Mademoiselle Marjorie avait l’air si peu sûre d’elle que Ridculle lui vint en aide.
« Ben, ici, à l’Université de l’Invisible, on estime qu’une magie suffisamment avancée se différencie en rien de la technologie. Pourtant, si j’ai bien compris, on a rarement besoin de réciter un mantra pour mettre une machine en marche… quoique je soupçonne certains de le faire. »
Malgré tout, Marjorie trouvait ce curieux monde miroir à la fois désopilant et déconcertant ; en bonne bibliothécaire, elle en prit note et se demanda s’il existait un autre adjectif en dé et ant signifiant qu’on n’en croyait pas ses yeux. « À vrai dire, archichancelier, j’avais une très vieille Morris Minor héritée de mon père, qui l’astiquait religieusement tous les dimanches et qui lui passait un savon en latin quand elle tombait en panne. J’ai toujours la voiture, et je me suis moi-même aperçue que j’arrivais parfois à la convaincre de démarrer en lui chantant quelques couplets des Cantiques anciens et modernes ; quelques mesures de Louange à l’Agneau suffisent souvent, même les matins où il gèle. Mon père était pasteur, et je pense qu’il croyait véritablement qu’on pouvait trouver un semblant de vie dans les objets les plus improbables.
— Ah oui, le dieu païen des Anglais, ces amateurs de psaumes qui font référence à la nature, aux bêtes et à tout ce qui pousse – un dieu de la verdure et de ceux qui ont la main verte. On a beaucoup étudié votre monde – je vous l’ai dit, mais j’ai peut-être laissé de côté un ou deux détails importants. » Il prit un air songeur. « Je crois, madame, qu’il est temps pour moi de vous montrer votre monde tel qu’on le voit, nous. Veuillez me suivre, s’il vous plaît. À mon avis, l’expérience va vous être… riche d’enseignement. »
Marjorie trouva la soi-disant Université de l’Invisible immense, elle avait l’impression qu’elle s’étendait dans tous les sens, surtout vers le bas. L’archichancelier et elle n’avançaient pas vite, des tuyaux de chauffage fuyaient partout dans les couloirs où cavalaient des tas de gens – et, même si elle en crut à peine ses yeux, au moins un calmar. Mais, au bout d’un moment, Ridculle frappa à une porte abondamment tapissée de plaques énumérant des spécialités professionnelles. Elle remarqua dans le corridor un grand nombre de seaux remplis de charbon avant d’entrer dans le logement ainsi que dans l’occupant, qui se révéla un individu d’âge moyen d’une propreté douteuse.
Une ombre de panique envahit la figure du bonhomme à la vue de Marjorie, ce qui poussa l’archichancelier à se racler la gorge avec une force peu commune. « Professeur Rincevent, mademoiselle Daw souhaiterait voir le Globe-monde. Je vous en prie, me dites pas que vous l’avez encore égaré, hein ?
— Ce n’est pas de ma faute, monsieur, franchement, répliqua Rincevent. Les étudiants me l’empruntent avec une signature, puis ils oublient ce qu’ils en ont fait, puis ils se rappellent qu’ils l’ont prêté à un autre étudiant sans me le signaler. Je vous assure, c’est seulement la semaine dernière que je l’ai retrouvé chez un prêteur sur gages de la rue Montsoue ! Les étudiants ? Il en faut, de la patience ! Je l’ai quand même récupéré, et je ne laisse jamais un étudiant le reprendre depuis. Mais, comme si ça ne suffisait pas, archichancelier, on a reçu pas plus tard qu’aujourd’hui une autre demande de prêt de la part des Omniens. Mais pas de ceux à peu près sympathiques – vous savez, comme la bande de l’Armée du Salubre, des braves gens. Non ! Il s’agit de ce nouveau groupe – des hurluberlus qui voudraient revenir au temps de Vorbis s’ils le pouvaient ; ils sont de plus en plus irascibles, monsieur, si vous me suivez. » Il jeta à Marjorie Daw un regard en coin qui laissait entendre qu’il n’y tenait pas.
Ridculle se mit entre eux. « Professeur Rincevent, dit-il, mademoiselle Daw est une femme ; vous avez sûrement déjà côtoyé de près une femme, sauf si on vous a assemblé à partir de pièces détachées, hein ? Ayez maintenant l’obligeance de remettre le Globe-monde à votre archichancelier. Ce que je suis, après tout ! » Il porta la main à sa barbe…
Rincevent s’empressa d’opiner. « Oui, bien entendu, monsieur. Cogite Stibon m’a dit que vous voulez encore m’envoyer sur le Globe-monde, c’est vrai ?
— Parfaitement ! Je veux qu’avec le doyen, quand il sera ici, vous alliez jeter un coup d’œil en chair et en os, comme qui dirait. Le spectateur voit mieux la partie, tout ça. Ayez pas l’air si effrayé ! C’est plutôt sûr en ce moment – pas de dinosaures, une ou deux petites guerres, un peu de réchauffement global, rien de vraiment dangereux ; après tout, cette jeune dame nous en arrive. » Tandis que Rincevent décochait à Marjorie un regard exprimant son envie de la voir y retourner au plus tôt, l’archichancelier conclut : « Monsieur Rincevent, vous allez me donner le Globe-monde, et tout de suite ! »
Peu après, Mustrum Ridculle s’asseyait à son bureau et en chassait de gros tas de paperasse ; les papiers voltigèrent au loin et retombèrent comme de la neige. Marjorie le regarda alors poser le sac que le dénommé Rincevent lui avait remis sans exiger de signature ; il avait sans doute estimé que c’était le plus sûr.
Le sac était en serge verte, fortement matelassé. Elle prit un siège que Mustrum lui présenta, puis elle le regarda sortir du sac… la Terre !
« Ma parole, fit-elle, c’est un globe terrestre extraordinaire que vous avez là ; ça ressemble aux images prises de l’espace ! Personnellement, j’ai horreur qu’on qualifie de “génial” ce qui n’est souvent que vaguement intéressant, mais c’est ce que j’ai envie de dire maintenant. Génial !
— Comme je vous en ai informée, Marjorie, on peut pas encore vous renvoyer chez vous, mais on peut vous faire voir tout ce que vous voulez… et, si vous me permettez, je vais vous indiquer quelques centres d’intérêt, d’accord ? Monsieur Stibon m’a montré y a quelques jours une magnifique exposition d’animaux marins des grands fonds. » Il désigna du doigt une zone essentiellement constituée d’un océan, un océan laissant aussi entendre qu’il grouillait de formes de vie fascinantes. « Je partage pas toujours le point de vue du doyen, ajouta-t-il, pourtant je crois qu’il s’est bel et bien surpassé quand il a créé votre planète à partir du firmament brut. Mais je soupçonne l’existence probable d’un gabarit quelque part, et il est même possible qu’une mouche en passant ait déclenché le Globe-monde.
— Une mouche… le Globe-monde ? » réussit à dire Marjorie.
Ridculle gloussa. « C’est comme ça qu’on l’appelle. Nous autres les mages, on est bons en magie, mais on manque des fois d’imagination pour trouver des noms. » Il fixa Marjorie et ajouta : « Je dois vous féliciter, mademoiselle, de votre sang-froid en la circonstance. J’suis sûr que des tas de gens se diraient à votre place que rien de tout ça est arrivé et – comme l’Alice de fiction de votre monde, que vous connaissez forcément – s’attendraient à bientôt se réveiller. Sans doute à l’entrée d’un terrier de lapin. J’ai idée qu’en tant que bibliothécaire vous devez vous y entendre pour évaluer des données. Pour cataloguer et indexer mentalement. Très impressionnant.
— Ma foi, je suis allée à l’école Roedean de Brighton, et ça n’est pas rien… Et, si j’étais Alice, monsieur l’archichancelier, le pays des Merveilles aurait marché droit, et pas qu’un peu. » La voix de mademoiselle Daw s’altéra, puis elle reprit : « Vous connaissez absolument tout, n’est-ce pas ?
— Certainement pas. Mais, comme ce que vous appelez la Terre dépend d’un plan subalterne, on peut, volontairement ou non, trouver un moyen de nous y rendre, des fois physiquement, mais surtout par l’entremise de toutes sortes d’appareils : boules de cristal et ainsi de suite. C’est pas de l’indiscrétion – on est peut-être pas fameux pour les noms, mais on est très forts pour la subrepticité, et on se sert de ces instruments avec modération. Excusez-moi, entrez ! »
Cette dernière injonction en réponse à des coups frappés à la porte et dont le niveau sonore avait fait tomber des fragments de plâtre et des débris divers qui voltigèrent jusque sur le plancher ; un voile de poussière se déposa même sur la Terre, ce qui fit pouffer de rire Marjorie.