QUINZE

ARGUMENTS POUR LES PLAIGNANTS

 

impar.jpgOn avait ouvert au public la grande salle du palais, où on avait installé une estrade pour le seigneur Vétérini et des bureaux pour les avocats. Un certain nombre de gardes entouraient Sa Seigneurie, et tout le monde l’entendit leur déclarer d’une voix sonore : « Non, je suis dans mon palais, présentement dans un tribunal, et, comme il n’est question ni de meurtre ni de délit abominable, je ne vois aucune raison de venir en armes pour ce qui n’est après tout qu’un débat philosophique. »

Marjorie regarda les parasites mécontents disparaître dans la salle, puis elle fut impressionnée par la façon dont le seigneur Vétérini obtint le silence. Ça relevait du cours magistral ; il se tenait assis, immobile, sans mot dire, les mains tendues devant lui, indifférent à tous les rires, bavardages, papotages et discussions. On aurait cru l’atmosphère chargée de petits riens du tout, de fragments de mots qui se dispersaient et s’évanouissaient, jusqu’à ce que l’ultime crétin de bavard s’aperçoive soudain qu’un grand calme s’était abattu sur les lieux, où sa dernière remarque imbécile résonnait encore avant de s’évaporer dans le silence patient et redoutable de Sa Seigneurie.

« Mesdames et messieurs, je n’imagine pas de controverse plus intéressante que celle qui nous occupe aujourd’hui. Le litige porte sur un simple objet, brillant, je vous l’accorde, et séduisant à sa manière. D’après ce que me donnent à croire les mages et chercheurs de l’Université de l’Invisible et d’ailleurs, ce monde, malgré sa petitesse, est en réalité infiniment plus grand que l’ensemble du nôtre.

» Je compte en obtenir la preuve durant les délibérations de ce tribunal extraordinaire constitué parce que deux parties s’obstinent chacune à croire que l’objet lui appartient. J’ai personnellement l’intention de vérifier ce qu’il en est. » Le seigneur Vétérini soupira. « Je crains que le terme “quantum” ne survienne dans les débats, mais nous vivons une ère moderne, après tout. »

Marjorie dut se plaquer la main sur la bouche pour s’empêcher de pouffer ; Sa Seigneurie avait prononcé « ère moderne » du ton d’une duchesse découvrant une chenille dans son potage.

Le seigneur Vétérini passa la foule en revue, fronça les sourcils à l’adresse des bureaux dressés devant lui. « Monsieur Biaiseux, éminent arbitre juridique, dit-il, m’assistera et me conseillera le cas échéant sur certains aspects de l’affaire. » Il haussa la voix et reprit : « Ceci, mesdames et messieurs, n’est pas une cour pénale ! À vrai dire, je suis un peu en peine pour qualifier une telle cour, puisque la loi s’exerce dans la sphère temporelle, les pieds solidement plantés par terre. Donc, comme les deux parties de l’affaire comptent citer un certain nombre… disons, d’experts de la sphère céleste aussi bien que terrestre… » Le seigneur Vétérini regarda autour de lui. « Ne devrais-je pas avoir un marteau ? Vous savez, un de ces maillets avec lesquels les juges tapent sur la table. Je me sens un peu nu sans. »

On rapporta en vitesse un marteau de quelque part, et on le remit à Sa Seigneurie, qui en donna deux ou trois coups guillerets.

« Ma foi, il me paraît excellent ; j’appelle maintenant l’avocat des plaignants. À vous, monsieur Rochemare ; vous avez la parole. »

Marjorie tendit le cou vers ce monsieur Rochemare, mais elle ne vit que le dessus d’un crâne. La voix qui en sortait avait des accents curieux, comme si l’homme était carrément en vibration. « Une petite précision, monseigneur : je suis prêtre omnien, et on m’appelle en principe “révérend”. »

Le seigneur Vétérini parut intéressé. « Ah oui, fit-il. J’en prends note. Poursuivez, je vous prie, monsieur Rochemare. »

Marjorie aurait franchement aimé voir la tête du révérend Rochemare. Son père, de son vivant, aimait qu’on l’appelle « monsieur » ; il lui avait un jour dit qu’il ne se voyait pas en « révérend » – il ne se sentait pas « révérend », mais il était heureux de son poste à St John’s-on-the-Water, où tout le monde le connaissait et où il connaissait tout le monde.

Elle s’extirpa des brumes du souvenir et leva les yeux, parce que le révérend-monsieur Rochemare entamait sa déclaration préliminaire.

« Monseigneur, nous, les Omniens des derniers jours, savons que le monde est rond, et la découverte du Globe-monde prouve que nous avons raison. L’idée ridicule que le monde se déplace sur le dos d’une tortue gigantesque est parfaitement erronée. Comment peut-elle exister dans l’immensité de l’espace ? Comment s’alimente-t-elle ? D’où vient-elle ? De l’élucubration, monseigneur, de la pure élucubration ! La garde du Globe-monde à l’Université de l’Invisible est injustifiable : elle enfreint gravement les droits de propriété théologiques de l’église des Omniens des derniers jours ! Le concept d’un monde rond est au centre de notre foi depuis des siècles. » Il prit une grande goulée d’air et poursuivit : « La justice requiert que le Globe-monde soit en possession de mes bons frères – et bien entendu de mes bonnes sœurs –, à n’en pas douter mieux à même de s’en occuper que les soi-disant mages, qui affirment connaître tous les secrets du multivers mais ne connaissent même pas la vraie forme de leur propre monde ! J’admets qu’ils ont parfois leur utilité pratique, mais on devrait leur interdire de s’immiscer dans les affaires célestes ou ecclésiastiques. Ils ont obtenu cet objet par hasard, et ils n’ont aucun droit de le conserver. Entre leurs mains, c’est une caricature blasphématoire de notre propre monde sphérique tel que l’a créé le grand dieu Om ! »

Le seigneur Vétérini consulta brièvement les papiers devant lui et répondit : « Monsieur Rochemare, je suis un peu perplexe : éclairez ma lanterne si je me trompe, mais n’avons-nous pas envoyé à grands frais, il y a plusieurs années, une machine volante mue par des dragons et appelée “le Cerf-volant” dans une mission prévue initialement pour approcher les dieux ? Conçue et commandée par Léonard de Quirm, elle a franchi le Bord à grande vitesse propulsée par un équipage de dragons des marais, puis elle s’est posée sur la lune, où on a prélevé quelques spécimens de ce qui devait être la flore et la faune locales. Elle s’est finalement écrasée au terme triomphal de sa mission – sans accident mortel, un coup de chance –, mais les passagers ont vu la tortue sous toutes les coutures. Elle existait bel et bien, et Léonard a peint un grand nombre de tableaux – des tableaux plus vrais que nature. Ses trois compagnons de voyage ont aussi témoigné de ce qu’ils avaient vu.

» Je suis curieux : croyez-vous vraiment qu’il n’est rien arrivé de tel ? Vous me mettez dans l’embarras. Je sais aussi qu’en de nombreuses occasions des explorateurs ont gagné le Bord et vu la tortue, et même les éléphants. Je vous l’accorde, leur présence est invraisemblable, mais les événements invraisemblables se produisent tout le temps – ils sont donc en réalité tout à fait vraisemblables, raison pour laquelle ils se produisent. Monsieur Rochemare, tout prouve que le monde repose sur le dos d’une tortue gigantesque. Invraisemblable, oui : une tortue invraisemblable, mais nous l’avons néanmoins sous le nez, ou sous les pieds. Et c’est donc forcément la vérité, non ? »

Marjorie, qui l’observait attentivement, croyait maintenant reconnaître le révérend Rochemare ; c’était un de ces interlocuteurs oreille-gauche qu’on croise souvent dans les bibliothèques – ceux qui vous parlent en vous fixant l’oreille gauche et ne vous regardent jamais droit dans les yeux. En même temps, ils vous adjurent de croire, par exemple, que le gouvernement empoisonne les réserves d’eau pour lutter contre la surpopulation. Les pires, quand on n’arrive pas à s’en dépêtrer, sont ceux qui lâchent le mot « aryen » à un moment de la conversation et affirment que la race supérieure est déjà en orbite autour de Jupiter, où elle attend les Élus. Le règlement des bibliothèques interdit la violence physique, mais Marjorie avait parfois envie d’aller se laver après coup, en s’excusant auprès de ses oreilles de ce qu’elle leur avait fait entendre, et auprès de ses poings de les avoir serrés si fort.

Dans ce monde-ci, elle ignorait si elle se trouvait, sans qu’elle sache comment, sur le dos d’une tortue ou non ; mais elle se rappelait avoir lu que l’humanité avait mis très longtemps à apprendre qu’elle vivait sur une planète, et l’idée avait même ensuite mis un bon moment à se répandre. Tout comme d’autres idées, par exemple celle de prendre soin de ladite planète. Elle se rappelait sa grand-mère disant : « Moi, je dépose toutes mes bouteilles dans le conteneur du verre usagé pour aider à sauver la planète », et Marjorie s’était un instant réjouie qu’un nouveau message ait réussi à passer jusque dans l’esprit embrouillé d’une vieille dame.

Pour l’heure, elle se demandait si le seigneur Vétérini, en présentant ses arguments sous forme de questions, voulait rester aimable envers le bonhomme ou s’il cherchait tout bonnement à vérifier l’étendue de ses illusions.

Mais monsieur Rochemare ne baissait pas les bras ; mieux, il rendait les coups. « Monseigneur, nous observons le ciel et nous voyons des objets ronds ; la lune est ronde, par exemple, et le soleil aussi. La sphéricité existe sûrement partout. N’y voyez-vous pas un signe ? »

Des applaudissements dans certains secteurs de la salle saluèrent sa contre-attaque.

Le seigneur Vétérini, quant à lui, n’avait pas bronché d’un poil. Une fois le silence revenu, il frappa un coup de marteau et répondit : « Merci, monsieur Rochemare. Ayez l’obligeance de retourner à votre place, je vous prie. » Le marteau s’abattit encore une fois. « Un quart d’heure de suspension de séance ; des rafraîchissements sont servis à tout le monde dans la galerie noire. »

Les figures des mages s’égayèrent aussitôt. Des boissons gratuites – ma foi, ça valait la peine de se déplacer. L’écho du coup de marteau s’était à peine estompé que Marjorie se retrouva seule sur le banc. Les mages avaient décampé – avec élégance – vers la galerie.