de l'infanterie montée sur mules et un canon, devaient se rendre directement à Faguir, le premier point d'eau au nord de Wadi Aïs, pour tenir notre première section de voie ferrée, vers le nord à partir de la zone d'Abdulla.
Ali ibn el-Hussein, de Djeida, attaquerait la section suivante vers le nord à partir de Mastour. Nous dîmes à Ibn Mahanna d'approcher et de surveiller El-Oula. Nous ordonnâmes à Chérif Nassir de rester près de Kalaat el-Muadhdham, et de tenir ses hommes prêts à un assaut. J'écrivis à Newcombe en lui demandant de venir aux nouvelles. Le vieux Mohammed Ali devait aller de Dhaba à une oasis près de Tebouk : si l'évacuation allait aussi loin, nous serions donc prêts. Ainsi nos cent cinquante milles de ligne seraient bien investis, pendant que Fayçal lui-même, à Wedjh, se tiendrait prêt à apporter son aide à tout secteur qui aurait le plus besoin de lui.
Mon rôle consistait à aller retrouver Abdulla à Wadi Aïs, découvrir pourquoi il n'avait rien fait en deux mois, et le persuader, si les Turcs sortaient, de les attaquer directement. J'espérais que nous pourrions les dissuader de bouger en faisant tellement de petits raids sur cette longue ligne que le trafic en serait sérieusement désorganisé, et que le rassemblement des stocks de vivres nécessaires à l'armée à chaque étape principale deviendrait impossible. La force de Médine, à court d'animaux de bât, ne pouvait emporter que peu de choses. Enver leur avait ordonné de charger les canons et les munitions sur des trains, d'encadrer ces trains de leurs colonnes et d'avancer ensemble suivant la voie. C'était une manœuvre sans précédent et, après avoir gagné dix jours pour nous mettre en place, s'ils tentaient alors quelque chose d'aussi idiot, nous aurions une chance de les détruire tous.
Le lendemain, je quittai Wedjh, malade et inapte à un long trajet ; Fayçal, dans sa hâte et ses nombreuses préoccupations, m'avait choisi pour compagnons de voyage des gens bizarres. Il y avait quatre Rifaa et un Mérawi Juheina comme guides, et Arslan, un ordonnance syrien, qui préparait pain et riz pour moi et servait en plus de souffre-douleur aux Arabes, quatre Ageyl, un Maure et un Ateibi, Suleiman. Les chameaux, amaigris par la mauvaise pâture dans ce sec territoire Billi, devraient aller lentement.
Délais sur délais retardèrent notre départ jusqu'à neuf heures du soir, et alors nous partîmes à contrecœur ; mais j'étais décidé à m'éloigner d'une façon ou d'une autre de Wedjh avant le matin. Aussi nous fîmes route quatre heures, puis nous dormîmes. Le lendemain, après deux étapes de cinq heures chacune, nous campâmes à Abou Zereibat, dans notre vieux terrain de l'hiver. La grande mare n'avait pas beaucoup diminué en deux mois, mais était notablement plus salée. Quelques semaines plus tard, l'eau ne serait plus potable. On disait que, près de là, un puits peu profond fournissait de l'eau acceptable. Je ne le cherchai pas, parce que des furoncles au dos et une forte fièvre me rendaient douloureuses les secousses du chameau, et que j'étais fatigué.
Ayant repris la route longtemps avant l'aube, et traversé Hamdh, nous nous égarâmes dans les surfaces brisées d'Agouna, une région de collines basses. Quand le jour se leva, nous retrouvâmes notre direction et, franchissant une ligne de crête, descendîmes par une pente raide dans El-Khoubt, plaine encerclée de collines qui s'étendait jusqu'aux Sukhur, ces collines en forme de bulles de granit visibles sur notre route depuis Oum Ledjj. Le sol était recouvert de coloquintes, dont les stolons et les fruits avaient un air de fête dans la lumière du matin. Le Juheina dit que les feuilles et les tiges à la fois étaient une nourriture excellente pour les chevaux qui acceptaient de les manger, et protégeaient de la soif durant de nombreuses heures. Les Ageyl dirent que le meilleur laxatif consistait à boire du lait de chamelle dans des tasses faites de leur écorce évidée. L'Ateibi dit qu'il était assez remué s'il frottait juste le jus du fruit sur la plante de ses pieds. Le Maure, Hamed, dit que la moelle séchée faisait un bon amadou. Sur un point, toutefois, ils étaient tous d'accord : la plante entière était inutile ou vénéneuse en tant que fourrage pour chameaux.
Ce bavardage nous fit traverser le Khoubt, trois milles agréables, et, franchissant une crête basse, nous entrâmes dans une deuxième section plus petite. Nous voyions maintenant que, des Sukhur, deux s'élevaient ensemble au nord-est, grandes piles de roc volcanique gris strié, rougeâtre là où il était protégé de la brûlure du soleil et de la meurtrissure des vents chargés de sable. Le troisième Sakhara, qui se tenait un peu à l'écart, était le rocher en bulle qui avait éveillé ma curiosité. Vu de près, il ressemblait plus à un énorme ballon à demi enterré dans le sol. Lui aussi de couleur brune, ses faces sud et est très lisses et sans aspérités ; son sommet régulier, en dôme, était poli et brillant, avec de fines craquelures qui le recouvraient comme des coutures piquées ; en somme, une des collines les plus étranges du Hedjaz, pays de collines étranges. Nous nous approchâmes doucement, sous une averse de pluie fine d'une inclinaison étrangement belle dans la lumière du soleil. Notre chemin nous menait entre le Sakhara et les Sukhur, par une gorge étroite au sol sableux et aux parois nues et raides. Elle montait durement. Nous dûmes escalader des corniches de pierre rugueuse et franchir une grande faille au flanc de la colline entre deux récifs rouges inclinés, de roc dur. Le sommet de la passe était en lame de couteau, et de là nous descendîmes dans un fossé encombré, à demi bloqué par un rocher détaché où l'on voyait martelées les marques tribales de toutes les générations d'hommes qui avaient emprunté cette route. Ensuite s'ouvraient des espaces plantés d'arbres, terrains où en hiver se rassemblaient les nappes d'eau qui dévalaient les flancs vitreux des Sukhur. Il y avait des affleurements de granit ici et là, et sous le pied un fin sable argenté dans les conduits encore humides qu'empruntait l'eau. L'écoulement se faisait vers Heiran.
Nous pénétrâmes alors dans une confusion sauvage d'éclats de granit empilés au hasard en monticules bas, entre lesquels nous errions de tous côtés en quête d'un chemin praticable pour nos chameaux hésitants. Peu après midi, cet endroit fit place à une large vallée boisée que nous remontâmes pendant une heure, jusqu'à ce que nos ennuis reprennent ; car nous dûmes mettre pied à terre et guider nos bêtes le long d'un étroit sentier de montagne avec des marches brisées de roc si polies par de longues années de passage à pied qu'elles étaient dangereuses par temps humide. Elles nous menèrent sur un grand épaulement de collines et nous firent descendre au milieu d'autres petits monticules et vallées, puis, par un autre zigzag rocheux, dans le lit d'un torrent. Bientôt celui-ci se resserrait trop pour permettre le passage de chameaux chargés, et le chemin le quittait pour s'accrocher, instable, au flanc de la colline, avec une falaise au-dessus et une falaise en dessous. Après quinze minutes de ce terrain, nous fûmes heureux d'atteindre un haut col où des voyageurs précédents avaient empilé de petits cairns de commémoration et de gratitude. Les cairns du bord de la route à Mastourah, lors de mon premier voyage arabe, de Rabegh vers Fayçal, avaient été de la même nature.
Nous fîmes halte pour ajouter une pierre à l'ensemble, puis descendîmes par une vallée sableuse dans Wadi Hanbag, un grand affluent bien boisé de Hamdh. Après la région accidentée où nous avions été emprisonnés durant des heures, l'aspect ouvert de Hanbag était rafraîchissant. Son lit blanc et propre s'étendait vers le nord au travers des arbres et une belle courbe sous des collines abruptes de rouge et de brun, avec des perspectives d'un mille ou deux en amont et en aval. Des graminées vertes et de l'herbe poussaient sur le bas des pentes sableuses de l'affluent, et nous nous arrêtâmes là une demi-heure pour laisser nos chameaux affamés manger cette substance saine et juteuse.
Ils n'avaient pas pris tant de plaisir depuis Bir el Waheidi et arrachèrent l'herbe voracement, la stockant non mâchée dans leur corps en attendant un moment propice à une digestion tranquille. Nous traversâmes alors la vallée vers un grand embranchement en face de notre point d'entrée. Ce Wadi Khitan était beau lui aussi. Son sol de galets, sans rochers détachés, était abondamment planté d'arbres. À droite se trouvaient de basses collines, à gauche de grandes hauteurs appelées les Djidhwa, en crêtes parallèles de granit abrupt et accidenté, très rouges maintenant que le soleil se couchait au milieu de bancs de nuages massés présageant la pluie.
Enfin nous bivouaquâmes et, quand les chameaux eurent été déchargés et mis à l'écart pour paître, je m'allongeai sous les rochers et me reposai. Mon corps était tout endolori de migraine et de forte fièvre, séquelles d'une forte crise de dysenterie qui m'avait tourmenté durant la marche et m'avait terrassé deux fois dans la journée en brefs évanouissements, lorsque les passages les plus difficiles de l'escalade avaient trop exigé de mes forces. La dysenterie sur cette côte arabe vous frappait comme un coup de marteau, écrasant ses victimes pour quelques heures, après quoi les effets extrêmes se dissipaient ; mais elle laissait les hommes curieusement fatigués, et sujets pour quelques semaines à de soudains effondrements nerveux.
Mes compagnons s'étaient querellés toute la journée et, pendant que je gisais près des rochers, un coup de feu éclata. Je n'y prêtai pas attention, car il y avait des lièvres et des oiseaux dans la vallée ; mais, un peu plus tard, Suleiman m'éveilla et m'entraîna par la vallée jusqu'à une anse en face, parmi les rochers, où l'un des Ageyl, un homme de Boreida, était étendu, pétrifié par la mort, une balle lui ayant traversé les tempes. Le coup de feu devait avoir été tiré de près, car la peau était brûlée autour d'une des blessures. Le reste des Ageyl courait frénétiquement alentour et, quand je demandai ce qui se passait, Ali, leur chef, dit que Hamed le Maure avait commis le meurtre. Je soupçonnais Suleiman, à cause de l'hostilité entre les Atban et les Ageyl qui s'était rallumée à Yenbo et à Wedjh, mais Ali m'assura que Suleiman se trouvait avec lui, trois cents mètres au-dessus de la vallée, ramassant du bois, quand le coup de feu avait été tiré. Je les envoyai tous rechercher Hamed et me traînai jusqu'aux bagages, estimant qu'une telle chose n'aurait pas dû se produire ce jour entre tous, alors que je souffrais.
Pendant que j'étais étendu, j'entendis un bruissement, et j'ouvris lentement les yeux sur le dos de Hamed, penché sur ses fontes – juste derrière mon rocher. Je le visai d'un pistolet puis parlai. Il avait posé son fusil pour soulever son équipement, et il était à ma merci jusqu'à l'arrivée des autres. Nous tînmes un tribunal immédiatement et, au bout d'un moment, Hamed avoua que, lui et Salem ayant eu des mots, il avait vu rouge et l'avait soudain abattu. Notre enquête se termina. Parents du mort, les Ageyl réclamaient du sang pour le sang. Les autres les soutenaient, et j'essayai en vain de convaincre le doux Ali. Ma tête brûlait de fièvre et je ne pouvais pas penser, mais, même en pleine santé, à grand renfort d'éloquence, je n'aurais guère pu obtenir la vie sauve pour Hamed, car Salem avait été un bon camarade, et son meurtre subit était un crime gratuit.
Alors se leva l'horreur qui amènerait l'homme civilisé à fuir la justice comme la peste, s'il n'avait pas des indigents pour lui servir de bourreaux moyennant paiement. Il y avait d'autres Marocains dans notre armée, et laisser les Ageyl en tuer un par vengeance signifiait des représailles qui eussent mis notre unité en danger. Il fallait une exécution dans les formes et, à la fin, dans le désespoir, je dis à Hamed qu'il devait mourir en expiation, et je pris sur moi le fardeau de sa mise à mort. Peut-être ne me considérerait-on pas comme justiciable d'une vendetta. En tout cas, aucune vengeance ne pourrait être exercée contre mes compagnons, car j'étais un étranger, et sans famille.
Je le fis entrer dans un ravin étroit du contrefort, un endroit crépusculaire et humide couvert de taillis. Son lit sableux avait été creusé par l'eau ruisselant des falaises lors de la dernière pluie. À la fin, il se réduisait à une fissure large de quelques pouces. Les parois étaient verticales. Je me tins à l'entrée et lui accordai quelques moments de délai qu'il passa à pleurer allongé sur le sol. Puis je le fis se lever et lui tirai dans la poitrine. Il tomba sur la mauvaise herbe en hurlant, le sang jaillissant par à-coups sur ses vêtements, et il tressauta jusqu'à rouler presque à mes pieds. Je tirai de nouveau, mais tremblais tant que je lui brisai seulement le poignet. Il continua à crier, moins fort, gisant maintenant sur le dos, les pieds vers moi, je me penchai et lui tirai dessus pour la dernière fois, dans le gras du cou, sous la mâchoire. Son corps trembla un peu, et j'appelai les Ageyl, qui l'enterrèrent dans le ravin, là où il se trouvait. Ensuite, la nuit d'insomnie se traîna sur moi jusqu'au moment, des heures avant l'aube, où je réveillai les hommes et leur fis charger les bêtes, dans mon impatience d'être libéré de Wadi Kitan. Ils durent me hisser en selle.