Introduction

L

es finances publiques sont intimement liées à la notion même d’État – qu’on songe en effet à la célèbre interrogation du professeur Paul Amselek : « Peut-il y avoir un État sans finances ? » – et dès lors, elles existent sous une forme ou une autre depuis l’apparition de l’État organisé, sous l’Antiquité, voire au-delà. Néanmoins, au Moyen Âge notamment, ces finances publiques se conçoivent comme les finances du royaume, voire du roi lui-même et, dans une conception alors plus étroite, et pourtant assez classique, l’apparition des finances publiques est liée à l’apparition d’un droit de regard du peuple, par le biais de ses représentants, sur les finances de la nation.

On remarquera alors que, de tout temps, et le constat est encore d’actualité, le rôle du Parlement dans les institutions est intimement lié à son pouvoir en matière budgétaire. Ainsi, l’histoire des finances publiques peut-elle s’analyser comme un cycle dans lequel se succèdent les phases d’accroissement et de réduction des pouvoirs budgétaires du Parlement et permet ainsi de comprendre les motivations qui ont conduit à la modernisation des finances publiques par la loi organique du 1er août 2001 et le décret du 7 novembre 2012 qui vient la compléter.

I. Bref historique des finances publiques

Les deux grandes phases de l’histoire des finances publiques reproduisent en réalité les mêmes schémas, cycliques, de renforcement et d’affaiblissement du rôle du Parlement en matière budgétaire, de l’apparition à l’âge d’or des finances publiques au sortir de la Révolution (A) et de la rationalisation au renforcement du pouvoir budgétaire du Parlement sous la Ve République (B).

A – De l’apparition à l’âge d’or des finances publiques

1. L’apparition des finances publiques en Angleterre et en France

L’apparition des finances publiques est liée, on l’a dit, à celle du droit de regard des parlementaires sur les finances du royaume et donc, à l’origine, à l’apparition du principe de consentement à l’impôt, puis à la reconnaissance progressive des pouvoirs budgétaires du Parlement. Or, cette évolution, initiée en Angleterre, a été, avec un certain décalage, reproduite en France.

C’est en effet en Angleterre que le principe de consentement à l’impôt est apparu au xiiie siècle. Le roi Jean Sans Terre, après de nombreuses batailles infructueuses, notamment la défaite de Bouvines de 1214, subit une révolte de la noblesse anglaise. Les barons anglais réussissent alors à imposer au roi la Grande Charte (Magna Carta) du 15 juin 1215 mettant fin à l’arbitraire du roi. En réalité, ce texte comprend de nombreux articles traitant notamment des libertés fondamentales, de la reconnaissance des droits féodaux ou de la liberté des villes, mais cette charte va surtout imposer, en son article 12, le consentement à la levée de l’impôt par le Conseil commun du royaume. Il s’agit dès lors de l’apparition d’un droit de regard sur les finances publiques, qui vient fonder non seulement le droit budgétaire mais plus généralement le droit parlementaire.

Cette reconnaissance a néanmoins été plus progressive et surtout plus violente, les rois anglais n’ayant de cesse de se confronter à la noblesse et de contourner la Grande Charte, notamment s’agissant de la levée des impôts. C’est notamment au xviie siècle, sous Charles 1er, que le conflit va devenir plus violent. En effet, Charles 1er a besoin d’argent et va contourner le Parlement principalement en créant des impôts indirects. Le conflit éclate alors à nouveau entre le roi et le Parlement qui est dissous à trois reprises. Finalement, le roi est contraint d’accepter la Pétition des Droits (Petition of Rights) du 7 juin 1628, qui renouvelle le principe de consentement de l’impôt en étendant d’ailleurs son périmètre à l’ensemble des impositions. Le principe d’annualité fait également implicitement son apparition puisque le consentement est renouvelé l’année suivante. Mais Charles 1er décide alors de lever à nouveau des taxes douanières, sans l’aval du Parlement. Devant le refus du Parlement, le conflit se poursuit et aboutit, après une guerre civile, au renversement du roi et à sa décapitation en 1649.

Le Parlement sortira victorieux et, quelques décennies plus tard, après la fuite de Jacques II, le Parlement offre la couronne à sa fille Marie II et lui impose la Déclaration des Droits (Bill of Rights) du 13 février 1689. Ce texte, qui là encore ne se limite pas aux finances publiques, affirme néanmoins le principe d’autorisation annuelle du Parlement pour le recouvrement des recettes et pour les dépenses. Il apparaît surtout comme étant le symbole de la suprématie parlementaire en Angleterre.

En France, le principe de consentement à l’impôt a eu plus de mal à s’imposer. En réalité, il apparaît dès le xiie siècle par le biais de la convocation des états généraux chargés d’autoriser le roi à lever l’impôt. Mais, dès le xve siècle, le roi obtient un droit permanent de lever l’impôt et s’affranchit donc du consentement des états généraux qui ne seront plus réunis jusqu’en 1789.

Dans un contexte financier dégradé, Louis XVI convoquera les états généraux en 1788. Ces états généraux, seront ainsi réunis le 5 mai 1789. Bien entendu, ces états généraux se concluront par la Déclaration des droit de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui, entre autre, consacre le principe de consentement à l’impôt en son article 14 et va même au-delà puisqu’il fonde le droit budgétaire avec un droit de contrôle des citoyens (et de leurs représentants) sur les comptes publics (art. 15).

En tout état de cause, ces dispositions ne seront pas appliquées, ni d’ailleurs les dispositions des constitutions ultérieures qui pourtant comporteront parfois un dispositif budgétaire et il faudra attendre la Restauration pour que ces principes deviennent effectifs et que s’amorce l’âge d’or des finances publiques françaises.

2. La Restauration et l’âge d’or des finances publiques

C’est avec la Restauration et l’avènement au pouvoir de Louis XVIII que les finances publiques vont connaître un réel essor. En effet, Louis XVIII a une prodigieuse capacité à s’entourer de ministres compétents et ce sont deux ministres des Finances, le baron Louis et le comte de Villèle et un directeur de la comptabilité générale des finances, le marquis d’Audiffret, qui vont poser les bases du système budgétaire et comptable français.

Ainsi, du point de vue budgétaire, c’est le baron Louis et le comte de Villèle qui sont à l’origine des principes budgétaires dits traditionnels :

Or, ces principes ont eu une incroyable pérennité malgré quelques mises entre parenthèses (notamment sous le Second Empire) et une légère adaptation par la LOLF (en 2001). Ils restent ainsi, encore aujourd’hui, à la base de notre droit budgétaire.

Quant à la comptabilité publique, c’est essentiellement sous l’impulsion du marquis d’Audiffret que sont apparues les règles y ayant trait notamment dans le cadre des ordonnances portant règlement de la comptabilité publique (ordonnances de 1822 et de 1838), dont les principes, bien entendu modernisés, restent assez largement, au moins dans leur esprit, à la base de notre système actuel. Qu’on songe, par exemple, au principe de séparation des ordonnateurs et des comptables qui restent encore à la base du système de la comptabilité publique ou aux règles de reddition des comptes pratiquement inchangées.

Plus généralement, ce renforcement du pouvoir budgétaire du Parlement est le symbole d’une revalorisation plus générale des pouvoirs du Parlement. Le baron Louis impose en effet dès 1814 la règle des « quatre temps alternés » selon laquelle le gouvernement prépare le budget, le Parlement le vote, les ministères l’exécutent et le Parlement le contrôle. La Charte de 1814 réaffirmant le principe du consentement de l’impôt, les chambres vont donc adopter le budget dès 1814 puis, à partir de 1818, en contrôler l’exécution par la loi des comptes (ancêtre de la loi de règlement). Enfin, c’est le respect de l’autorisation budgétaire qui est aussi consacré puisqu’à partir de 1817, les crédits deviennent limitatifs, et en 1819 les ouvertures exceptionnelles de crédits par voie réglementaire sont soumises à ratification du Parlement.

Ainsi, ce n’est pas un hasard si la Restauration est non seulement le berceau de nos finances publiques mais également le point de départ du parlementarisme français ; parlementarisme qui ne connaîtra de remise en cause que sous la Ve République avec la rationalisation des pouvoirs du Parlement.

B – De la rationalisation à la modernisation des finances publiques

1. De 1830 à 1958 : La cristallisation des finances publiques

Faut-il en conclure que les finances publiques ne changent pas de 1830 à 1958 ? Ce n’est évidemment pas le cas. Sous le Second Empire, les règles de la comptabilité publique sont réaffirmées et même améliorées (notamment avec le décret du 31 mai 1862, en vigueur pendant 100 ans). Les principes budgétaires en revanche sont quelque peu mis entre parenthèses en raison du déséquilibre institutionnel au profit de l’empereur et il faudra attendre la fin du régime pour que ces règles réapparaissent.

Sous les Troisième et Quatrième République, le pouvoir du Parlement, au contraire, s’accroît considérablement, notamment en matière budgétaire. Le contrôle parlementaire est à son paroxysme et de nombreux gouvernements tomberont d’ailleurs sur des questions budgétaires (ou économiques). Le rôle du Parlement devient même pesant : la règle des quatre temps alternés est altérée, le Parlement s’immisçant, notamment par le biais des commissions, dans la préparation des budgets. Paradoxalement, ce pouvoir quasi illimité devient source de paralysie alors que l’économie est soumise à rude épreuve (conflits mondiaux, crises financières, décolonisation, etc.). Le budget est voté tardivement, le Parlement recourant de plus en plus à la technique des douzièmes provisoires et devient de plus en plus opaque et inefficace.

En 1958, le général de Gaulle souhaite mettre fin à ces dysfonctionnements et décide de rationaliser les pouvoirs du Parlement et, une fois de plus, le domaine budgétaire sera particulièrement, et très symboliquement, marqué par cette rationalisation drastique.

2. La rationalisation des pouvoirs budgétaires du Parlement

Ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958, fruit de la pensée conjointe du général de Gaulle et de Michel Debré, encadre très strictement les pouvoirs du Parlement : réduction du domaine de la loi, limitation de la responsabilité gouvernementale, réhabilitation de la dissolution, encadrement de la procédure législative, etc. Bien entendu, le domaine budgétaire est directement touché par cette rationalisation et, en premier lieu, par la Constitution elle-même qui rétablit et renforce la prépondérance de l’exécutif en matière budgétaire (art. 44), pose une irrecevabilité financière très sévère à l’égard des propositions de lois et amendements parlementaires (art. 40) et encadre très strictement les délais d’adoption de la loi de finances, à peine de dessaisissement du Parlement d’ailleurs (art. 47).

Mais, essentiellement, la matière budgétaire est renvoyée à une loi organique plus précisément à l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances (ordonnance de l’article 92 de la Constitution, aujourd’hui abrogé), rédigée par Gilbert Devaux alors directeur du budget, dans la droite lignée de la rationalisation souhaitée par les pères de la Constitution, voire en réalité bien au-delà. L’ordonnance de 1959 va en effet considérablement renforcer le rôle de l’exécutif, notamment du ministère des Finances, au détriment des prérogatives parlementaires.

Par ailleurs, la modification du règlement général de comptabilité publique, en 1962, parachève ce renforcement au profit du ministre des Finances s’agissant cette fois de l’exécution du budget. Or, le décret du 29 décembre 1962 portant RGCP a été en vigueur pendant presque 50 ans avant d’être réformé, récemment, par le décret, très attendu, du 7 novembre 2012 relatif à la gestion publique et comptabilité publique.

L’ordonnance de 1959, dès son origine, était particulièrement critiquée ; critiquée bien entendu par les parlementaires car elle réduisait à peau de chagrin leurs prérogatives en matière budgétaire, mais critiquée également pour sa constitutionnalité pour le moins douteuse (taxes parafiscales, encadrement du droit d’amendement, etc.). Or, s’agissant d’une ordonnance prise dans le cadre de l’article 92, sa constitutionnalité n’avait pas été contrôlée par le juge constitutionnel et cette constitutionnalité ne pouvait, a posteriori, plus être remise en cause en vertu de la jurisprudence du Conseil lui-même (CC, n° 60-6 DC, 15 janvier 1960, Magistrats musulmans). De plus, au fil des années, et malgré une extraordinaire longévité, cette ordonnance fut critiquée également pour son archaïsme et son inadaptation à la modernisation de la gestion publique.

C’est ainsi qu’en 2001, l’ordonnance fut finalement réformée, abrogée en réalité, et remplacée par la loi organique relative aux lois de finances (communément appelée la « LOLF ») qui a procédé à une véritable refonte des finances publiques françaises.

3. La refonte des finances publiques : La LOLF et le GBCP

La LOLF a donc été adoptée en 2001 et a remplacé définitivement en 2005 la vieille ordonnance de 1959. Essentiellement, la LOLF poursuivait deux finalités.

La première était de moderniser la gestion publique française et plus spécifiquement la procédure budgétaire. Ainsi, la LOLF a introduit un système de budgétisation orientée par la performance dans lequel les crédits sont désormais répartis par politiques publiques pour lesquelles sont définis des objectifs ciblés à atteindre. Elle a également essayé de donner plus de visibilité à la prise de décision budgétaire en renforçant la prévision pluriannuelle. Enfin, elle a mis en place les bases d’une modernisation du système de comptabilité publique français, il faut le dire, quelque peu vieillissant. Plus généralement, la LOLF a procédé à un « toilettage » des règles budgétaires, même si, par exemple, elle a largement repris les principes budgétaires traditionnels – tout au plus, en les adaptant.

La seconde finalité de la LOLF était clairement de renforcer les pouvoirs du Parlement en matière budgétaire. Sans entrer, dès à présent, dans trop de détails, le dispositif portait sur deux points : le renforcement du pouvoir décisionnel du Parlement d’une part, notamment par l’implication du Parlement dans la définition des orientations budgétaires et par l’extension du droit d’amendement ; et d’autre part l’extension de son pouvoir de contrôle avec, entre autres, la consécration de la mission d’évaluation et de contrôle, notamment par l’amélioration de l’information budgétaire et l’extension des pouvoirs des commissions des finances en la matière.

Mais en réalité, la refonte des finances publiques par la LOLF va bien au-delà du texte lui-même. On peut en effet citer trois conséquences indirectes de la LOLF :

D’abord, la LOLF a entraîné un vaste mouvement de modernisation des règles budgétaires et comptables dans le cadre de sa mise en application. Pour ne prendre que deux exemples, parmi d’autres, la mise en application de la LOLF a entraîné une refonte du cadre d’exécution des lois de finances. Elle a également amorcé une réforme profonde, toujours en cours d’ailleurs, du système de comptabilité publique.

Ensuite, la LOLF a constitué une première amorce d’un mouvement plus général de revalorisation ou d’un rééquilibrage des pouvoirs du Parlement sous la Ve République. Qu’on songe en effet à la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, faisant suite aux travaux du comité Balladur avec pour finalité affichée de rééquilibrer les institutions de la Ve République.

Enfin, l’introduction de la notion de performance par la LOLF dépasse largement la seule question des finances publiques pour déborder sur celle de la réforme de l’État. Ainsi, sous l’impulsion de la LOLF, ce sont les modes de gestion publique, les pratiques administratives voire plus généralement la prise en charge des politiques publiques qui sont repensés dans le souci d’une meilleure efficacité. Concrètement, par exemple, la LOLF a servi de point de départ à la mise en place d’une révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2010, outil au service de la réforme de l’État abandonné et remplacé par la Modernisation de l’Action Publique (MAP) en 2012.

Le système de comptabilité publique, quant à lui, avait été particulièrement ébranlé par la mise en application de la LOLF. Mais, paradoxalement, la LOLF, en elle-même, n’a pas remis en cause le système de comptabilité publique. Certes, la LOLF comprenait un volet comptable, plutôt réduit d’ailleurs, mais les principales innovations comptables étaient surtout issues des travaux de mise en œuvre de la LOLF. Ces dernières ont rendu inexorable une refonte du système de comptabilité publique, intervenue, presque dix ans plus tard, en novembre 2012.

En effet, le décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptabilité publique (GBCP) vient parachever la refonte des finances publiques initiée par la LOLF. Or, si le GBCP n’a pas modifié en profondeur les règles de comptabilité publique, il constitue une petite révolution s’agissant de l’approche des finances publiques modernes. Son intitulé même illustre en effet la dimension systémique du droit financier : la gestion budgétaire et la gestion comptable forment un tout indissociable et il n’est désormais plus possible, non plus, de dissocier la programmation et l’exécution du budget, la démarche de performance, entre autres, irriguant désormais l’ensemble du cycle budgétaire.

Aussi, l’étude des finances publiques de l’État suppose-t-elle désormais de parfaitement comprendre ces deux textes fondamentaux de notre système budgétaire et comptable ainsi que leur articulation, et le présent ouvrage propose donc, au travers de 7 chapitres, de décrire ces nouvelles procédures budgétaires et comptables issues de la LOLF et du GBCP :

1°) L’évolution du cadre normatif des finances publiques

2°) La modernisation du cadre technique des finances publiques

3°) Les nouvelles procédures budgétaires issues de la LOLF

4°) La rénovation du cadre de gestion budgétaire et comptable

5°) Les nouveaux acteurs de la gestion

6°) Les procédures d’exécution des opérations de recettes et de dépenses

7°) La diversification des contrôles : l’autre réforme