Malgré sa bienveillance et son charme, je ne parvenais pas à aimer Abdulla ni son camp : peut-être parce que je n'étais pas sociable, et que ces gens n'avaient pas de solitude personnelle ; peut-être parce que leur bonne humeur me montrait la futilité de mes peines plus grandes que celles de Palomidés, non seulement pour paraître meilleur que moi-même, mais pour rendre les autres meilleurs. Alors que rien n'était futile dans l'atmosphère de pensée et de responsabilité plus hautes qui régnait chez Fayçal, Abdulla passait ses joyeuses journées dans la grande tente fraîche qui n'était accessible qu'aux amis, renvoyant les suppliants, les nouveaux adhérents ou l'examen des querelles à une seule session publique dans l'après-midi. Le reste du temps, il lisait les journaux, mangeait avec soin, dormait. Surtout, il jouait à des jeux, soit aux échecs avec son État-major, soit à faire des blagues à Mohammed Hassan. Mohammed, officiellement muezzin, était en réalité le bouffon de la cour. Je trouvais que c'était un vieux fou ennuyeux, la maladie m'ayant laissé moins que d'habitude encore l'humeur à plaisanter.
Abdulla et ses amis, Shakir, Fauzan et les deux fils de Hamza parmi les Chérifs, avec Sultan el-Abboud et Hoshan, des Ateiba, et Ibn Mesfer, le maître d'hôte, passaient une grande partie de la journée et toute la soirée à tourmenter Mohammed Hassan. Ils le piquaient avec des épines, lui envoyaient des pierres, lui glissaient des cailloux chauffés au soleil dans le dos, le faisaient griller. Parfois, la plaisanterie était travaillée, comme lorsqu'ils placèrent une traînée de poudre sous les tapis et amenèrent Mohammed Hassan à s'asseoir à l'extrémité. Une fois, Abdulla fit à trois reprises voler une cafetière de sa tête d'un coup de feu tiré à vingt mètres, puis récompensa de trois mois de gages sa servilité si longtemps patiente.
Abdulla faisait parfois un peu de cheval, ou un peu de tir, et rentrait épuisé à sa tente pour un massage ; et ensuite on faisait entrer des conteurs pour soulager sa tête douloureuse. Il aimait les vers arabes et était exceptionnellement cultivé. Les poètes locaux trouvaient en lui une audience profitable. Il s'intéressait aussi à l'histoire et aux lettres, tenait des discussions grammaticales dans sa tente et adjugeait des prix en argent.
Il affectait de ne pas se soucier de la situation du Hedjaz, considérant l'autonomie des Arabes comme assurée par les promesses de la Grande-Bretagne à son père, et s'appuyait confortablement sur ce support. Je brûlais de lui dire que le vieillard à demi idiot n'avait obtenu de nous aucun engagement concret ou sans réserve, et que leur navire pourrait s'échouer sur le banc de sable de sa stupidité politique ; mais c'eût été dénoncer mes maîtres anglais, et cette lutte mentale acharnée entre l'honnêteté et la loyauté, après avoir été un moment indécise, se réinstalla commodément au point mort.
Abdulla professait un grand intérêt pour la guerre en Europe, et l'étudiait attentivement dans la presse. Il connaissait aussi la politique occidentale, et avait appris par cœur les cours et les ministères européens, jusqu'au nom du Président suisse. Je remarquai à nouveau combien la confortable occurrence d'avoir encore un roi contribuait à la réputation de l'Angleterre dans ce monde de l'Asie. Des sociétés aussi antiques et artificielles que celle des Chérifs et des chefs féodaux d'Arabie se sentaient honorablement rassurées quand elles avaient affaire à nous, en considérant cette preuve que la plus haute place dans notre État n'était pas due au mérite ou à l'ambition.
Le temps déprécia lentement ma première opinion, favorable, sur la personnalité d'Abdulla. Ses maux constants, qui soulevaient au début la compassion, suscitèrent plutôt le mépris quand leurs causes se révélèrent être la paresse et la complaisance, et quand je le vis les chérir comme les occupations de son trop grand désœuvrement. Ses accès occasionnels d'arbitraire par lesquels il séduisait semblaient maintenant être la tyrannie d'un faible déguisée en fantaisie ; sa bienveillance devenait un caprice, sa bonne humeur un amour du plaisir. Le levain de l'insincérité pénétrait toutes les fibres de son être. Même sa simplicité paraissait fausse, à l'expérience ; et il laissait au préjugé religieux dont il avait hérité le soin de diriger l'acuité de son esprit, parce que c'était moins fatigant qu'une pensée sans repères. Son cerveau trahissait souvent son dessin compliqué où l'on devinait une idée étroitement tordue sur une autre pour former une corde puissante en intention ; et ainsi son indolence gâtait même ses plans. Ses toiles s'effilochaient constamment, parce qu'il ne prenait pas la peine de les terminer. De plus, elles ne se divisaient jamais en désirs nets et ne se développaient pas en désirs efficaces. Du coin de son œil affable et bien ouvert, il guettait toujours nos réactions à des questions apparemment innocentes, déchiffrant toute une subtilité entomologique d'intentions signifiantes dans chaque hésitation, incertitude ou erreur de bonne foi.
Un jour, j'entrai pour le trouver assis très droit, les yeux écarquillés, avec une tache rouge sur chaque joue. Le Sergent Prost, son vieux précepteur, venait d'arriver de la part du Colonel Brémond, porteur innocent d'une lettre qui signalait comment les Britanniques enveloppaient les Arabes de tous côtés – à Aden, à Gaza, à Bagdad – et espérait qu'Abdulla se rendait compte de sa situation. Il me demanda violemment ce que j'en pensais. En réponse, je me rabattis sur un artifice, et répliquai en une phrase bien tournée que j'espérais qu'il douterait de notre honnêteté quand il nous prendrait à médire de nos alliés dans des lettres privées. Le style arabe délicatement empoisonné lui plaisait, et il nous récompensa d'un compliment à double tranchant en disant qu'il savait que nous étions sincères, car autrement nous ne serions pas représentés à Djeddah par le Colonel Wilson. Là, de façon caractéristique, sa subtilité se perdait elle-même, ne percevant pas la double subtilité qui l'annulait. Il ne comprenait pas que l'honnêteté pouvait être le moyen le plus payant pour les coquins de tirer les marrons du feu, ni ne comprenait Wilson, trop franc pour soupçonner volontiers ou rapidement le mal chez les dignitaires placés au-dessus de lui.
Wilson ne disait même jamais une demi-vérité. Si on lui avait ordonné d'informer avec diplomatie le Roi que les subsides mensuels ne pouvaient actuellement être augmentés, il aurait téléphoné à La Mecque et dit : « Seigneur, Seigneur, il n'y a plus d'argent. » Quant à mentir, il n'en était pas seulement incapable, mais était aussi assez perspicace pour savoir que c'était le pire gambit contre des joueurs dont la vie entière s'était passée dans une brume de tromperies, et dont les perceptions étaient parmi les plus fines. Les dirigeants arabes montraient une plénitude d'instinct, une confiance en l'intuition, le pressenti non perçu, qui laissait haletants nos esprits centrifuges. Comme des femmes, ils comprenaient et jugeaient vite, sans effort, sans raisonner. Il semblait presque que l'exclusion orientale des femmes de la politique ait conféré leurs dons particuliers aux hommes. Ce qui rendit notre victoire rapide et discrète, aussi bien que régulière, on pourrait peut-être en partie l'attribuer à ce double avantage qui compensait et soulignait à la fois le fait rare que, d'un bout à l'autre, il n'y eut rien de féminin dans le mouvement arabe, sauf les chamelles.
Le personnage le plus marquant de l'entourage d'Abdulla était Chérif Shakir, un homme de vingt-neuf ans, compagnon depuis l'enfance des quatre Émirs. Sa mère était circassienne, comme l'avait été sa grand-mère. Il tenait d'elles son teint pâle, mais la chair de son visage avait été déchirée par la variole. De ses ruines blanches, deux yeux regardaient sans repos, très grands et brillants, car ses cils et ses sourcils peu fournis lui faisaient un regard direct qui déconcertait. Sa silhouette était grande, mince, rendue presque juvénile par la continuelle activité athlétique de l'homme. Sa voix tranchante, décidée mais agréable, s'éraillait quand il criait. Ses manières, quoique délicieusement franches, étaient abruptes, en fait impérieuses, avec un humour aussi cassant que son rire était caquetant.
Cette liberté de parole explosive semblait ne rien respecter sur terre sauf le Roi Hussein. Pour lui-même il exigeait de la déférence, plus qu'Abdulla qui faisait toujours des farces avec ses compagnons, l'essaim de garçons vêtus de soie qui tournaient autour de lui quand il était de bonne humeur. Shakir se joignait tumultueusement au jeu, mais punissait de façon cinglante toute privauté. Il s'habillait simplement, mais très proprement et, comme Abdulla, passait des heures en public avec des cure-dents et des curettes. Il ne prenait aucun intérêt aux livres et ne se fatiguait jamais la tête à méditer, mais il était intelligent et de conversation intéressante. Il était pieux, mais détestait La Mecque, et jouait au jacquet pendant qu'Abdulla lisait le Coran. Pourtant, par accès, il priait interminablement.
En guerre, c'était l'homme d'armes. Ses exploits en faisaient le bien-aimé des tribus. Lui, en retour, se définissait comme un Bédawi, et un Ateibi, et les imitait. Il portait ses cheveux noirs en nattes de chaque côté de son visage, les faisait briller avec du beurre, et les fortifiait par de fréquents lavages à l'urine de chameau. Il entretenait les lentes, par déférence pour le proverbe bédouin qui disait qu'une tête déserte montre un esprit dénué de générosité ; et il portait le brîm, ceinture de fines lanières de cuir tressées enroulée trois ou quatre fois autour des reins pour serrer et soutenir le ventre. Il possédait des chevaux et des chameaux splendides ; on le considérait comme le meilleur cavalier d'Arabie, et il était prêt à affronter qui que ce fût.
Shakir me donna l'impression de préférer un accès d'énergie à un effort soutenu ; mais il y avait de l'équilibre et de la sagacité derrière ses folles manières. Chérif Hussein l'avait chargé d'ambassades au Caire avant la guerre, pour régler des affaires privées avec le Khédive d'Égypte. La silhouette bédouine avait dû paraître étrange dans la splendeur en stuc de l'Abdin. Abdulla avait une admiration illimitée pour Shakir et essayait de voir le monde à travers ses yeux de joyeuse insouciance. À eux deux, ils compliquèrent sérieusement ma mission à Wadi Aïs.