Je restai environ dix jours allongé sous cette tente, souffrant d'une faiblesse physique qui faisait ramper au loin et se terrer mon moi animal jusqu'à ce que la honte fût passée. Comme d'ordinaire en de telles circonstances, mon esprit s'éclaircit, mes sens devinrent plus aigus, et je commençai enfin à réfléchir de façon suivie à la Révolte arabe, comme un devoir familier sur lequel m'appuyer contre la douleur. Il aurait fallu le faire depuis longtemps, mais, lors de mon premier débarquement au Hedjaz, il y avait un besoin criant d'action, et nous avions agi au mieux de notre instinct, n'approfondissant pas le pourquoi, ni ne formulant ce vers quoi nous tendions vraiment. L'instinct ainsi abusé, manquant d'une base de connaissance et de réflexion antérieure, était devenu intuitif, féminin, et ternissait maintenant ma confiance ; aussi, dans cette inaction forcée, je cherchais l'équation entre mes lectures et mes mouvements, et passais les intervalles de mes sommeils et rêves inquiets à tirailler l'écheveau de notre présent.
Comme je l'ai montré, j'étais malheureux en situation de commander la campagne à mon gré, et j'étais inexpérimenté. J'avais lu suffisamment de théorie militaire, ma curiosité oxfordienne m'ayant mené au-delà de Napoléon vers Clausewitz et son école, vers Caemmerer et Moltke, et les Français plus récents. Ils m'avaient toujours paru partiaux et, après avoir parcouru Jomini et Willisen, j'avais trouvé des principes plus larges chez Saxe, Guibert et dans le XVIIIe siècle. Cependant, Clausewitz était à tel point leur maître intellectuellement, et son livre était si logique et fascinant, qu'inconsciemment j'acceptai son caractère définitif, jusqu'à ce qu'une comparaison de Kuhne et de Foch me dégoûtât des soldats, me fatiguât de leur gloire officielle, m'érigeant en critique de toute leur manière de voir. En tous les cas, mon intérêt avait été abstrait, s'attachant à la théorie et à la philosophie de la guerre, particulièrement sous son aspect métaphysique.
Mais, sur le terrain, tout avait été concret, spécialement l'ennuyeux problème de Médine ; et, pour m'en distraire, je commençai à me rappeler les maximes appropriées sur la conduite de la guerre moderne, scientifique. Mais elles ne convenaient pas, et cela m'agaçait. Jusque-là, Médine nous avait tous obsédés ; mais, maintenant que j'étais malade, son image n'était pas claire, soit parce que nous en étions proches (on aime rarement ce qui est à portée), soit parce que mes yeux étaient embués d'avoir trop constamment fixé la cible. Un après-midi, je m'éveillai d'un sommeil brûlant, couvert de sueur et fourmillant de mouches, et me demandai à quoi diable nous servirait Médine. Sa nocivité était évidente quand nous étions à Yenbo et que les Turcs de Médine se dirigeaient vers La Mecque ; mais notre marche sur Wedjh avait tout changé. Aujourd'hui nous faisions le blocus du chemin de fer, et eux se contentaient de le défendre. La garnison de Médine, réduite à une dimension inoffensive, restait dans les tranchées, détruisant sa propre capacité de mouvement en mangeant les animaux de transport qu'elle ne pouvait plus nourrir. Nous lui avions arraché le pouvoir de nous blesser, et nous voulions pourtant prendre sa ville. Ce n'était pas pour nous une base comme Wedjh, ni une menace comme Wadi Aïs. Pourquoi diable la voulions-nous ?
Le camp s'activait après la torpeur des heures de midi, et les bruits du monde extérieur commencèrent à filtrer vers moi à travers la membrane jaune de la toile de tente, dont une longue dague de lumière traversait chaque trou et déchirure. J'entendais le piétinement et le reniflement des chevaux harcelés de mouches à l'ombre des arbres, la plainte des chameaux, le tintement des mortiers à café, des coups de feu distants. Sur ce refrain, je me mis à rebattre le but de la guerre. Les livres le donnaient d'un coup – la destruction des forces armées de l'ennemi par un unique moyen – la bataille. La victoire ne pouvait s'acquérir que par le sang. C'était une maxime difficile dans notre cas. Comme les Arabes n'avaient pas de forces organisées, un Foch turc n'aurait pas de cible. Les Arabes n'endureraient pas de pertes. Comment notre Clausewitz achèterait-il sa victoire ? Von der Goltz paraissait être allé plus loin, disant qu'il n'était pas nécessaire d'annihiler l'ennemi, mais de briser son courage. Seulement, nous ne présentions aucune perspective de jamais briser le courage de qui que ce fût.
Toutefois, Von der Goltz était un charlatan, et ces hommes sages devaient parler par métaphores, car nous étions indubitablement en train de gagner notre guerre ; et, pendant que je méditais lentement, il m'apparut que nous avions gagné la guerre du Hedjaz. De chaque millier de milles carrés du Hedjaz, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf étaient maintenant libres. Ma plaisanterie, quand j'avais dit à Vickery, qui m'agaçait, que la rébellion ressemblait plus à la paix qu'à la guerre, contenait-elle autant de vérité que de hâte ? Peut-être dans la guerre l'absolu faisait-il loi, mais pour la paix une majorité suffisait. Si nous tenions le reste, les Turcs étaient les bienvenus dans la minuscule fraction qu'ils occupaient, jusqu'à ce que la paix ou le jour du Jugement dernier leur montrent la futilité de s'accrocher au carreau de notre fenêtre.
Une fois de plus, je chassai patiemment les mêmes mouches de mon visage, content de savoir que la guerre du Hedjaz était gagnée et terminée ; gagnée depuis le jour où nous avions pris Wedjh, si nous avions eu l'intelligence de nous en apercevoir. Puis je rompis à nouveau le fil de mon argumentation pour écouter. Les coups de feu distants avaient crû et s'étaient liés en longues volées irrégulières. Elles cessèrent. Je tendis l'oreille aux autres sons qui, je le savais, suivraient. Assurément, un bruissement comme une robe traînée sur les pierres traversa le silence, autour des minces parois de ma tente. Une pause, pendant que les méharistes s'arrêtaient, puis le tapotement pâteux des cannes sur la base épaisse du cou des bêtes pour les faire s'agenouiller.
Elles s'agenouillaient sans bruit, et je marquai le temps de mémoire : d'abord l'hésitation, quand les chameaux regardant vers le bas tâtaient le sol d'un pied pour trouver un endroit mou ; ensuite le son mat, étouffé, et la soudaine expiration comme ils tombaient à genoux, puisque cette troupe venait de loin et qu'ils étaient fatigués ; puis le frottement de pieds quand ils pliaient les pattes arrière, et le balancement comme ils oscillaient de côté et d'autre, poussant avec leurs genoux qu'ils enterraient dans le sous-sol plus frais, sous les cailloux brûlants, pendant que les cavaliers, avec un doux sautillement rapide de pieds nus, comme des oiseaux au sol, étaient d'office conduits au foyer à café, ou bien à la tente d'Abdulla, selon leur affaire. Les chameaux se reposeraient là, battant les galets de la queue avec inquiétude, jusqu'à ce que leurs maîtres soient libres de prendre soin d'eux.
J'avais conçu un début de doctrine satisfaisant, mais il me restait encore à trouver une autre fin et d'autres moyens pour la guerre. La nôtre paraissait distincte du rituel dont Foch était le prêtre, et je l'évoquai, pour voir une différence de nature entre lui et nous. Dans sa guerre moderne – il l'appelait guerre absolue – deux nations professant des philosophies incompatibles les mettaient à l'épreuve de la force. Philosophiquement, c'était imbécile : dans cette hypothèse, alors qu'on pouvait débattre des opinions, il fallait faire feu pour soigner les convictions ; et la lutte ne pouvait finir que lorsque les partisans de l'un des principes immatériels n'avaient plus de moyens pour résister aux partisans de l'autre. Cela sonnait comme une restitution vingtième siècle des guerres de religion, dont la fin logique était la destruction complète d'une croyance, et dont les protagonistes étaient persuadés que le jugement de Dieu prévaudrait. Cette façon de voir pouvait aller pour la France et l'Allemagne, mais ne représentait pas l'attitude britannique. Notre armée ne soutenait pas intellectuellement une conception philosophique dans les Flandres ou sur le Canal. Nos efforts pour inspirer à nos hommes la haine de l'ennemi leur faisaient d'habitude haïr le combat. En vérité, Foch écrasait son propre argument en disant qu'une telle guerre dépendait de levées en masse, et était impossible avec des armées professionnelles ; la vieille armée représentait encore l'idéal britannique, et son style consistait en l'ambition de nos officiers et de nos hommes. La guerre à la Foch ne me semblait être qu'une variété exterminatrice, pas plus absolue qu'une autre. On pouvait aussi bien l'expliquer en l'appelant « guerre de meurtre ». Clausewitz énumérait toutes sortes de guerres... guerres personnelles, duels collectifs par procuration, pour des raisons dynastiques... guerres d'expulsion, dans la politique de partis... guerres commerciales, pour des objectifs de négoce... deux guerres se ressemblaient rarement. Souvent, les camps ne connaissaient pas leur but, et trébuchaient jusqu'à ce que le cours des événements prît le contrôle. La victoire penchait de façon générale vers le clairvoyant, bien que la chance et l'intelligence supérieure pussent faire un triste embrouillis de la loi « inexorable » de la nature.
Je me demandai pourquoi Fayçal voulait combattre les Turcs, et pourquoi les Arabes l'aidaient, et je vis que leur but était géographique, expulser le Turc de toutes les terres arabophones en Asie. Leur idéal de liberté dans la paix ne pouvait s'exercer qu'ainsi. À la poursuite de ces conditions idéales, nous pouvions tuer des Turcs, parce qu'ils nous déplaisaient beaucoup ; mais le fait de tuer était un pur luxe. S'ils partaient tranquillement, la guerre finirait. Sinon, nous les pousserions à s'en aller, ou essaierions de les chasser. En dernier recours, nous serions contraints d'emprunter le chemin désespéré du sang et des maximes de la « guerre de meurtre », mais dans des conditions qui nous seraient les moins onéreuses possibles, puisque les Arabes combattaient pour la liberté, et c'était un plaisir que seul pouvait goûter un homme en vie. La postérité était une chose glaciale pour laquelle il était difficile de travailler, quel que fût l'amour qu'un homme pût éprouver à l'égard de ses propres enfants existants, ou de ceux d'autrui.
À ce moment, un esclave frappa à la porte de ma tente, et demanda si l'Émir pouvait me convier. Aussi j'enfilai avec peine des vêtements supplémentaires et rampai jusqu'à sa grande tente pour sonder la profondeur de ses mobiles. C'était un endroit confortable, luxueusement ombragé et couvert de tapis épais et criards, les dépouilles teintes à l'aniline de la maison de Hussein Mabeirig à Rabegh. Abdulla y passait la plus grande partie de ses journées, riant avec ses amis et se livrant à des jeux avec Mohammed . Hassan, le bouffon de la cour. J'envoyai rouler le ballon de la conversation entre lui, Shakir, et les Sheiks présents par hasard, parmi lesquels se trouvait Ferhan el-Aïda, cœur ardent, le fils du Motlog de Doughty ; et je me sentis récompensé, car les paroles d'Abdulla furent définitives. Il opposa l'indépendance présente de son auditoire avec sa servitude passée à la Turquie, et dit carrément que parler d'hérésie turque, ou de la doctrine immorale du Yeni-Turan, ou du Califat illégitime, était hors du sujet. C'était un pays arabe, et les Turcs s'y trouvaient : il n'y avait pas d'autre problème. Mon raisonnement se gonflait de fierté.
Le lendemain, ma furonculose passa par une grave complication, pour compenser la diminution de ma fièvre, et m'enchaîner plus longtemps encore, impuissant, face contre terre, dans cette tente puante. Quand il fit trop chaud pour sommeiller sans rêves, je repris de nouveau mon écheveau et continuai à le démêler, considérant maintenant le domaine entier de la guerre dans son aspect structural, la stratégie, dans ses arrangements, la tactique, et dans le sentiment de ses habitants, la psychologie ; car mon devoir personnel était le commandement, et le commandant, comme le maître-architecte, était responsable de tout.
La première confusion était la fausse antithèse entre la stratégie, but de la guerre, regard synoptique voyant chaque partie par rapport au tout, et la tactique, moyen d'atteindre au but stratégique, comme les marches déterminées de son escalier. Toutes deux ne semblaient être que des points de vue d'où considérer les éléments de la guerre, l'élément Algébrique des choses, un élément Biologique des vies, et l'élément Psychologique des idées.
L'élément algébrique me paraissait être une pure science, sujette à la loi mathématique, inhumaine. Cet élément s'occupait de variables connues, de conditions fixées, d'espace et de temps, de choses inorganiques comme les collines, les climats et les voies ferrées, y compris l'humanité, en masses de tel ou tel genre excédant la variété individuelle, y compris toutes les aides artificielles et les extensions données à nos facultés par l'invention mécanique. C'était un élément essentiellement formulable.
Voilà qui faisait un début pompeux, professoral. Mon esprit, hostile à l'abstrait, se réfugia de nouveau en Arabie. Traduit en arabe, le facteur algébrique ferait d'abord un compte pratique de la zone que nous voulions libérer, et je commençai paresseusement à calculer combien de milles carrés : soixante, quatre-vingts, cent, peut-être cent quarante mille milles carrés. Et comment les Turcs défendraient-ils tout cela ? Sans aucun doute par une ligne de tranchées en contrebas, si nous venions comme une armée avec des bannières ; mais supposons que nous soyons (comme nous pourrions l'être) une influence, une idée, une chose intangible, invulnérable, sans avant ou arrière, dérivant comme un gaz ? Les armées étaient comme des plantes, immobiles, aux racines fermes, la tête nourrie par de longues tiges. Nous pourrions être une vapeur, soufflant où il nous plaisait. Nos royaumes se trouvaient dans l'esprit de chaque homme et, comme nous ne voulions rien de matériel qui nous fît vivre, nous pourrions ne rien offrir à tuer qui fût matériel. Il me semblait qu'un soldat régulier serait impuissant sans une cible, lui qui possédait seulement ce sur quoi il se tenait et dominait seulement ce qu'il pouvait sur ordre couvrir de son fusil.
Alors je calculai combien d'hommes il leur faudrait pour se tenir sur tout ce terrain, pour le sauver de notre attaque en profondeur, la sédition relevant la tête dans chacune de ces centaines de milliers de milles carrés laissés inoccupés. Je connaissais exactement l'Armée turque, et même en tenant compte de sa récente augmentation de puissance par aéroplanes, canons et trains blindés (qui faisaient de la terre un plus petit champ de bataille) il semblait toujours qu'elle aurait besoin d'un poste fortifié tous les quatre milles carrés, et un poste ne pouvait pas compter moins de vingt hommes. S'il en était ainsi, il leur faudrait six cent mille hommes pour faire face à la malveillance de tous les peuples arabes combinée à l'hostilité active de quelques zélotes.
Combien de zélotes pouvions-nous avoir ? À présent, nous en avions presque cinquante mille : suffisant pour le moment. Il semblait que les avantages dans cet élément de la guerre étaient de notre côté. Si nous utilisions concrètement nos matériaux bruts, et le faisions avec habileté, alors le climat, le chemin de fer, le désert et les armes techniques pourraient aussi être mis à notre crédit. Les Turcs étaient stupides, et les Allemands derrière eux, dogmatiques. Ils croiraient que la rébellion était absolue comme la guerre, et la traiteraient à l'analogue de la guerre. L'analogie dans les affaires humaines était une sottise, de toute façon ; et la guerre contre une rébellion était malpropre et lente, comme de manger de la soupe avec un couteau.
C'en était assez de concret ; aussi je m'écartai de l'έπιστήμη, l'élément mathématique, et plongeai dans la nature du facteur biologique qui était déterminant. Sa crise semblait être le point de rupture, la vie et la mort ou, de façon moins radicale, l'usage et la mise hors d'usage. Les philosophes de la guerre en avaient proprement fait un art et en avaient élevé un composant, l'« effusion de sang » à la hauteur d'une entité qui devenait l'humanité au combat, un acte qui enveloppait tous les côtés de notre être corporel, et qui était très chaud. Une ligne de variabilité. L'homme, réparti comme un levain à travers ses évaluations, les rendant variables. Les composants étaient sensibles et illogiques, et les généraux se prémunissaient par l'expédient d'une réserve, qui était l'agent le plus important de leur art. Goltz avait dit que, si l'on connaissait la force de l'ennemi, et qu'il fût entièrement déployé, alors on pouvait se dispenser d'une réserve : mais cela ne se produisait jamais. La possibilité d'un accident, de quelque faille dans les matériaux, restait toujours présente à l'esprit du général, et la réserve y demeurait inconsciemment comme moyen de faire face.
L'élément « senti » des troupes, non exprimable en chiffres, devait être deviné par un équivalent de la δόξα de Platon, et le plus grand commandant d'hommes était celui dont les intuitions se révélaient les plus approchantes. Les neuf dixièmes de la tactique étaient assez certains pour pouvoir être enseignés dans les écoles ; mais le dernier dixième irrationnel ressemblait au martin-pêcheur étincelant d'un éclair au-dessus de la mare, et là se trouvait l'épreuve des généraux. Il ne pouvait être suivi que par l'instinct (aiguisé par une pensée qui s'exerçait d'un trait) jusqu'à ce qu'il vienne naturellement au moment de la crise, en réflexe. Il y avait eu des hommes dont la δόξα approchait de si près la perfection qu'ils atteignaient par sa route à la certitude de l'έπιστήμη. Les Grecs auraient pu appeler un tel génie du commandement νόησις, s'ils s'étaient donné la peine de rationaliser la révolte.
Mon esprit revint en zigzag appliquer ces thèmes à notre situation, et comprit immédiatement qu'ils ne se limitaient pas à l'humanité, mais s'appliquaient aussi aux matériaux. En Turquie, les choses étaient rares et précieuses, les hommes moins estimés que l'équipement. Notre réplique était de détruire, non l'armée du Turc, mais ses minéraux. La mort d'un pont, d'une voie ferrée, d'une locomotive, d'un canon ou d'une charge d'explosif turcs nous était plus profitable que la mort d'un Turc. Dans l'Armée arabe à ce moment, nous étions avares à la fois de matériaux et d'hommes. Les gouvernements ne voyaient les hommes qu'en masse ; mais nos hommes, des irréguliers, n'étaient pas des formations, mais des individus. Une mort individuelle, comme un caillou jeté dans l'eau, pouvait ne faire qu'un trou provisoire ; pourtant des anneaux de chagrin s'élargissaient tout autour. Nous ne pouvions pas nous permettre de pertes.
Les matériaux étaient plus faciles à remplacer. C'était une évidence de notre politique, avoir la supériorité dans une branche tangible au moins, fulmi-coton, mitrailleuses ou n'importe quoi qui pût devenir décisif. L'orthodoxie avait impose la maxime, appliquée aux hommes, d'être supérieurs au point et à l'instant critiques de l'attaque. Nous pouvions être supérieurs en équipement dans un seul moment ou sous un seul rapport dominants ; et pour les choses et les hommes à la fois, nous pouvions tourner la doctrine d'une façon négative, par souci d'économie, et être plus faibles que l'ennemi partout sauf en ce seul point ou cette seule matière. La décision de ce qui était critique serait toujours nôtre. La plupart des guerres étaient des guerres de contact, chacune des deux forces essayant de toucher l'autre pour éviter une surprise tactique. Notre guerre devrait être une guerre de détachement. Nous devions contenir l'ennemi par la menace silencieuse d'un vaste désert inconnu, sans nous découvrir avant d'attaquer. L'attaque pourrait être nominale, dirigée non pas contre le Turc, mais contre ses fournitures ; si bien qu'elle ne chercherait pas sa force ou sa faiblesse, mais son matériel le plus accessible. Dans la rupture du chemin de fer, ce serait d'habitude une portion déserte de voie ; et plus elle serait déserte, plus grand serait le succès tactique. Nous pourrions tourner notre procédé courant en règle (pas en loi, puisque la guerre est « antinomique ») et prendre l'habitude de ne jamais affronter l'ennemi. Cela s'harmoniserait avec l'argument numérique pour ne jamais offrir une cible. De nombreux Turcs sur notre front n'avaient eu, de toute la guerre, aucune occasion de tirer sur nous, et nous n'étions jamais sur la défensive sauf par accident et par erreur.
Le corollaire de cette règle était un Renseignement parfait, afin que nous puissions préparer nos plans en toute certitude. L'agent en chef devait être la tête du général, et son entendement devait être sans faille, ne laissant pas de place au hasard. Le moral, dans la mesure où il se construisait sur la connaissance, était brisé par l'ignorance. Quand nous saurions tout de l'ennemi, nous serions à l'aise. Nous devions nous donner plus de peine pour le service d'information que tout État-major régulier.
J'arrivais à mes conclusions. Le facteur algébrique avait été traduit en termes d'Arabie, et allait comme un gant. Il promettait la victoire. Le facteur biologique nous avait dicté un développement de la ligne tactique en accord parfait avec le génie de nos tribus. Restait l'élément psychologique pour constituer une structure convenable. Je me tournai vers Xénophon et lui volai, pour ainsi dire, le mot de diathétique qui désignait l'art de Cyrus avant d'attaquer.
Notre « propagande » en était le rejeton souillé et ignoble. C'était l'élément affectif, presque éthique, dans la guerre. Une partie en concernait la foule : mettre au point son esprit de manière à pouvoir l'exploiter dans l'action, et d'abord diriger ce changement vers une fin déterminée. Une autre partie concernait l'individu, et devenait alors un art rare de bienveillance humaine, qui transcendait par émotion bien orientée les enchaînements logiques progressifs de l'intelligence. C'était plus subtil que la tactique, et un exercice de plus grande valeur parce qu'il traitait d'impondérables, de sujets qui échappaient à un commandement direct. Il prenait en compte la capacité de nos hommes à avoir l'humeur changeante, leurs complexités et leur mutabilité, et le développement de tout ce qui en eux s'annonçait favorable à notre intention. Nous devions ranger leurs esprits en ordre de bataille juste aussi soigneusement et formellement que d'autres officiers arrangeraient leurs corps. Et non seulement l'esprit de nos propres hommes quoique, naturellement, il passât en premier. Nous devions aussi arranger l'esprit de l'ennemi, d'aussi loin que nous pouvions l'atteindre ; puis ces autres esprits de la nation qui nous soutenaient derrière la ligne de feu, puisque plus de la moitié de la bataille se passait là, à l'arrière ; puis les esprits de la nation ennemie qui attendait le verdict ; et ceux des neutres qui observaient ; cercle après cercle.
Il y avait beaucoup de limites matérielles humiliantes, mais aucune impossibilité morale ; si bien que l'étendue de nos activités diathétiques était sans bornes. Nous devions principalement compter sur elles pour les moyens de la victoire sur le front arabe, et leur nouveauté était notre avantage. La presse à imprimer, et chaque méthode de communication nouvellement découverte favorisaient le facteur intellectuel plus que physique, car c'est toujours l'esprit que la civilisation achète avec l'argent du corps. Soldats de jardin d'enfants, nous commencions notre art de la guerre dans l'atmosphère du XXe siècle, recevant nos armes sans préjugé. Les armes antiques étaient les plus honorées par l'officier régulier, avec la tradition de quarante générations de service derrière lui. Comme nous devions rarement nous soucier de ce que nos hommes faisaient, mais toujours de ce qu'ils pensaient, pour nous la diathétique serait plus de la moitié du commandement. En Europe, on la mettait un peu de côté, et on la confiait à des hommes en dehors de l'État-major général. En Asie, les éléments réguliers étaient si faibles que les irréguliers ne pouvaient pas laisser l'arme métaphysique se rouiller sans être utilisée.
Les batailles étaient une erreur en Arabie, puisque nous n'en profitions que par les munitions que l'ennemi dépensait. Napoléon avait dit qu'il est rare de trouver des généraux désireux de livrer bataille, mais la malédiction de cette guerre était que si peu voulussent faire autre chose. Saxe nous avait dit que les batailles irrationnelles sont le refuge des imbéciles ; elles me paraissaient plutôt être des sanctions imposées au parti qui se croyait le plus faible, des périls rendus inévitables soit par manque de terrain, soit par besoin de défendre une propriété matérielle jugée plus précieuse que la vie des soldats. Nous n'avions rien de matériel à perdre, aussi notre meilleure ligne de conduite était de ne rien défendre et de ne tirer sur rien. Nos atouts étaient la rapidité et le temps, non pas la force d'impact. L'invention du corned-beef nous avait plus profité que celle de la poudre, mais elle nous donnait une force stratégique plutôt que tactique, puisqu'en Arabie la portée était plus que la force, et l'espace plus important que la puissance des armées.
J'étais resté huit jours gisant dans cette tente écartée, mes idées restant générales1, jusqu'à ce que mon cerveau, dégoûté de penser dans le vide, dût être traîné à sa tâche par un effort de volonté, et se mît à somnoler dès que cet effort se relâchait. La fièvre passa, ma dysenterie cessa, et le présent me redevint réel avec une force restaurée. Des faits concrets et pertinents faisaient irruption dans mes rêveries, et mon esprit inconstant s'échappait par tous ces chemins de fuite. Aussi ramenai-je précipitamment en ligne mes principes évanescents, pour les préciser enfin, avant que mon pouvoir de les évoquer ne s'évanouît.
Il me semblait prouvé que notre rébellion avait une base inébranlable prémunie non seulement contre toute attaque, mais contre la crainte d'une attaque. La rébellion avait un ennemi étranger sophistiqué, disposé comme une armée d'occupation dans une région de trop grande étendue pour être dominée efficacement à partir de postes fortifiés. Elle bénéficiait d'une population amicale, dont peut-être deux pour cent était active, et le reste silencieusement sympathisante au point de ne pas trahir les mouvements de la minorité. Les rebelles actifs avaient les vertus du secret et de la maîtrise de soi, les qualités de la vitesse, de l'endurance et de l'indépendance des voies de ravitaillement. Ils avaient assez d'équipement technique pour paralyser les communications de l'ennemi. Une province serait gagnée quand nous aurions appris aux civils qui y vivaient à mourir pour notre idéal de liberté. La présence de l'ennemi était secondaire. La victoire finale paraissait certaine, si la guerre durait assez longtemps pour que nous atteignions à ce résultat.
1 Peut-être pas avec autant de succès qu'ici. Je réfléchissais à mes problèmes surtout en termes du Hedjaz, avec des exemples empruntés à ce que je savais de ses hommes et de sa géographie. Ç'aurait été trop long si je l'avais écrit, et le raisonnement a été comprimé dans une forme abstraite où il sent la lampe plus que le terrain. C'est le cas de tous les écrits militaires, malheureusement. (N.d. A.)