CHAPITRE LXXVIII

Mifleh était au-delà des larmes, pensant que j'avais volontairement laissé passer le train ; et quand les Séharin apprirent la cause réelle, ils dirent : « La mauvaise chance est sur nous. » Du point de vue de l'histoire, ils avaient raison, mais ils y voyaient une prophétie, si bien que je fis des allusions sarcastiques à leur courage sur le pont la semaine précédente, insinuant qu'il s'agissait peut-être d'une préférence tribale pour monter la garde près des chameaux. Un tapage s'éleva immédiatement, les Sérahin m'attaquant furieusement, les Béni Sakhr me défendant. Ali entendit le tumulte et accourut.

Quand nous eûmes réglé le problème, le découragement initial était à demi oublié. Ali me soutint noblement, quoique le malheureux garçon fût bleu de froid et tremblant d'une attaque de fièvre. Il bégaya que leur ancêtre le Prophète avait donné aux Chérifs la faculté de voyance, et qu'il savait par elle que notre chance allait tourner. Cela les réconforta, et je reçus mon premier acompte de bonne fortune quand, dans l'humidité, sans autre outil que ma dague, je parvins à ouvrir la boîte de l'exploseur et persuadai son équipement électrique de fonctionner convenablement à nouveau.

Nous reprîmes notre veille près des câbles, mais rien n'arriva ; le soir tomba avec d'autres bourrasques et un temps de chien, qui faisaient grogner tout le monde. Il n'y avait pas de train ; il faisait trop humide pour allumer un feu de cuisine ; notre seule nourriture potentielle était du chameau. La viande crue ne tentait personne cette nuit ; nos bêtes survécurent donc jusqu'au lendemain.

Ali s'allongea sur le ventre, atténuant ainsi les crampes d'estomac causées par la faim, essayant de chasser la fièvre en dormant. Khazen, le serviteur d'Ali, lui prêta son manteau pour mieux le couvrir. Pendant un moment, je pris Khazen sous le mien qui, je m'en aperçus vite, se mit à grouiller de vermine. Je lui laissai donc le manteau et descendis la pente pour connecter l'exploseur. Ensuite je passai la nuit là, seul, au son des fils télégraphiques, souhaitant à peine dormir, si douloureux était le froid. Rien n'arriva pendant ces longues heures, et l'aube, qui perça dans l'humidité, parut encore plus affreuse que d'habitude. À ce moment, Minifir, les voies ferrées, le guet et la surveillance des trains nous rendaient malades à mourir. Je rejoignis le groupe principal pendant que la patrouille matinale examinait la voie. Puis le jour s'éclaircit un peu. Ali s'éveilla, très reposé, et son nouvel allant nous encouragea. Hamoud, l'esclave, sortit quelques bâtons qu'il avait gardés sous ses vêtements, contre sa peau, toute la nuit. Ils étaient presque secs. Nous taillâmes en copeaux un peu de gélatine explosive et allumâmes un bon feu avec sa flamme chaude, tandis que les Sukhur tuaient précipitamment un chameau galeux, celle de nos bêtes de selle dont nous pouvions le mieux nous passer, et commençaient à le découper en morceaux de taille acceptable avec des outils de tranchée.

Juste à ce moment, le guetteur du nord signala d'un cri l'apparition d'un train. Nous quittâmes le feu et parcourûmes hors d'haleine les six cents mètres qui nous séparaient de notre ancienne position au bas de la colline. Le train arriva dans la courbe, sifflant à pleine force, une splendeur à deux machines et douze wagons de passagers, voyageant à toute vitesse sur la pente favorable. Je fis sauter la mine sous les premières roues motrices de la première locomotive, et l'explosion fut terrible. Le sol me jaillit, noir, au visage et je fus envoyé bouler, pour me retrouver assis, la chemise déchirée à l'épaule et le sang coulant de longues estafilades irrégulières sur mon bras gauche. Entre mes genoux se trouvait l'exploseur, écrasé sous une feuille tordue de fer couvert de suie. Devant moi, il y avait la moitié supérieure d'un homme, ébouillantée et fumante. En regardant à travers la poussière et la vapeur de l'explosion, j'eus l'impression que la chaudière entière de la première machine manquait.

Je sentis sourdement qu'il était temps d'aller chercher du soutien mais, quand je bougeai, je me rendis compte qu'une grande douleur dans mon pied droit me forçait à boiter, et que le choc me faisait tourner la tête. Le mouvement commença à éclaircir cet état de confusion, pendant que je clopinais vers le haut de la vallée, d'où les Arabes dirigeaient maintenant un tir nourri sur les wagons bondés. Saisi de vertige, je me réconfortai en répétant à haute voix en anglais : « Oh, je voudrais que ce ne soit pas arrivé. »

Quand l'ennemi riposta, je me trouvai pris entre les deux. Ali me vit tomber et, pensant que j'étais sévèrement touché, courut vers moi avec Turki, vingt de ses serviteurs et des Béni Sakhr, pour m'aider. Les Turcs réglèrent leur tir et atteignirent sept d'entre eux en quelques secondes. Les autres, en un bond, étaient autour de moi – modèles, après l'effort, dignes d'un sculpteur. Leurs larges culottes de coton blanc serrées, comme des cloches, autour de leurs tailles minces et de leurs chevilles, leurs corps bruns et glabres, et leurs accroche-cœurs collés sur les tempes en longues cornes recourbées les faisaient ressembler à des danseurs russes.

Nous nous mîmes à couvert en mêlée et là, secrètement, je me tâtai le corps, pour m'apercevoir que je n'avais pas reçu une seule blessure sérieuse, bien que, outre les contusions et coupures dues à la plaque de chaudière et un orteil brisé, j'eusse cinq différentes éraflures de balles (certaines désagréablement profondes) et que mes vêtements fussent en lambeaux.

Depuis le cours d'eau, nous pouvions regarder alentour. L'explosion avait détruit le haut de l'arche du ponceau, et la carcasse de la première machine gisait à côté, juste au pied du talus qu'elle avait dévalé. La deuxième locomotive avait basculé dans le trou et reposait au travers du tender détruit de la première. Son châssis était tordu. Je les jugeai toutes deux irréparables. Le second tender avait disparu sur l'autre versant, et les trois premiers wagons, télescopés, étaient réduits en pièces.

Le reste du train avait sérieusement déraillé, les voitures inclinées s'étaient butées les unes contre les autres sous tous les angles et zigzaguaient le long de la voie. L'une était un wagon-salon, décoré de drapeaux. Elle avait eu pour occupant Mehmed Djémal Pacha, commandant le Huitième Corps d'armée, courant défendre Jérusalem contre Allenby. Ses montures avaient été dans le premier wagon ; son automobile se trouvait au bout du train, et nous la criblâmes de balles. Parmi son état-major, nous remarquâmes un gras ecclésiastique, que nous pensâmes être Assad Shoukaïr, Imam d'Ahmed Djémal Pacha, entremetteur notoire au service des Turcs. Nous fîmes donc feu sur lui jusqu'à ce qu'il tombe.

Autant jouer aux quilles. Nous pouvions voir que nos chances de prendre d'assaut l'épave étaient faibles. Il y avait quelque quatre cents hommes à bord, et les survivants, maintenant remis du choc, à l'abri, nous envoyaient un feu nourri. Dans le premier moment notre groupe de l'éperon nord, se jetant dans un corps à corps, avait presque emporté la partie. Sur sa jument, Mifleh chassa les officiers du wagon-salon sans le fossé en contrebas. Il était trop excité pour s'arrêter et viser, et les Turcs s'enfuirent indemnes. Les Arabes qui le suivaient s'étaient détournés pour ramasser quelques-uns des fusils et des médailles jonchant le sol, puis pour tirer du train des ballots et des caisses. Si nous avions eu une mitrailleuse postée de façon à couvrir le côté plus éloigné, selon ma technique de minage, aucun Turc n'aurait réchappé.

Mifleh et Adhoub nous rejoignirent sur la colline, et demandèrent où se trouvait Fahad. Un des Sérahin dit qu'il conduisait la première ruée, pendant que j'étais assommé à côté de l'exploseur, et qu'il avait été tué près de là. Ils montrèrent la ceinture et le fusil de Fahad comme preuve de sa mort, et de leurs tentatives pour le sauver. Adhoub ne dit pas un mot, mais bondit hors du fossé et descendit la pente en courant. Nous retînmes notre respiration jusqu'à ce que les poumons nous fassent mal, en le suivant des yeux ; mais les Turcs ne semblèrent pas le voir. Une minute plus tard, il traînait un corps derrière le talus gauche.

Mifleh retourna à sa jument, l'enfourcha et la fit descendre derrière un éperon. Ensemble, ils hissèrent la silhouette inerte sur l'arçon et revinrent. Une balle avait transpersé le visage de Fahad, arrachant quatre dents et entaillant la langue. Il était tombé, inconscient, mais avait repris ses sens juste avant l'arrivée d'Adhoub et essayait, à quatre pattes, aveuglé par le sang, de s'éloigner. Il reprit alors assez d'équilibre pour s'accrocher à une selle ; ils le transférèrent sur le premier chameau qu'ils trouvèrent et l'emmenèrent immédiatement.

Les Turcs, nous voyant si tranquilles, commencèrent à avancer sur la pente. Les laissant venir à mi-chemin, nous lâchâmes des salves qui en tuèrent vingt environ et repoussèrent les autres. Autour du train, le sol était jonché de morts, et les wagons brisés en étaient remplis ; mais les Turcs combattaient sous les yeux de leur Chef de Corps et, intrépides, commencèrent à contourner les éperons pour nous déborder.

Nous n'étions plus maintenant qu'environ quarante, et à l'évidence ne pouvions rien faire de bon contre eux. Aussi nous remontâmes par fournées, à la course, le lit du petit torrent, nous retournant à chaque angle abrité pour les retarder en tirant au jugé. Le petit Turki se distingua beaucoup par son preste sang-froid, bien que sa carabine de cavalerie turque, à la crosse droite, le forçât à s'exposer tellement que son couvre-tête fut traversé de quatre balles. Ali m'en voulait de me retirer lentement. En réalité, mes blessures fraîches m'estropiaient mais, pour lui cacher la raison véritable, je prétendis être à l'aise, intéressé par les Turcs et les étudiant. De telles pauses successives pendant que je reprenais courage pour une nouvelle course, le maintenaient, avec Turki, loin derrière les autres.

Enfin, nous atteignîmes le sommet de la colline. Là, chaque homme sauta sur le chameau le plus proche et partit à toute allure vers le désert à l'est, pendant une heure. Puis, en sécurité, nous triâmes nos bêtes. L'excellent Rahaïl, malgré l'excitation générale, avait emporté avec lui, attaché aux sangles de sa selle, un énorme quartier du chameau abattu pendant que le train arrivait. Il nous donna une bonne raison de faire halte, cinq milles plus loin, alors qu'un petit groupe de quatre chameaux apparaissait, allant dans la même direction. C'était notre compagnon, Matar, revenant de son village natal vers Azrak, chargé de raisin et de friandises paysannes.

Nous nous arrêtâmes donc aussitôt sous un large rocher, dans Wadi Dhuleil, où se trouvait un figuier stérile, et fîmes cuire notre premier repas depuis trois jours. Là aussi, nous pansâmes Fahad, qui somnolait, épuisé par sa grave blessure. Adhoub, s'en apercevant, prit un des tapis neufs de Matar, le replia en travers de la selle du chameau et cousit les extrémités en grandes poches. Dans l'une on installa Fahad, pendant qu'Adhoub se glissait dans l'autre comme contrepoids ; et on emmena le chameau au sud vers leurs tentes tribales.

On examina les autres blessés en même temps. Mifleh réunit les plus jeunes garçons du groupe, et leur fit arroser les blessures de leur pisse, comme antiseptique grossier. Pendant ce temps, nous qui étions entiers, nous nous reposions. J'achetai un autre chameau galeux pour avoir plus de viande, distribuai des récompenses, dédommageai les parents des morts, et donnai de l'argent pour les soixante ou soixante-dix fusils que nous avions pris. C'était un maigre butin, mais pas à dédaigner. Quelques Sérahin, qui s'étaient engagés dans l'action sans fusil, tout au plus capables de lancer des pierres inoffensives, avaient maintenant deux fusils chacun. Le lendemain, nous arrivâmes à Azrak, recevant un accueil magnifique et nous vantant – Dieu nous pardonne – d'être victorieux.