Lent travail ; et quand enfin nous fûmes prêts apparut un nouveau visiteur, le chef adolescent de Tell el-Shébab. Son village commandait le pont. Il décrivit la position, la garde importante, son emplacement. À l'évidence, le problème était plus difficile que nous ne l'avions cru, s'il disait vrai. Nous en doutions, car son père, qui venait de mourir, nous était hostile, et le fils paraissait trop soudainement dévoué à notre cause. Toutefois, il finit par nous offrir de revenir une heure plus tard avec l'officier commandant la garnison, un de ses amis. Nous l'envoyâmes chercher son Turc, disant à nos hommes en attente de s'allonger pour prendre un bref repos.
Le garçon revint bientôt avec un capitaine, un Arménien, désireux de faire à son gouvernement autant de mal qu'il le pouvait. Il était aussi très nerveux. Ce fut un dur travail que de le convaincre de nos lumières. Ses subalternes, dit-il, étaient de loyaux Turcs, ainsi que certains sous-officiers. Il nous proposa de nous approcher du village et de nous dissimuler pendant que trois ou quatre de nos hommes les plus robustes se cacheraient dans sa chambre. Il appellerait un par un ses subordonnés et, à l'entrée de chacun, nos hommes en embuscade pourraient le ligoter.
Cela paraissait proprement sortir d'un livre d'aventures, et nous acceptâmes avec enthousiasme. Il était neuf heures du soir. À onze heures précises, nous encerclerions le village et attendrions que le sheik menât nos gros bras à la maison du Commandant. Les deux conspirateurs partirent, contents, pendant que nous éveillions notre armée, dormant du sommeil de l'épuisement sous les chameaux chargés. Il faisait un noir de poix.
Mes gardes du corps préparèrent des charges de gélatine pour couper le pont. Je remplis mes poches de détonateurs. Nassir envoya des hommes à chaque section du Camel Corps pour les prévenir de l'aventure imminente, qu'ils se mettent dans l'esprit de la chose ; et aussi pour s'assurer qu'ils monteraient en selle silencieusement, sans le désastre d'un mugissement de chameau. Ils jouèrent le jeu. En longue file par deux, nos forces se coulèrent sur un sentier sinueux, à côté d'un fossé d'irrigation, sur le sommet de la haute crête. Si une trahison nous attendait, cette route à découvert formerait un piège mortel, sans issue à droite ou à gauche, étroite, tortueuse, rendue glissante par l'eau du fossé. Nassir et moi passâmes donc en avant avec nos hommes, leurs oreilles entraînées attentives à chaque bruit, leurs yeux sans cesse aux aguets. Devant nous se trouvait la chute d'eau, dont le pénible rugissement avait donné son caractère à cette inoubliable nuit avec Ali ibn el-Hussein, quand nous avions tenté d'attaquer ce pont depuis l'autre paroi du ravin. Seulement, ce soir, nous étions plus près, si bien que le bruit oppressant nous inondait et remplissait nos oreilles.
Nous avancions maintenant très lentement et prudemment, silencieux sur nos pieds nus ; derrière nous, les soldats plus lourds serpentaient, retenant leur souffle. Eux aussi ne faisaient aucun bruit, car les chameaux marchent toujours en silence la nuit, et nous avions arrangé l'équipement et les selles pour éviter tout cliquetis ou craquement. Leur silence rendait la nuit plus noire, et plus profonde la menace de ces vallées murmurantes de chaque côté. Des vagues d'air humide venant de la rivière nous accueillaient, glacées sur nos visages ; puis Rahaïl arriva vivement de gauche et me prit le bras, désignant une lente colonne de fumée blanche qui s'élevait de la vallée.
Nous courûmes au bord de la pente et plongeâmes le regard dans les profondeurs, mais elles étaient grises de brume montant des eaux ; nous ne vîmes que du vague, et cette pâle vapeur qui s'élevait en flèche du banc de brouillard uni. La voie ferrée se trouvait quelque part en bas, et nous nous arrêtâmes, de crainte que ce ne fût le piège que nous soupçonnions. Trois d'entre nous descendirent pied à pied le flanc de colline glissant jusqu'à ce que nous entendions des voix. Puis, soudain, la colonne de fumée se brisa, bougea, avec le halètement d'une valve qu'on ouvre, et ensuite le grincement des freins alors que la locomotive s'arrêtait à nouveau. Un long train devait attendre en bas ; rassurés, nous reprîmes notre marche jusqu'à l'éperon même, en dessous du village.
Déployés en ligne en travers du goulet, nous attendîmes cinq, dix minutes. Elles passèrent lentement. L'épaisseur des ténèbres, avant le lever de la lune, nous imposait le silence, et aurait forcé à la patience nos hommes agités, sans les avertissements ajoutés des chiens, et les réguliers appels sonnants des sentinelles près du pont. Enfin, nous laissâmes les hommes glisser doucement de leurs chameaux sur le sol, et nous nous assîmes, étonnés du retard, de la vigilance des Turcs, et nous demandant ce que signifiait ce train silencieux, en dessous de nous dans la vallée. Le brouillard raidissait et alourdissait nos manteaux de laine ; nous frissonnions.
Après un long moment, une tache plus claire arriva dans le noir. C'était le jeune Sheik, tenant son manteau brun ouvert pour nous montrer sa chemise blanche, comme un drapeau. Il chuchota que son plan avait échoué. Un train (celui du ravin) venait d'arriver avec un colonel allemand et les réserves allemandes et turques d'Afouleh, envoyés par Liman von Sandars à la rescousse de Déraa frappée de panique.
Ils avaient mis le petit Arménien aux arrêts pour abandon de poste. Il y avait des mitrailleuses en abondance, et des sentinelles patrouillaient les abords avec une énergie infatigable. En fait un fort groupe se trouvait sur le sentier, à moins de cent mètres de nous ; la bizarrerie de cette réunion me fit rire, mais en silence.
Nouri Saïd offrit de prendre la place de force. Nous avions suffisamment de bombes, et des pistolets à fusées ; le nombre et la préparation seraient de notre côté. Les chances étaient bonnes, mais j'évaluais le coût de l'objectif en termes de vies perdues, et je le trouvais comme d'habitude trop élevé. Bien sûr, la plupart des choses que l'on fait à la guerre sont trop chères, et nous aurions suivi de bons exemples en nous lançant et en allant jusqu'au bout. Mais j'étais en secret, le désavouant, très fier de l'organisation de nos campagnes ; aussi dis-je à Nouri que je votais contre. Ce jour-là, nous avions par deux fois coupé la voie ferrée Damas-Palestine ; et avoir fait venir ici la garnison d'Afouleh représentait un troisième gain pour Allenby. Nous avions très largement respecté notre parole.
Après un moment de réflexion, Nouri approuva. Nous souhaitâmes bonsoir au garçon qui avait honnêtement essayé d'en faire tant pour nous, puis remontâmes la colonne, chuchotant à chaque homme de faire demi-tour en silence. Ensuite, nous nous assîmes en groupe avec nos fusils (le mien était le Lee-Enfield des Dardanelles, incrusté d'or, trophée d'Enver, qu'il avait donné à Fayçal des années plus tôt), attendant que nos hommes fussent sortis de la zone dangereuse.
Bizarrement, ce fut le moment le plus difficile de la nuit. Maintenant que le travail était terminé, nous pouvions à peine résister à la tentation d'exciter ces trouble-fête d'Allemands. Il eût été si facile d'envoyer une fusée Véry dans leur bivouac, et ces hommes solennels bondiraient dans une hâte ridicule et ouvriraient un feu nourri sur la pente vide et brumeuse à leurs pieds. La même idée vint indépendamment à Nassir, à Nouri Saïd et à moi-même. Nous la lâchâmes ensemble, et chacun fut promptement honteux de la puérilité des autres. Par de mutuels conseils de prudence, nous parvînmes à garder notre respectabilité. À Mézérib, après minuit, nous sentîmes qu'il fallait faire quelque chose pour nous venger du pont confisqué. Deux groupes de mes hommes, avec des guides pris parmi ceux de Tallal, allèrent donc au-delà de Shébab, et coupèrent deux fois la voie derrière, sur des pentes désertes. L'écho des explosions fit passer une mauvaise nuit au détachement allemand. Ils tirèrent des fusées éclairantes et fouillèrent les environs à la recherche d'une attaque en préparation.
Nous étions heureux de leur offrir une nuit aussi fatigante que la nôtre ; eux aussi seraient mous le lendemain. Nos amis arrivaient toujours à chaque minute pour nous embrasser les mains et nous jurer fidélité éternelle. Leurs poneys secs et nerveux se faufilaient dans notre camp brumeux, entre les centaines d'hommes endormis et les chameaux inquiets dont les larges mâchoires mâchonnaient toute la nuit l'herbe battue par le vent qu'ils avaient avalée dans la journée.
Avant l'aube, les autres canons de Pisani et le reste des troupes de Nouri Saïd arrivèrent de Tell Arar. Nous avions écrit à Joyce que, le lendemain, nous retournerions au sud, vers Nisib, terminer le cercle autour de Déraa. Je suggérais qu'il retournât directement à Oumtaiyé et nous y attendît ; avec son eau abondante, ses pâturages superbes et sa position équidistante de Déraa, du Djébel Druse et du désert Rualla, l'endroit semblait parfait pour nous regrouper et attendre des nouvelles d'Allenby. En tenant Oumtaiyé, nous coupions pratiquement de Damas la Quatrième Armée turque derrière le Jourdain (l'oiseau que nous nous réservions), et étions en position pour renouveler rapidement nos démolitions de la ligne principale dès que l'ennemi l'aurait presque réparée.