Dans un tel moment d'ambition, Lewis, l'Australien, dit que Stokes et lui aimeraient faire partie de mon expédition. Idée nouvelle et attirante. Avec eux, nous nous sentirions sûrs de nos détachements techniques pendant que nous attaquerions une garnison. De plus, les sergents avaient très envie de venir, et leur bon travail méritait récompense. On les prévint que leurs expériences pourraient bien ne pas leur paraître, sur le moment, une joie sans mélange. Il n'y avait pas de règles et, dans l'intérieur des terres, on ne pouvait adoucir la marche, la mauvaise nourriture et le combat. S'ils venaient, ils perdraient le confort et les privilèges de l'Armée britannique, pour partager, et partager avec des Arabes, tout sauf le butin. Ils auraient exactement le même lot en nourriture et discipline. S'il m'arrivait quelque chose, ils se trouveraient dans une position délicate, ne parlant pas arabe.
Lewis répliqua qu'il cherchait justement cette étrangeté de vie. Stokes supposait que, si nous le faisions, il le pouvait aussi. Je leur prêtai donc deux de mes meilleurs chameaux (les sacoches bourrées de bœuf en boîte et de biscuits) et, le sept septembre, nous remontâmes ensemble Wadi Itm pour recevoir nos Howeitat qu'Aouda avait réunis à Gouweira.
Dans l'intérêt des sergents, pour les endurcir doucement, nous rendîmes les choses plus faciles que je ne l'avais dit. Nous fîmes route très facilement ce jour-là, tant que nous étions nos propres maîtres. Aucun des deux n'était monté sur un chameau auparavant, ils risquaient d'être assommés par l'effrayante chaleur des murs de granit nu d'Itm avant que le voyage eût réellement commencé. Septembre était un mauvais mois. Quelques jours plus tôt, dans l'ombre des jardins de palmiers sur la plage d'Akaba, le thermomètre indiquait cent vingt degrés1. Aussi nous nous arrêtâmes au milieu de la journée sous une falaise et dans l'après-midi ne parcourûmes que dix milles avant de camper pour la nuit.
Nous étions confortablement installés, avec des pots de thé chaud, du riz et de la viande ; et je prenais plaisir à observer discrètement le choc de leur environnement sur les deux hommes. Ils réagirent chacun comme son type le faisait attendre.
Dès le début, l'Australien parut à l'aise et se comporta librement avec les Arabes. Quand ceux-ci entrèrent dans le même esprit et lui rendirent sa familiarité, il fut stupéfait, presque froissé, n'ayant jamais imaginé que sa gentillesse les égarerait jusqu'à oublier la différence entre un homme blanc et un brun.
La situation était d'autant plus comique qu'il était de loin plus brun que mes nouveaux compagnons, dont le plus jeune surtout m'intéressait. Rahaïl était vraiment un jeune garçon, bien bâti, robuste, trop bien en chair pour la vie que nous devions mener, mais à cause de cela plus endurant. Son visage haut en couleur, ses joues un peu pleines et gonflées en bas, presque tombantes, sa bouche petite, en bourgeon, son menton très pointu, ajoutés à ses sourcils hauts et forts et à ses yeux agrandis par l'antimoine, lui donnaient un air mêlé de ruse et de pétulance, avec une patience lasse qu'il s'imposait sur un fond d'orgueil. Braillard (déclamant son arabe), il était vulgaire de dialecte, effronté et impudent de discours, lançait toujours des pointes, ostentatoire, agité et nerveux. Son esprit n'était pas aussi fort que son corps, mais changeant. Épuisé ou de mauvaise humeur, il s'effondrait en larmes misérables qui se dissipaient sans peine à la moindre intervention et, après, se trouvait apte à plus d'endurance. Mes suivants, Mohammed et Ahmad, avec Rashiel et Assaf, les novices à l'essai, accordaient à Rahaïl une grande liberté de comportement, en partie à cause de son attrait animal, mais aussi de sa tendance à se mettre en avant. Il fallut le réprimander deux ou trois fois pour avoir manqué de réserve envers les sergents.
L'étrangeté des Arabes poussait Stokes, l'Anglais, à devenir plus lui-même, plus insulaire. Sa correction timide rappelait dans chaque mouvement à mes hommes qu'il était différent d'eux, et Anglais. Une telle attitude provoquait le respect en retour. Pour eux, il était « le sergent » alors que Lewis était « le long ».
Ces traits de caractère se retrouvent chez nous tous à des degrés divers. Il était humiliant de s'apercevoir que notre expérience livresque de tous les pays et de tous les âges nous laissait encore aussi remplis de préjugés que des blanchisseuses, mais sans leur capacité de s'entendre verbalement avec des étrangers. Les Anglais au Moyen-Orient se divisent en deux catégories. Le premier type, souple et insinuant, prend les caractéristiques des gens qui l'entourent, leur manière de parler, leurs conventions de pensée, presque leur façon d'être. Il dirige les hommes en secret, les guidant comme il le veut. Sous ce revêtement lisse qui lui permet d'exercer son influence, sa propre nature reste cachée, inaperçue.
Le deuxième type, le John Bull des livres, devient anglais d'autant plus agressivement qu'il se trouve depuis plus longtemps loin de l'Angleterre. Il s'invente une Mère-Patrie, récipient de toutes les vertus de son souvenir, si splendide dans l'éloignement qu'au retour la réalité lui est souvent une triste désillusion et pousse son esprit embrouillé à une apologie revêche du bon vieux temps. À l'étranger, à travers le blindage de son assurance, il présente un échantillon accompli de nos caractéristiques. Il se montre l'Anglais parfait. Son chemin n'est pas lisse, et sa direction, moins souple que celle du type intellectuel ; pourtant son exemple vigoureux fauche un andain plus large.
Les deux genres trouvaient leur modèle dans la même direction, l'un en vociférant, l'autre implicitement. Chacun supposait l'Anglais comme être élu, inimitable, et ils trouvaient blasphématoire ou impertinent de le copier. Dans leur suffisance, ils recommandaient aux autres ce qu'il y avait de mieux ensuite. Dieu ne leur avait pas donné d'être anglais ; leur devoir restait d'être bons dans leur catégorie. En conséquence, nous admirions les coutumes indigènes, étudiions les langues, écrivions des livres sur leur architecture, leur folklore et leurs industries mourantes. Puis, un jour, nous nous réveillions pour voir cet esprit territorial devenu politique, et secouions la tête de chagrin devant son nationalisme ingrat – la belle fleur, en vérité, de nos efforts innocents.
Les Français, bien qu'ils eussent commencé avec une doctrine similaire qui faisait du Français la perfection de l'humanité (un dogme chez eux, non pas un instinct secret), continuèrent au contraire à encourager leurs sujets à les imiter, puisque, même s'ils ne pouvaient jamais atteindre au niveau adéquat, leur valeur croîtrait au fur et à mesure qu'ils s'en approcheraient. Nous considérions l'imitation comme une parodie, eux comme un compliment.
Le lendemain, dans la chaleur matinale, nous nous trouvions près de Gouweira, traversant la plaine sableuse d'un rose reposant, avec ses broussailles gris-vert, quand un bourdonnement traversa l'air. Nous poussâmes rapidement les chameaux hors de la piste découverte, dans le terrain tacheté de buissons où les aviateurs ennemis ne remarqueraient pas leur couleur irrégulière, car les charges de gélinite, mon explosif favori et le plus puissant, ainsi que les nombreux obus à l'ammonal du mortier Stokes feraient de mauvais voisins sous un raid de bombardement. Nous attendîmes là en selle, calmement, pendant que nos chameaux broutaient le peu qui en valait la peine dans les arbustes, jusqu'à ce que l'aéroplane eût tourné deux fois autour du rocher de Gouweira devant nous et largué trois bombes bruyantes.
Nous ramenâmes notre caravane sur la piste et entrâmes doucement dans le camp. Gouweira grouillait de vie, et constituait un marché tant pour les Howeitat des collines que pour ceux des plateaux. Aussi loin que portait l'œil, la plaine s'animait doucement de troupeaux de chameaux, dont la multitude vidait les trous d'eau les plus proches tôt le matin avant l'aube, si bien que ceux qui se levaient tard devaient couvrir de nombreux milles pour boire.
Ce n'était qu'un problème mineur, car les Arabes n'avaient rien à faire qu'attendre l'aéroplane du matin et, après son passage, rien à faire que parler pour tuer le temps jusqu'à ce que la nuit fût assez pleine pour dormir. Des paroles et des loisirs trop copieux avaient ravivé de vieilles jalousies. Aouda nourrissait l'ambition de profiter du besoin que nous aurions de lui pour mettre sous sa loi les tribus. Il touchait l'ensemble de la solde des Howeitat et, grâce à cet argent, essayait d'obliger les petits lignages libres à accepter sa domination.
Ceux-ci s'en offensaient et menaçaient soit de se retirer dans leurs collines, soit de reprendre contact avec les Turcs. Fayçal envoya Cherif Mastour comme médiateur. Ces milliers de Howeitat, divisés en centaines de lignages, étaient intraitables, têtus, âpres gardiens de leur territoire. Les tenir contents sans fâcher Aouda représentait une tâche suffisamment difficile pour l'esprit le plus exigeant. De plus, il faisait cent dix degrés2 à l'ombre, et celle-ci n'était qu'une vague de mouches.
Les trois clans du sud sur lesquels nous comptions pour notre raid faisaient partie des dissidents. Mastour leur parla, les chefs des Abou Tayi leur parlèrent, nous parlâmes tous, en vain. Il semblait que nos plans dussent s'effondrer dès le commencement.
Un jour, alors que je me promenais avant midi sous le rocher, Mastour m'accueillit avec la nouvelle que les hommes du sud se préparaient à déserter notre camp et notre mouvement. Plein de dépit, je me précipitai sous la tente d'Aouda. Assis sur le sol de sable, il mangeait du pain bouilli, avec sa dernière femme, gaillarde fille dont la peau brune était bleuie par la teinture indigo de sa robe neuve. Quand je fis soudain irruption, la petite femme fila comme un lapin par le rabat du fond. Pour gagner du terrain, je commençai à railler le vieil homme d'être si âgé et pourtant si fou, comme tous ceux de sa race qui voyaient nos comiques procédés de reproduction non comme un plaisir sans hygiène, mais comme l'occupation principale de la vie.
Aouda répliqua avec son désir d'héritiers. Je lui demandai s'il avait trouvé la vie assez bonne pour remercier ses parents irréfléchis de la lui avoir donnée, ou pour conférer égoïstement ce présent douteux à une âme non née.
Il maintint son point de vue. « En vérité, je suis Aouda », dit-il fermement, « et tu connais Aouda. Mon père (que Dieu lui donne miséricorde) était le maître, plus grand qu'Aouda ; et il vantait toujours mon grand-père. Le monde devient plus grand quand nous revenons en arrière. » « Mais, Aouda, nous disons qu'il faut honorer nos fils et nos filles, héritiers de notre valeur accumulée, qui accomplissent notre sagesse interrompue. Avec chaque génération, la terre vieillit, l'humanité s'éloigne de son enfance... »
Le vieux, ne voulant pas ce jour-là se laisser taquiner, me regarda de ses yeux étrécis avec une malice bénigne, et désigna Abou Tayi, son fils, dehors devant nous sur la plaine, qui essayait un nouveau chameau, lui frappant le cou de sa cravache en un effort vain pour lui faire prendre l'allure d'une bête bien dressée. « Ô petit lutin de l'univers », dit-il, « si Dieu le veut il a hérité de ma valeur mais, Dieu en soit remercié, pas encore de ma force ; et, si je le prends en défaut, je lui ferai rougir l'arrière-train. Sans aucun doute, tu es plein de sagesse. » Ce fut le résultat de notre conversation : je pouvais aller voir ailleurs pour attendre la suite des événements. Nous louâmes vingt chameaux qui porteraient les explosifs et fixâmes notre départ au lendemain, deux heures après l'aéroplane.
Celui-ci était l'étrange régulateur des affaires publiques au camp de Gouweira. Les Arabes, comme toujours levés avant l'aube, l'attendaient ; Mastour postait un esclave sur la pointe du roc pour sonner la première alarme. Quand venait l'heure immuable de son apparition, les Arabes s'approchaient tranquillement du rocher, en bavardant pour faire preuve d'insouciance. Arrivé à son pied, chacun grimpait jusqu'à la corniche qu'il préférait. Derrière Mastour montait la troupe de ses esclaves, avec le café sur le brasero, et son tapis. Aouda et lui s'asseyaient dans un recoin ombreux et faisaient la conversation jusqu'à ce que le petit frémissement d'excitation se raidît de haut en bas des corniches bondées, dès qu'on entendait le chant du moteur dans la passe de Shtar.
Chacun se pressait contre la muraille et attendait, immobile, pendant que l'ennemi décrivait des cercles vains au-dessus de l'étrange spectacle de ce rocher cramoisi recouvert de milliers d'Arabes gaiement habillés, nichant comme des ibis dans chaque renfoncement. L'aéroplane lâchait trois bombes, ou quatre, ou cinq, suivant le jour de la semaine. Leurs éclatements de fumée dense stagnaient sur la plaine vert sauge, compacts comme des choux à la crème, et se tordaient quelques minutes dans l'air immobile avant de s'étendre lentement et de s'évanouir. Bien que nous sachions qu'elles ne présentaient aucun danger, nous ne pouvions nous empêcher de retenir notre souffle quand le cri de plus en plus aigu des bombes qui tombaient perçait à travers le bruit puissant du moteur au-dessus de nos têtes.