Chloé gagne l’autoroute sans se donner la peine de repasser devant le motel ni devant l’église derrière laquelle Marie-Thérèse avait abandonné son automobile. À quoi bon ? Marie-Thérèse n’a passé que quelques heures à Rivière-du-Loup, puis elle s’est volatilisée avant de réapparaître dans une fosse près du lac Abénakis, comme dans ce vieux tour de magie où la charmante assistante passe d’une malle à une autre devant un public mystifié. Trente-trois ans plus tard, il faudra reprendre ce tour en faisant passer les ossements de Marie-Thérèse d’une fosse à une autre, définitive celle-là, pour que tout revienne à la normale. La vie doit être une ligne continue. Elle peut être plate ou onduler en cycles réguliers, elle peut parfois s’affoler comme la ligne tracée par le stylet d’un détecteur de mensonges, mais elle ne doit s’arrêter qu’une seule fois, et pour toujours.
Pourquoi Johnson a-t-il demandé d’assister aux funérailles ? S’imagine-t-il que le coupable sera là, parmi les proches ? Aurait-il l’intention de poursuivre son enquête, mine de rien ? Peut-être que je fais de la projection, songe Chloé. Les policiers ne sont pas obligés de penser à leurs enquêtes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, surtout s’ils sont à la retraite. Johnson veut sans doute participer à la cérémonie pour boucler la boucle, tout simplement. Il s’est identifié au père de Marie-Thérèse et il veut faire son deuil, lui aussi. N’est-ce pas à cela que servent les funérailles ?
Chloé passe quelques moments à filer la métaphore du tour de magie (dans quelle trappe Marie-Thérèse s’est-elle engouffrée, quel passage secret a-t-elle emprunté, qui est le véritable maître d’œuvre de cette mystification ?), puis elle secoue la tête pour chasser ces idées stériles. La meilleure façon de trouver une solution à un problème est souvent de ne pas y penser. Faire le vide. Lâcher prise. Allumer la radio, tiens, et chercher l’antenne locale de Radio-Canada. À la maison, quand Chloé était jeune, ses parents n’écoutaient jamais d’autres chaînes. Chloé avait découvert les postes privés à l’âge de douze ans, chez des amies, et les avait fréquentés pendant quelques mois pour se mettre au courant des succès de l’heure, mais son infidélité avait été de courte durée : même adolescente, elle ne pouvait pas supporter les publicités criardes qui semblaient s’adresser à des débiles profonds, non plus que les commentaires des animateurs qui frisaient l’hystérie aussitôt que le soleil montrait le bout d’un rayon. Elle était vite revenue à la bonne vieille radio de ses parents, qu’elle écoutait surtout en automobile, et tout particulièrement en été, quand les choix des réalisateurs étaient à la fois plus légers et plus éclectiques : elle aimait passer sans transition d’une polonaise de Chopin à un blues africain d’Ali Farka Touré avant d’entreprendre un voyage musical en Arménie ou au Népal. Il fallait parfois supporter une pièce de jazz, mais rien n’est parfait.
Elle regarde les maisons dont la façade donne sur l’autoroute, se demande quelle idée ont eue leurs propriétaires d’aller se construire là, elle essaie d’imaginer leur sommeil, rythmé par le passage des camions, et voilà ses idées qui jouent à saute-mouton jusqu’à la maison de son enfance.
Quand elle était petite, Chloé adorait marcher dans les rues de son quartier, le soir, avec son père. Tandis que celui-ci en profitait pour fumer une cigarette interdite à la maison, elle regardait par les fenêtres de ses voisins, cherchant à surprendre quelque secret. Encore aujourd’hui, elle a du mal à résister à l’envie de passer ses dimanches à visiter des maisons à vendre pour le seul plaisir d’imaginer l’histoire de leurs propriétaires. Cette propension a sûrement joué un rôle dans son choix de carrière : frapper à la porte d’étrangers, leur poser des questions tout en étant sensible aux atmosphères, chercher des indices et imaginer à quoi ressemble la vie de ces gens, ce qu’ils craignent, ce qui les anime, ce qui les fait vibrer, n’est-ce pas l’essence de son métier ?
Un coup d’œil à une maison suffit parfois pour tout savoir de ses habitants. On découvre vite que le bonheur a une odeur, tout comme la peur et l’angoisse. Il arrive aussi qu’on se sente oppressé dès qu’on franchit la porte d’un appartement, sans trop savoir pourquoi. Peut-être faudrait-il utiliser le vocabulaire des amateurs de vin pour décrire les atmosphères : « J’ai senti une odeur caractéristique aussitôt que je suis entrée, monsieur le juge. Un mélange de cuir, de terre et de chêne, avec un tanin charnu, mais sans rondeur, et chargé d’amertume. Il y a eu de la violence conjugale dans cette maison, j’en suis certaine. » Le coupable serait aussitôt condamné, sans droit d’appel. Voilà comment se dérouleraient les procès si les policiers étaient vraiment des limiers.
Quels étaient les parfums de la maison de Lysiane Laganière, quelles impressions Chloé y a-t-elle ressenties ? Cire, citron, gazon, souvenir, vide, sérénité, solidité. Et dans la chambre de Marie-Thérèse ? La cire, encore une fois, mais celle des bougies plutôt que celle des planchers. Le rêve plutôt que les tâches ménagères. Poussière de papier, curiosité, rage de vivre, candeur… De la candeur, oui, et même de la naïveté, celle des années fleuries au parfum d’herbe et de patchouli… Comment concilier ces odeurs avec celles des motocyclettes et des motards en sueur ? Qui est la vraie Marie-Thérèse ? Chloé se secoue encore une fois la tête : rien ne sert de tourner en rond autour de cette question. Il faut penser à tout autre chose. Faire le vide. Lâcher prise.
Qui est la vraie Chloé, tiens ? Facile : la promeneuse, la visiteuse, la sniffeuse d’intérieurs.
Jeune adolescente, elle allait parfois garder les enfants du voisinage, et ce n’était pas tant pour se faire de l’argent de poche que pour le plaisir de découvrir de nouveaux décors. Elle n’allait jamais fouiller dans les tiroirs des commodes, comme certaines de ses amies qui racontaient y trouver des choses vraiment excitantes. Elle n’avait jamais pensé non plus imiter ses consœurs qui indexaient leur rémunération en prélevant un peu de monnaie dans la jarre qui trônait toujours sur une tablette, tout près de la porte d’entrée : Chloé était trop respectueuse des règles pour faire quoi que ce soit de ce genre. Elle n’ouvrait la porte du frigo que si elle en avait eu l’autorisation explicite et tout au plus se permettait-elle, une fois le bébé endormi, d’examiner les titres des livres dans la bibliothèque et de tester le confort du sofa. Chloé avait toujours respecté les règlements, quels qu’ils fussent – il lui suffisait de savoir qu’ils existaient pour être rassurée –, mais elle se sentait néanmoins l’âme délinquante quand elle entrait dans une nouvelle maison. Elle ressentait chaque fois une culpabilité subtile, mais qui ne manquait pas de piquant.
Comment se sent-on quand on a volé autre chose que des odeurs, quand on a commis un véritable crime – un double meurtre, par exemple – dont personne ne nous a jamais suspecté ? Comment ne pas y penser chaque jour, chaque nuit ? Comment peut-on dormir avec un tel souvenir ? Comment ne pas se sentir grugé de l’intérieur ? Toute personne dotée d’une once de morale doit souhaiter, consciemment ou non, se faire démasquer pour mettre fin à ce calvaire. Mais est-ce bien sûr ? Les psychologues affirment que certains individus ne ressentent aucune culpabilité, n’éprouvent aucun remords. Peut-être, mais ces psychopathes doivent au moins savoir ce que c’est que la peur : comment ne pas sursauter chaque fois que le téléphone sonne ou qu’on frappe à la porte, comment ne pas imaginer des policiers venus procéder à une arrestation ? Si l’assassin (ou les assassins, ou l’assassine, si toutefois le nom se met au féminin) de Marie-Thérèse et de Denis a pu anesthésier sa conscience jusque-là, comment réagira-t-il maintenant que les corps ont été retrouvés et que l’enquête se remet en branle ? Ne devrait-il pas être nerveux, pour le moins ? Johnson semblait convaincu que le meurtrier finirait par parler, qu’on ne peut pas garder un tel poids toute sa vie. Encore faut-il qu’il ne soit pas un monstre d’insensibilité. Et qu’il soit encore vivant…
Quels étaient les parfums de la maison de Johnson, quelles impressions avait-elle ressenties en y pénétrant ?
Quelque chose de triste, assurément. C’était pourtant une magnifique maison, meublée avec goût, mais tout semblait disproportionné, à commencer par cet immense téléviseur à écran plat entouré d’une forêt d’enceintes acoustiques trônant au milieu du salon. Johnson regardait une émission quand elle était arrivée, et cela avait sans doute contribué à cette impression de tristesse. Y a-t-il activité plus déprimante que de regarder la télévision en plein après-midi, au milieu de l’été ? La maison tout entière avait la couleur et l’odeur du désœuvrement, comme si Johnson lui-même s’ennuyait à un tel point que son aura déteignait sur les murs et les planchers. Certains hommes ne sont pas faits pour la retraite, et Johnson est de ceux-là. Lui aurait-elle offert d’aller interroger une fois de plus les hippies sur la route de Squatec qu’il se serait précipité vers son automobile et aurait démarré sur les chapeaux de roues. Ménagez-vous des portes de sortie, a-t-il dit. Sage conseil qu’il n’avait pas suivi lui-même, et Chloé le comprend : comment ne pas s’impliquer à fond, dans ce métier ? Comment se résigner à laisser l’auteur d’un meurtre en liberté, si on a la possibilité de l’arrêter ? Comment ne pas y penser jour et nuit ?
La question est sans doute mal posée : il faudrait plutôt se demander s’il est utile d’y penser jour et nuit. La réponse est non, évidemment, pas plus qu’il ne serait bénéfique de faire du jogging sept jours sur sept. L’entraînement d’un muscle revient à lui faire subir des milliers de blessures microscopiques, disent les entraîneurs, et c’est en guérissant qu’il prend du volume – encore faut-il qu’on lui en laisse le temps. Peut-être qu’il en est de même pour l’esprit : il faut supporter que les questions restent ouvertes pour que les réponses trouvent le temps de venir combler le vide… En attendant, il faut que le cerveau se repose. Lui ménager des portes de sortie. Roxanne l’a bien compris, avec ses bricolages.
Un jour, dans Somerset Studio, Chloé avait lu un article fascinant à propos d’un homme qui sculptait des livres. Il ouvrait un vieux dictionnaire ou une encyclopédie désuète et y creusait des canyons à l’aide d’un scalpel. Découvrait-il un mot évocateur ou une image intéressante qu’il enlevait des couches de papier tout autour, si bien que le mot ou l’image apparaissait à la fin du processus au sommet d’un plateau, dans le cratère d’un volcan ou au fond d’un ravin.
Chloé s’était procuré un dictionnaire dans un marché aux puces et avait essayé de l’imiter. Le résultat avait été décevant. L’artiste dont on parlait dans le magazine avait perfectionné sa technique pendant des années et n’avait exposé que ses œuvres les mieux réussies. Chloé avait tout de même suffisamment aimé son expérience pour avoir eu envie de recommencer, surtout qu’elle y avait vu une belle métaphore de l’enquête policière.
Si elle pouvait sculpter dans l’encyclopédie illustrée de Marie-Thérèse, elle creuserait sans doute des canyons profonds autour d’une image de Renault 5, cette lilliputienne automobile carrée qu’elle était allée voir sur Internet pour mieux l’imaginer. Peut-être aussi celle d’une vieille locomotive, tiens, pour rappeler Luc, le grand frère silencieux qui ne se donne même pas la peine d’aider son père à rechercher sa sœur disparue… Il faudra aller le voir au plus vite, celui-là. S’il faut en croire Johnson, les ruptures amoureuses sont à l’origine de presque tous les meurtres. S’il dit vrai, Luc devrait donc être exclu de la liste des suspects. Mais on peut vouloir tuer pour toucher un héritage ou empocher une prime d’assurances, non ? Il est vrai que dans ces cas-là, on s’organise pour que le corps soit retrouvé… On peut aussi vouloir se débarrasser d’un témoin gênant. Qu’aurait pu apercevoir Marie-Thérèse, qu’aurait-elle pu savoir qui mérite qu’on la tue pour l’empêcher de parler ? Aurait-elle été témoin involontaire de quelque trafic ? C’est peu probable, mais on ne peut pas balayer l’idée du revers de la main.
Un amoureux qui se serait senti trahi ou abandonné ? C’est plus probable, même si Marie-Thérèse n’a jamais connu de longue histoire d’amour, du moins si on en croit Lysiane. Mais aurait-elle pu vivre une histoire brève et intense dont elle n’aurait pas parlé à sa sœur – surtout pas à sa sœur ?
Et si c’était Denis Dostaler qu’on avait voulu tuer, et que Marie-Thérèse se soit trouvée là par accident ? N’est-ce pas une erreur de tout faire tourner autour de Marie-Thérèse ? Ce n’est pas parce qu’on la connaît mieux qu’elle est nécessairement le personnage principal de ce drame…
La meilleure personne pour démêler cet écheveau est sans doute Dominique Duval, la meilleure amie officielle de MarieThérèse.
Quelle heure est-il ? Dix-neuf heures trente. Arrivée prévue à Milton vers vingt heures trente, ce qui laisse une demi-heure avant la fermeture de la boutique d’opticienne, au deuxième étage des Halles. Puisqu’il faut de toute façon ramener la Malibu au bercail, pourquoi ne pas s’y arrêter en passant pour poser quelques questions à Dominique dès ce soir plutôt que demain matin, comme c’était prévu ? Nelson serait sans doute mécontent d’apprendre que je fais des heures supplémentaires, mais il n’est pas obligé de tout savoir.
*****
— Vous avez eu une bonne idée de passer ce soir, dit madame Duval à toute vitesse : je ferme boutique dans une demi-heure à peine et je n’ai pas grand-chose à faire d’ici-là, les gens ne changent pas de lunettes en pleine canicule. Vous comprenez, c’est à l’automne, avec la rentrée scolaire, qu’on se préoccupe de ses yeux. J’aurai peut-être à répondre au téléphone de temps à autre, c’est tout, on aura le temps de parler un peu en attendant la fermeture. Vous avez bien fait de venir, vraiment bien fait, si vous saviez tout ce qui me trotte dans la tête depuis qu’on s’est parlé au téléphone. Commençons tout de suite, ensuite nous irons nous installer sur la terrasse des Halles. Je n’ai vraiment pas envie de rentrer chez moi ce soir, si vous saviez à quel point j’ai pensé à tout ça depuis que j’ai appris la nouvelle… Est-ce que je peux vous poser une question ?
— Je vous en prie, répond Chloé, un peu étourdie.
— Depuis que Lysiane m’a téléphoné, je ne pense qu’à ces deux squelettes entremêlés, on ne peut pas faire autrement que de penser à Roméo et Juliette, j’en avais les mains qui tremblaient quand elle m’a raconté ça. Imaginez si c’est commode pour ajuster des lunettes. J’aime autant vous dire tout de suite que je n’y crois pas une seconde, moi, à votre histoire de dentiste, j’ai déjà vu ça dans des romans policiers, bien sûr, comme tout le monde, mais ça ne peut pas être sûr à cent pour cent, quand même ?
— C’est aussi sûr que la mort et les impôts, répond Chloé sans trop y penser, et elle s’en veut aussitôt d’avoir cité si malencontreusement Benjamin Franklin.
— J’ai quand même du mal à y croire, répond madame Duval sans paraître relever la maladresse. Peut-être qu’il y a quand même une petite, une minuscule marge d’erreur de rien du tout ? Écoutez, je sais que vous avez raison, mais je ne peux tout simplement pas l’accepter, on dirait que ma tête le sait, mais que le reste de mon corps ne veut pas le savoir. Avez-vous déjà eu cette impression ?
— Ça m’arrive parfois, oui…
— Vous êtes sûre, absolument sûre qu’il s’agit bien d’elle ?
— Absolument.
— Excusez-moi de vous poser la question un peu brutalement, mais avez-vous déjà perdu un de vos proches ?
— Non. Mes parents sont vivants, mes grands-parents aussi…
— Un frère, une sœur ? Un ami, une connaissance, un oncle ou une tante dont vous étiez proche ?
— … Une fille de ma classe s’est suicidée, quand j’étais au secondaire.
— Comment avez-vous réagi ?
— Ce n’était pas une grande amie, mais nous nous entendions bien. Elle a avalé toutes les pilules qu’elle a pu trouver dans la pharmacie. C’est arrivé pendant les vacances de Noël. Au retour, il y avait une place vide, dans la classe. Personne ne voulait la prendre. La titulaire a été obligée de réaménager la disposition des pupitres.
— C’est exactement ce que je veux dire : tant que son pupitre était là, tout le monde s’attendait à ce qu’elle revienne. Vous saviez qu’elle était morte, mais vous ne l’acceptiez pas. Pour moi, Marie-Thérèse a toujours été là, vous comprenez ? Elle était là avant de disparaître, elle continuait à être présente une fois disparue, et elle continuera à être vivante maintenant qu’elle est morte, si du moins elle est vraiment morte. Je sais qu’elle est morte, bien sûr, mais…
Les réflexions de madame Duval sont bientôt interrompues par la sonnerie du téléphone, qui la fait sursauter : oui monsieur, dit-elle à son client, vos lunettes sont prêtes, je vérifie la facture…
Si Chloé n’était pas assise en face d’elle, elle croirait avoir affaire à une tout autre personne : plutôt que de parler comme une mitrailleuse, Dominique emprunte maintenant la voix onctueuse d’une réceptionniste de salon de massage.
Difficile de croire que cette femme a plus de cinquante ans. Petite et énergique, elle est du genre à se gaver de portions gargantuesques de gâteau au chocolat sans crainte d’engraisser, assurée de brûler trois fois plus de calories dans la minute qui suit. Une Mademoiselle Épingle, se dit Chloé, se rappelant une enseignante taillée sur ce modèle-là, à l’école secondaire : les jambes, les bras, les doigts, la taille, les lèvres, les sourcils, tout chez elle était fin comme une épingle, d’où le surnom que des générations d’élèves s’étaient transmis.
Tout comme cette enseignante, Dominique Duval était habillée avec élégance – pour ne pas dire qu’elle était tirée à quatre épingles : pantalon beige sans le moindre faux pli, blouse ornée de dentelle, cardigan pastel trop chaud pour la saison – les femmes de ce format-là semblent avoir des problèmes de thermostat, n’ayant aucune graisse pour se protéger. Sa coiffure est tout aussi raffinée : Chloé peut compter au moins quatre nuances de blond dans ses mèches, sans même parler de ces touches cendrées, çà et là. Elle porte aussi des lunettes très délicates, dont la fine monture rouge est en parfaite harmonie avec la coiffure. Les gens qui pratiquent ce métier se sentent-ils obligés de porter des lunettes même s’ils n’en ont pas besoin ? En changent-ils chaque jour, pour faire leur propre publicité ?
— … Il vous reste un solde de quatre cents dollars, explique l’opticienne à son client d’une voix devenue un peu plus sèche. Demain matin ? Très bien. Nous ouvrons à neuf heures.
Elle raccroche, prend quelques notes, et Chloé refrène difficilement l’envie de s’approcher pour examiner sa calligraphie – la graphologie n’est peut-être pas une science exacte, mais l’écriture parle, quoi qu’en pensent ses anciens professeurs de Nicolet. L’analyse de l’odeur des maisons n’est pas plus scientifique, à bien y penser, et pourtant on serait bien fou de ne pas s’y fier.
Madame Duval referme le dossier puis se remet à parler, utilisant un ton plus détaché cette fois-ci, comme si elle s’adressait à elle-même.
— Si vous saviez la quantité d’histoires que je me suis racontées, pendant toutes ces années… Je zappais à la télévision, et j’imaginais que je tombais par hasard sur une entrevue que Marie-Thérèse donnait à un journaliste de TV5. Elle parlait avec un accent pointu de son dernier roman, racontait qu’elle avait longtemps vécu à Hollywood, où elle avait fait fortune en écrivant des scénarios insipides pour le cinéma, mais qu’elle avait décidé de renoncer à cette vie superficielle pour se consacrer à la littérature, et bla-bla-bla… Je sautais dans le premier avion pour Paris, j’allais frapper à sa porte, je la prenais à la gorge et je l’engueulais : pourquoi nous as-tu fait ça, POURQUOI NOUS AS-TU FAIT ÇA ? Elle me racontait alors une histoire invraisemblable que je ne voulais pas entendre, et je continuais à crier, bullshit, bullshit, bullshit, ferme ta gueule, mythomane, arrête ton char, espèce de manipulatrice, comment peux-tu imaginer une seconde que je peux te croire ? La vérité c’est que tu as voulu te débarrasser de nous, un point c’est tout, tu as tiré la chasse d’eau, tu as refermé le couvercle et tu as sacré le camp à l’autre bout du monde pour ne plus nous voir… Je la secouais comme une poupée de chiffon, et je me rendais compte que ça n’avait aucun sens : la fille dont je serrais le cou avait vingt ans, et moi j’en avais trente, quarante, cinquante… J’ai passé des soirées à googler son nom, j’ai visité les sites de toutes les sectes que je pouvais imaginer, adorateurs du Soleil, disciples de l’Amour Infini, Scientologie, j’ai relu cent fois chaque lettre qu’elle m’a écrite, à la recherche d’un message secret, j’ai fait de l’écriture automatique en espérant que son esprit s’empare de ma main et me dise qu’elle était tombée dans un ravin et qu’elle attendait du secours, j’ai fait le pèlerinage à Rivière-du-Loup pendant des années, j’ai loué la chambre qu’elle avait occupée au motel Gervais, j’ai fouillé les tiroirs au cas où elle y aurait laissé un message que les policiers n’avaient pas découvert, j’ai épluché chaque page de la Bible qu’il y avait dans son tiroir, à la recherche de passages soulignés ou d’une page arrachée qui aurait pu me donner des indices, j’ai fait le tour de l’église vingt fois au cas où il y aurait une porte secrète que personne n’aurait vue, j’ai noté sur un calepin tous les noms inscrits sur les pierres tombales du cimetière, ne me demandez pas pourquoi, je n’en ai aucune idée, je pensais peut-être que la généalogie m’apprendrait quelque chose, qu’elle était allée à Rivière-du-Loup pour percer un vieux secret familial… Une fois, je me suis imaginé qu’elle avait pris le large sur un voilier avec un amoureux secret et je suis allée jusqu’à Forillon pour les engueuler, du haut de la falaise : pourquoi tu m’as fait ça ? Je l’imaginais sur la mer du Nord ou dans les îles du Sud, à Paris ou à Los Angeles, à Rivière-du-Loup ou à Gaspé, mais je n’aurais jamais pensé un seul instant qu’elle aurait pu revenir par ici et finir dans les bras de Denis Dostaler. Ça, j’avoue, ça m’a sciée.
Madame Duval s’arrête d’un coup sec, comme si ses piles étaient épuisées. Mademoiselle Épingle parlait vite, elle aussi, mais elle n’arrêtait jamais pour reprendre son souffle, si bien que personne ne l’écoutait. Peut-être aurait-elle eu plus d’attention si elle avait arrêté de parler brusquement, de temps à autre.
— Pourriez-vous me parler de Denis ?
— … Bien sûr, oui. Que voulez-vous savoir exactement ?
— Tout ce que vous pourrez me dire sera bienvenu. J’ignore à peu près tout de lui.
— C’était un beau garçon, gentil, délicat. Il avait de grands yeux noirs, doux comme du velours. Il n’était pas très grand – il était même plutôt petit, disons-le franchement –, mais il avait de longues mains très fines, comme celles de Marie-Thérèse. Quand nous avions quinze ans, nous apprenions la guitare ensemble, tous les trois. On se réunissait dans la chambre de Marie-Thérèse ou dans la mienne, et on passait de longues soirées à se montrer des accords. J’étais très jalouse de leurs longs doigts : ils faisaient de grands barrés sans la moindre difficulté et pouvaient aller chercher une note six frettes plus loin avec le petit doigt. De nous trois, c’est Denis qui avait la meilleure oreille, et de loin. Il faisait de belles harmonies sur Turn, turn, turn, la chanson des Byrds. Moi, j’étais une bûcheuse. Je répétais mes gammes pendant des heures et des heures. Marie-Thérèse avait de l’oreille elle aussi, mais elle était impatiente et elle ne voulait pas se donner la peine d’apprendre le solfège. Elle voulait toujours tout, tout de suite. Quand ça n’allait pas assez vite à son goût, elle renonçait et passait à autre chose. Nous avons joué comme ça chaque semaine pendant presque une année, mais ça devenait de plus en plus difficile pour moi à cause de la tension érotique qu’il y avait entre eux. Ils ont fini par sortir ensemble officiellement, ce qui a mis fin à nos sessions de guitare.
— Quand vous parlez de tension érotique…
— Je ne veux pas dire qu’ils faisaient l’amour, non. Personne ne faisait l’amour si jeune, à notre époque. Pas dans notre milieu, en tout cas. Ils s’embrassaient, se caressaient les mains, des choses comme ça, mais il n’y a pas besoin d’aller jusqu’au bout pour qu’il y ait une tension érotique entre deux personnes. Je serais même portée à croire le contraire.
— Combien de temps sont-ils sortis ensemble ?
— C’est difficile à dire. Quelques mois… Ils sont toujours restés bons amis par la suite.
— Se sont-ils revus peu avant la disparition de Marie-Thérèse ?
— Pas à ma connaissance, mais c’est fort possible. Marie-Thérèse a vécu un an à Montréal. Elle a très bien pu le rencontrer à ce moment-là.
— J’avais l’impression que Denis était déjà parti dans l’Ouest…
— Il aurait très bien pu revenir et repartir. Il ne s’est pas exilé à tout jamais.
— Vous saviez que sa mère s’était suicidée ?
— Marie-Thérèse me l’avait dit, oui.
— Comment l’avait-elle appris ?
— J’imagine que Denis lui avait écrit une lettre, ou qu’il avait téléphoné… Ça fait tellement longtemps… La nouvelle ne m’avait pas étonnée : la mère de Denis était une parfaite irresponsable, c’est d’ailleurs ce qui explique que Denis soit devenu adulte si vite. C’est lui qui faisait le ménage à la maison, lui qui payait les factures. Il n’avait pas le choix. C’est cruel de dire ça, mais il a dû se sentir libéré quand sa mère est morte.
— Il a donc toujours gardé contact avec Marie-Thérèse ?
— Bien sûr. Avec moi aussi. Il nous écrivait parfois des lettres pour donner de ses nouvelles, il nous envoyait des cartes d’anniversaire.
— Les avez-vous conservées ?
— Non, malheureusement. Mon deuxième mari était un homme très jaloux. Il n’aurait pas toléré que je garde quoi que ce soit de ce genre. Il n’y avait rien de vraiment compromettant dans ses lettres, mais Dieu sait ce qui peut se passer dans un esprit tordu…
— Y a-t-il eu quelque chose entre Denis et vous ?
Madame Duval hésite, puis hausse les épaules en poussant un long soupir, comme pour dire « tant qu’à y être, aussi bien continuer ».
— Non, mais ce n’était pas faute d’avoir essayé. J’étais un peu jalouse de Marie-Thérèse, si vous voulez la vérité. J’avais toujours imaginé que Denis finirait pas s’intéresser à moi. Je le trouvais beau, séduisant, sensible, sécurisant… Et puis nous étions du même format, si je puis dire : il n’était pas très grand, moi non plus… Je n’ai jamais vraiment tenté d’approche, mais toutes mes lignes étaient à l’eau, et il aurait fallu que Denis soit aveugle pour ne pas les voir. Vous me direz que les hommes sont souvent aveugles, mais à ce point-là… S’il n’a pas mordu, c’est que je n’étais pas assez désirable pour lui, voilà tout, ou alors que je n’avais aucune chance contre Marie-Thérèse…
— Est-ce que je peux vous poser une question indiscrète ?
— Je croyais que c’était déjà fait…
Attention, tu as peut-être poussé le bouchon trop loin, se dit Chloé.
— Écoutez, je ne veux surtout pas vous mettre dans l’embarras. Mes questions peuvent vous sembler maladroites, mais je dois en apprendre davantage au sujet de Denis. Je nage dans le brouillard à son sujet, et tout ce que vous me dites m’aide à y voir un peu plus clair.
— Est-ce que je peux moi-même vous poser une question avant d’aller plus loin ?
— Bien sûr.
— Êtes-vous certaine qu’il s’agit d’un meurtre ? C’est ce que prétend Lysiane, mais je n’arrive pas à y croire.
— Nous n’avons pas d’autre hypothèse pour l’instant.
Parle-moi d’une phrase de technocrate, se dit Chloé. On dirait un politicien qui refuse de se mouiller. Si tu souhaites des réponses franches à tes questions, il faudrait peut-être que tu joues franc-jeu.
— Écoutez, madame Duval, reprend-elle en s’assoyant sur le bout de sa chaise et en la regardant droit dans les yeux. Je suis convaincue qu’il s’agit d’un double meurtre, et je suis presque certaine que Marie-Thérèse connaissait l’assassin. Elle ne serait pas revenue à Milton si ça n’avait pas été le cas. Vous étiez sa meilleure amie, ce qui fait de vous un témoin privilégié. Tout ce que vous pouvez m’apprendre à propos de son passé, et particulièrement de son passé amoureux, est précieux. Nous ne savons presque rien à propos de Denis Dostaler, et personne d’autre que vous ne peut nous en parler. Nous enquêtons sur un double meurtre, et votre témoignage est capital. Est-ce que je suis assez claire ?
— Tout à fait, et je l’apprécie. Je suis déterminée à faire tout ce que je peux pour vous aider, croyez-moi. Posez-moi toutes les questions que vous voudrez…
Madame Duval vient une fois de plus de changer d’attitude, note Chloé : elle s’est redressée, comme si elle se mettait au garde-à-vous, et ses yeux se sont légèrement écarquillés. Peut-être vient-elle de prendre conscience, avec un peu de retard, qu’elle participe à une enquête criminelle.
— Vous souvenez-vous si le sergent Rochon vous a posé des questions à propos de Denis ?
— Je ne me souviens pas que qui que ce soit ait fait un rapprochement avec Denis à cette époque. Il n’y a même pas eu de rumeurs à son sujet, et Dieu sait pourtant s’il y en a eu, des rumeurs. Personne n’aurait pu se douter que Denis pouvait avoir un lien quelconque avec le départ de Marie-Thérèse.
— À votre avis, Marie-Thérèse était-elle amoureuse de Denis ?
— Autant qu’on peut l’être à quinze ans. C’est-à-dire beaucoup. Mais peut-être aussi qu’il y a une part de projection dans ce que je vous dis…
— Sa sœur avait plutôt l’impression que Marie-Thérèse se laissait aimer, qu’elle manipulait Denis…
Chloé voudrait appuyer sur la touche rewind, mais il est trop tard. Dominique n’a pas besoin de savoir ce que Lysiane Laganière lui a révélé. Cache ton jeu, lui aurait dit Johnson, avec raison.
— Ça en dit plus long sur Lysiane que sur Marie-Thérèse, croyez-moi ! répond-elle en levant les yeux au ciel. Lysiane a toujours regardé Denis de très haut. Elle avait sans doute une vision différente de la virilité…
— Que voulez-vous dire ?
Chloé a fait mine de poser la question pour la forme, mais elle a du mal à cacher son intérêt.
— Lysiane a toujours eu une âme d’enseignante. Elle aurait été du genre à se choisir un mâle mal dégrossi et à passer le reste de sa vie à essayer de le civiliser. Je n’ai jamais vraiment compris cette attitude : pourquoi ne pas en choisir un qui soit déjà présentable, tant qu’à faire ? Notre idéal à nous ressemblait bien plus à Donovan qu’à Rambo… Ça vous dit quelque chose, Donovan ? Le chanteur ?
— Rien du tout, non. Désolée.
— Ça ne m’étonne pas. Il a eu son quart d’heure de gloire dans les années soixante. Une sorte de Bob Dylan, en plus sucré. Hurdy Gurdy Man, Mellow Yellow, Sunshine Superman… Si on changeait d’endroit, maintenant ? J’ai besoin de dix minutes pour fermer la caisse, et je serai à vous pour le reste de la soirée.
— Parfait. J’irai vous attendre sur la terrasse. J’en profiterai pour manger un morceau.
— Je vous rejoins le plus vite possible, et on prendra un verre… Façon de parler, bien sûr : si vous voulez que je vous parle sérieusement de la vie amoureuse de Marie-Thérèse, j’ai peur d’avoir besoin de beaucoup plus qu’un verre…
*****
Chloé s’installe sur la terrasse des Halles avec une assiette de nachos et une bouteille de Perrier, et profite de la pause. Elle avait encore les oreilles bourdonnantes des bruits de la route quand elle est arrivée à la boutique de l’opticienne et sa tête bourdonne maintenant de mille questions. Si elle pouvait calmer ces gargouillis cacophoniques qui se font entendre dans son ventre, ce serait déjà ça de pris. Elle avale avec délectation quelques nachos, tout en songeant que cette terrasse en bordure de la rivière est l’invention commerciale du siècle. À l’heure du dîner, elle est toujours bondée. Les gens qui travaillent dans le centre-ville de Milton se procurent leur lunch à l’un ou l’autre des comptoirs des Halles et s’installent ensuite où ils veulent sur la terrasse commune, un peu comme dans ces aires de restauration qu’on trouve dans les centres commerciaux – sauf qu’ici il y a du bois plutôt que du plastique, du ciel bleu plutôt que des néons, et de la vraie nourriture. Le soir, on s’y donne rendez-vous après le travail, on savoure une bière ou un verre de vin, on grignote des nachos sous les étoiles, et la première chose qu’on sait, c’est qu’on y a passé une bonne partie de la soirée.
Passé neuf heures, les lieux commencent habituellement à se vider tranquillement, mais ce soir, Chloé a eu quelque difficulté à se trouver une bonne place. Tout le monde semble s’être donné le mot pour profiter de cette belle soirée d’été – elles ont été si rares, en ce mois de juillet pourri.
— J’espère que je ne vous ai pas fait attendre trop longtemps, dit madame Duval en s’assoyant devant Chloé tout en déposant un petit plateau sur lequel se trouvent un carafon de blanc, un verre, une serviette de papier et une petite assiette contenant quelques olives. Je suis passée par le bar pour gagner du temps. Prenez des olives si vous voulez, elles sont délicieuses.
Avant même que Chloé ait pu en saisir une, madame Duval a rempli son verre et en a vidé la moitié d’un seul trait. Le geste est si étonnant que Chloé en reste interloquée.
— Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait tant de monde ici, dit-elle en posant son verre. Si j’avais su, je vous aurais proposé d’aller ailleurs, surtout que j’avais oublié que vous ne pouvez pas boire pendant votre service…
— Ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai eu le temps de manger des nachos, c’est parfait.
— Ce n’est pas très poli de boire en solitaire, je sais, mais je pense que je n’ai jamais eu aussi soif de ma vie… De cette soif-là, je veux dire… Je bois très peu habituellement, mais ce soir… Je n’aurais pas fermé l’œil de la nuit, de toute façon…
Elle vide le reste de son verre en deux gorgées, le remplit de nouveau et l’entame aussitôt.
Chloé la regarde porter le verre à ses lèvres et se félicite que les gens aient vu tant de séries policières dans lesquels les inspecteurs affirment ne pas avoir le droit de boire pendant leur service. Elle n’a donc pas à expliquer chaque fois qu’elle n’aime pas l’alcool, en service ou non, ce qui provoque immanquablement une pluie de questions plus indiscrètes les unes que les autres ; elle se voit alors obligée d’expliquer qu’elle n’est pas une ex-alcoolique, non, qu’elle ne fait pas partie d’une secte, ni n’a fait de vœu ; elle n’aime pas l’alcool, un point c’est tout. Demande-t-on à ceux qui n’aiment pas les épinards de s’en expliquer ? Consommeriez-vous un produit qui vous donne mal à la tête dès la première gorgée juste pour être polie ? Je ne suis pas une ancienne alcoolique, aurait-elle parfois envie de répondre, mais ça ne m’empêche pas d’essayer de prendre les jours un à la fois. Nous n’avons pas tellement le choix, de toute façon : s’il y avait moyen de les prendre par paquets de dix, nous serions toujours en vacances, non ? Buvez donc tant que vous voudrez, madame – surtout si ça peut vous aider à vous délier la langue.
Madame Duval grignote nerveusement quelques olives, puis elle prend encore une gorgée de vin. S’il est vrai qu’elle n’a pas l’habitude de l’alcool, elle ne devrait pas tarder à en ressentir les effets : ça en fait déjà beaucoup pour un si petit gabarit.
— Nous parlions de Denis et des sentiments qu’il vous inspirait… y a-t-il eu un froid entre Marie-Thérèse et vous à cause de lui ?
— Je n’ai jamais cherché à le lui voler pendant qu’elle sortait avec lui. J’aurais eu ma chance quand elle a rompu, mais il faut croire que je n’ai pas su la prendre… J’avais un faible pour Denis, bien sûr, mais j’adorais Marie-Thérèse. Quand nous étions ensemble, elle et moi, le temps passait toujours trop vite. Elle était fascinante, elle bouillonnait d’idées, de projets… La dernière fois que je l’ai vue, nous nous sommes répété une fois de plus que nous étions les deux filles les plus chanceuses au monde. Elle m’avait surnommée Dadou Domdom. Savez-vous pourquoi ?
— Non, mais j’avoue que je me suis posé la question…
— Nous avons composé quelques chansons quand nous avions quinze ou seize ans. À son initiative, comme de raison. C’est toujours elle qui avait ce genre d’idées. Elle écrivait des textes hermétiques sur des musiques planantes, avec des accords dissonants… C’était un peu touffu à mon goût, et très cérébral. Moi, je faisais tout le contraire : j’étais incapable de pondre autre chose que des parodies des succès des années cinquante, du rockabilly sur trois accords, avec plein de dadou dom dom et de sha-la-la. Un jour, nous avons pris le taureau par les cornes et nous avons envoyé des enregistrements de nos chansons à des maisons de disques. Marie-Thérèse n’a jamais obtenu de réponse. Moi, oui. À ma grande, à ma très grande surprise, une chanteuse populaire a enregistré une de mes chansons, qui a connu un honnête succès. Elle avait ralenti le tempo pour la rendre plus nostalgique et modifié quelque peu les paroles, mais c’était tout de même ma chanson à moi… Un an plus tard, j’ai reçu mon premier chèque de droits d’auteur. Cent cinquante-sept dollars… C’est à ça que nous pensions quand nous disions que nous étions les deux filles les plus chanceuses au monde : Marie-Thérèse vendait des images de ses mains, et moi j’avais fait fortune en vendant une chanson sur trois accords. La dernière fois que je l’ai vue, tout juste avant son départ, nous avons trinqué à notre chance, une fois de plus.
— Vous parlez de son départ…
— J’ai toujours utilisé ce mot-là. Dans mon esprit, Marie-Thérèse ne pouvait pas avoir disparu. Le mot est trop vague, trop… passif.
— Elle ne vous semblait pas déprimée, inquiète, préoccupée ?
— Pas du tout. Un peu mêlée, peut-être – elle avait détesté ses cours de pédagogie, elle disait qu’elle avait perdu son année –, mais pas du tout déprimée, non. Elle avait des milliers de projets, comme toujours. Elle voulait vraiment faire du journalisme et en parlait avec enthousiasme. Ça me rendait jalouse, ça aussi : elle avait toujours des idées emballantes tandis que moi, je m’apprêtais à prendre la relève de mon père et à passer le reste de ma vie à ajuster des lunettes.
— Vous n’avez pas composé d’autres chansons ?
— Bien sûr, mais personne n’en a voulu. On aurait dit que je refaisais toujours la même chose, que j’étais incapable de progresser. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, pourtant… J’ai eu un coup de chance, c’est tout. Je n’en ai pas gardé d’amertume : je n’ai jamais eu de rêve de gloire. Un peu d’amour m’aurait suffi… Tout ce qui me reste de cette époque, c’est mon surnom, et il y a bien longtemps qu’il a servi. Comment l’avez-vous appris, au fait ?
— C’était noté dans le dossier de Rochon.
Elle fixe son verre d’un air songeur et, s’apercevant qu’il y reste une goutte, la fait tourner pendant quelques instants. Elle la regarde en fronçant les sourcils, comme si elle essayait de lui parler par télépathie, puis finit par l’avaler. Elle pose ensuite son verre sur la table et le repousse quelques centimètres plus loin, d’un geste décidé.
— J’ai quelque chose à vous raconter à propos de Marie-Thérèse. Quelque chose que je n’ai jamais dit à personne. C’est un peu délicat, et je ne voudrais pas que ça apparaisse dans une déposition ou un rapport ou quelque chose de ce genre. Je préférerais que ça reste entre nous.
— Je vous écoute.
— Je pense que… Je pense que Marie-Thérèse était vierge. Je ne parle évidemment pas de son signe astrologique. Elle… Je pense qu’elle n’avait jamais connu d’homme – enfin, vous voyez ce que je veux dire.
Deux images apparaissent aussitôt dans l’esprit de Chloé tandis que madame Duval fait signe à un serveur de lui apporter un autre verre de vin : un boîtier de pilules posé sur une table de chevet, et un motard bedonnant qui s’active sur Marie-Thérèse, dans la cour de sa maison. Qu’elle ait pu rester vierge serait un miracle, pense Chloé, mais elle se retient de dire quoi que ce soit, ou même de manifester son incrédulité par quelque froncement de sourcils. Cache ton jeu, aurait dit Johnson. Contente-toi d’écouter, et dis-en le moins possible.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Elle me l’a dit. Nous étions très proches l’une de l’autre, vraiment très proches. Je lui faisais des confidences à propos des pilules et des condoms, ce genre de choses dont on préfère discuter avec une amie plutôt qu’avec sa mère. Je ne sais pas comment c’était pour vous les premières fois, mais pour moi, ça n’a pas été évident du tout – il faut dire que j’ai toujours eu une constitution plutôt délicate, et puis j’étais tellement stressée qu’il me fallait beaucoup d’alcool pour faire tomber mes inhibitions, ensuite il m’a fallu plusieurs années pour me passer d’alcool – en fait, je n’y suis jamais vraiment arrivée, mais c’est une autre histoire… Je lui faisais ce genre de confidences, vous voyez ? Mais elle, rien. Elle hochait parfois la tête en signe de connivence, c’est tout. La seule fois où j’ai réussi à la faire parler, c’était juste avant qu’elle parte pour Montréal. Je ne peux pas vous dire la date exacte, mais c’était autour de la Saint-Jean-Baptiste, il faisait chaud, un peu comme ce soir… Nous sommes assises dans sa cour, nous buvons du vin, peut-être que nous fumons un joint, je ne devrais peut-être pas dire ça à une policière, mais vous n’allez pas m’arrêter pour ça, bon, d’accord, nous avons fumé un joint, et elle me lance comme ça, de but en blanc, que son hymen est intact. J’ai pensé qu’elle faisait une blague, évidemment : nous étions dans les années soixante-dix, en pleine révolution sexuelle, personne n’avait encore entendu parler du sida, on pouvait faire ce qu’on voulait… Mais ce n’était pas une blague. Elle m’a dit qu’elle voulait se garder intacte pour celui qui serait le bon.
— Excusez-moi de vous interrompre, mais… Est-ce que le mot Corona vous dit quelque chose ?
— … Corona ? C’est une bière mexicaine, non ? Je ne vois pas ce que…
— Je parle d’un hôtel ou d’un bar qui existait dans ces années-là, et que Marie-Thérèse aurait pu fréquenter…
— Ça ne me dit rien. Pourquoi cette question ?
— Pour rien. Continuez…
— J’ai pensé qu’elle avait inventé ça pour me faire marcher ou pour se rendre intéressante – comme si elle avait besoin de ça ! –, ou que le joint avait de drôles d’effets sur elle, bref j’ai rangé ce souvenir dans un tiroir et je n’y ai pas repensé pendant des années, jusqu’à ce que mon premier mari me fasse des confidences. Je peux vous donner son nom si vous voulez, mais je préférerais vraiment que ça reste entre nous. Si vous allez le voir pour lui poser des questions à ce sujet, il saura que ça vient de moi, et je n’ai pas envie qu’il vienne se mettre le nez dans mes affaires, vous comprenez ? Le moins je le vois, le mieux c’est. Il ne vous apprendra rien de plus que ce que je vais vous raconter, de toute façon… Êtes-vous mariée ?
— Non.
— Vous avez un ami, un fiancé ?
— Non plus.
— J’ai été mariée deux fois, on ne m’y reprendra plus. Les hommes sont pathétiques – ceux de ma génération, en tout cas. Ils ont toujours quelque chose à prouver : « regarde, maman, regarde, je lance plus loin, je soulève de grosses roches, je cours plus vite, je bande plus fort… » Si leur maman ne les félicite pas cent fois par jour, ils passent le reste de leur vie à se plaindre qu’elle ne les comprenait pas… Mon premier mari… mon premier mari était sorti avec Marie-Thérèse avant de me connaître. Leur histoire n’a pas duré très longtemps. Un mois ou deux, je dirais. Pour Marie-Thérèse, c’était quand même long. Avant que vous me posiez la question, je peux vous dire que ça n’a pas jeté de froid entre elle et moi pour la simple et bonne raison qu’elle ne l’a jamais su : j’ai commencé à sortir avec lui en 1980, bien après son départ. Je ne veux pas que vous pensiez non plus que c’était systématique, que je prenais les restants de Marie-Thérèse, ou quelque chose du genre : Milton était une petite ville, dans ce temps-là, et nous avions les mêmes goûts, c’était donc inévitable que… Mais peu importe. Mon mari était déjà sorti avec elle, je le savais, mais nous n’en parlions jamais, lui et moi. C’était tabou. Et leur vie sexuelle était un sujet doublement, triplement tabou. Il a fallu des années avant que ça vienne sur le tapis. Nous avions… nous avions des difficultés sexuelles à ce moment-là, notre couple battait de l’aile, et nous avons suivi une thérapie. Il fallait expliquer à la thérapeute ce qui nous plaisait et ce qui nous déplaisait, et le chat est sorti du sac. Il m’a parlé d’une femme avec qui il était sorti avant de me connaître. Il ne l’a pas nommée pour me ménager, mais j’ai tout de suite compris de qui il s’agissait : les autres, il les nommait – il n’était pas du genre très subtil, comme vous le voyez… Bref, il me racontait qu’ils allaient ensemble au cinéma, ou dans un restaurant, peu importe, ensuite il venait la reconduire devant chez elle et ils s’embrassaient dans l’auto, ils se caressaient, ils faisaient tout ce que vous pouvez imaginer – vraiment tout –, sauf la pénétration. Il avait insisté pour aller plus loin, évidemment – ils n’étaient plus des enfants, ils avaient dix-neuf ans –, mais elle lui avait dit que c’était à prendre ou à laisser. Ce serait cela, ou rien du tout. Il a accepté que ce soit cela, et il y a pris goût. Il y a même tellement pris goût que ça l’excitait encore plus que la relation complète, en fait. Si ça n’avait été que de lui, ils auraient continué longtemps sur cette lancée, mais c’est elle qui a rompu – comme toujours. Mon mari me racontait tout ça et moi je l’écoutais sans rien dire, je me sentais rongée par en dedans, c’est comme si j’avais bu un litre d’acide à la petite cuiller : je savais qu’il me parlait de Marie-Thérèse, je le savais jusqu’au plus profond de mon ventre, et ce qu’il était en train de me dire, c’est qu’il avait eu plus de plaisir à la caresser sur la banquette d’une automobile qu’il en avait eu à faire l’amour avec moi, et qu’il en rêvait encore, après tant d’années… Qu’est-ce que je pouvais faire ? Lui proposer de le tripoter dans une automobile pour assouvir ses fantasmes pendant qu’il rêverait à Marie-Thérèse ? C’était trop. À partir de là, la rupture a été définitive. Vous m’avez demandé s’il y avait eu un froid entre Marie-Thérèse et moi ? La réponse, c’est oui. Mais c’était longtemps après son départ, et ça n’a pas duré très longtemps : une fois le divorce signé, j’étais plutôt d’humeur à remercier Marie-Thérèse de m’avoir aidée à me débarrasser de ce triste sire… Vous ne trouvez pas que cette expression est bizarre, vous ? Il n’y a jamais de joyeux sires…
— C’est vrai que c’est une drôle d’expression, répond Chloé sur un ton aussi peu sincère que possible.
Si la digression lexicale de madame Duval ne l’intéresse que très moyennement, pour rester polie, il en va autrement de ce qu’elle vient d’apprendre au sujet des mœurs sexuelles de Marie-Thérèse, et elle se sent presque coupable d’y accorder autant d’intérêt : Marie-Thérèse a beau être décédée depuis plus de trente ans, Chloé est mal à l’aise d’apprendre certains détails, mais son intuition lui dit cependant qu’elle a appris quelque chose d’important. Il y a décidément quelque chose d’étrange dans la vie sexuelle de cette jeune femme.
— Je dis peut-être n’importe quoi, poursuit Chloé, mais serait-il possible de penser qu’elle ait eu une maladie, ou une malformation quelconque qui l’aurait empêchée de faire l’amour ?
— J’imagine facilement une malformation qui empêcherait un homme de procéder à la chose, mais une femme ?
— Elle aurait pu avoir une maladie qu’elle ne voulait pas transmettre, et dont elle ne voulait pas parler.
— Je vous rappelle qu’elle m’avait avoué être vierge…
— Je sais bien, mais c’est une situation qui peut changer rapidement. Êtes-vous certaine qu’elle vous ait dit la vérité ?
— Quel intérêt aurait-elle eu à mentir sur un sujet comme celui-là ?
— Je ne sais pas… J’essaie de comprendre, c’est tout…
Pourquoi donc madame Duval avait-elle tenu à lui faire cette révélation ? Qu’est-ce que ça pouvait avoir à faire avec la disparition de son amie ? Il y a là un immense nœud, et Chloé ne sait pas sur quel bout tirer pour le démêler. La seule chose qui soit certaine, c’est qu’il faut y aller délicatement : tout ce qu’on risque en tirant trop fort, c’est de faire un nœud encore plus compact.
— Marie-Thérèse a-t-elle déjà consulté un psychologue ?
— Pas à ma connaissance. Nous n’avions pas ce réflexe, à l’époque. Ou alors il fallait être vraiment malheureux…
— Je dis n’importe quoi une fois de plus, mais… est-il possible de penser que Marie-Thérèse se posait des questions à propos de son orientation sexuelle ?
— Vous me demandez si elle était lesbienne ? Chose certaine, elle ne m’a jamais fait de propositions ! Je ne me souviens pas non plus que nous ayons déjà abordé le sujet, de près ou de loin… Vous savez, on n’en parlait pas aussi ouvertement qu’aujourd’hui. Ce n’était pas la grande noirceur, bien sûr, mais…
— Elle aurait pu être très confuse elle-même et ne s’en ouvrir à personne, pas même à sa meilleure amie.
— Écoutez, je ne pourrais évidemment pas mettre ma main au feu, mais je dirais que Marie-Thérèse était… normale, disons ça comme ça… Je me souviens de certains commentaires qu’elle me faisait à propos de Donovan ou de George Harrison – c’était son Beatle préféré… Non, vraiment, je ne crois pas…
— Et Denis ?
— Quoi, Denis ?
— Il était « normal », lui aussi ?
— Ça, c’est une autre histoire…
— Je dois vous avouer que l’idée qu’il puisse être… différent, disons, m’a traversé l’esprit dès que j’ai vu sa photo.
— Elle aurait traversé l’esprit de n’importe qui. S’il était attiré par les hommes, il ne m’en a jamais parlé, et je ne l’ai jamais surpris à faire ou dire quoi que ce soit qui puisse me faire croire hors de tout doute qu’il l’était. Cela dit…
— … Cela dit… ?
— Denis était un ami parfait, comme savent l’être les homosexuels : gentil, prévenant, cultivé, raffiné, pas menaçant… Les hommes étaient encore assez machos, à cette époque. Même ceux qui se prenaient pour des intellectuels roulaient des idées comme d’autres de leurs mécaniques. Denis était plus un artiste qu’un intellectuel : il jouait de la guitare, faisait de la photo, du dessin. Il était gentil, vraiment gentil, et ce n’était pas seulement une affaire de tempérament. C’était une question de volonté, il avait choisi de s’intéresser aux autres, vous comprenez ? Il était doué pour l’écoute, ce qui est très rare. Il aurait fait un excellent psychologue. Je sais que je ne réponds pas à votre question, mais j’essaie de vous tracer un portrait le plus juste possible… Je l’ai déjà vu embrasser Marie-Thérèse, mais ça ne prouve rien : peut-être qu’il n’avait pas encore trouvé son identité. Peut-être qu’il se cherchait…
— Peut-être que Marie-Thérèse se cherchait, elle aussi. Certaines personnes ne se trouvent que très tard, si je peux dire les choses comme ça. Certaines ne se trouvent jamais…
— Je suis obligée d’admettre que vous avez raison – comment pourrais-je vous prouver le contraire ? –, mais je vous répète que ça m’étonnerait.
Dominique termine son verre jusqu’à la dernière goutte et le contemple silencieusement, perdue dans ses idées. Chloé en fait autant avec son Perrier et se laisse aller dans ses réflexions, elle aussi, et il y a fort à parier que ce ne sont pas les mêmes. Peut-on vraiment se trouver ? pense-t-elle. Est-ce qu’on ne passe pas plutôt sa vie à se glisser entre les doigts ?
— Avez-vous rencontré Luc ? demande madame Duval en repoussant son verre le plus loin possible sur la table comme pour éloigner la tentation.
— Pas encore, non.
— Bonne chance…
— Pourquoi me dites-vous ça ?
— Il ne parle pas. Rien. C’est terrifiant. Quand nous avions douze ou treize ans, Marie-Thérèse et moi, nous nous amusions à nous mettre en travers de son chemin, juste pour l’obliger à dire excusez-moi, ou bien laissez-moi passer, mais il nous contournait sans rien dire, sans nous regarder, sans jamais nous toucher non plus. J’ai toujours eu peur de lui.
— Pensez-vous qu’il pourrait avoir quelque chose à voir avec la disparition de Marie-Thérèse ?
— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’a jamais laissé paraître la moindre trace d’émotion quand sa sœur est disparue. Toute la ville était sens dessus dessous, tout le monde ne parlait que de ça, mais lui, il allait s’installer près du pont avec une boîte de biscuits et il regardait passer les trains. Nous parlons d’un homme de vingt-quatre ans. Vous trouvez ça normal, vous ? Je crois que je prendrai encore un peu de vin, à bien y penser. Vous avez encore du temps ?
*****
Il est presque minuit quand Chloé ouvre enfin la porte du condo : toutes les lumières sont éteintes, sauf le néon qui éclaire le comptoir de la cuisine. Roxanne dort sûrement depuis longtemps : elle se lève toujours très tôt le matin, qu’elle travaille ou non.
Chloé est matinale, elle aussi, et elles ont souvent évoqué toutes les deux un monde idéal dans lequel il n’y aurait que des matins : à midi, ce serait déjà le soir, et on irait se mettre au lit vers deux heures ; on dormirait jusqu’à cinq ou six heures, et ce serait déjà un autre matin. On déborderait toujours d’énergie, la chaleur ne serait jamais accablante, on ne boirait que du jus d’orange et on ne mangerait que des croissants aux amandes. Leur aurait-on indiqué sur quelle planète aller pour avoir un tel horaire qu’elles auraient pris la première fusée pour s’y rendre.
En attendant, Chloé est toujours sur Terre, et elle tombe de sommeil. Elle prend quand même le temps de jeter un coup d’œil au courrier que Roxanne a déposé sur la table. Des factures et des publicités, comme d’habitude, mais aussi le dernier exemplaire de Somerset Studio, qu’elle commence aussitôt à feuilleter.
Elle devrait sans doute l’apporter dans son lit et l’utiliser pour se changer les idées avant de s’endormir, mais elle se dirige plutôt vers son bureau, ouvre son portable, se branche sur Internet et tape Donovan. Quelques secondes lui suffisent pour entreprendre un voyage qui l’emmène au cœur des années soixante, où un gentil jeune homme aux cheveux bouclés et à la voix chevrotante lui chante Mellow Yellow et Lalena sur fond de peintures psychédéliques. Il ne manque rien à cette caricature des années hippies, pas même le Maharishi Mahesh Yogi : sur cette célèbre photo où tout le monde porte des colliers de fleurs, on voit notre ami Donovan en compagnie des Beatles, de Marianne Faithfull, de Mia Farrow et de sa sœur Prudence, que John a immortalisée dans une de ses chansons.
Un gentil garçon, ce Donovan. Doux, pas menaçant. Si Chloé avait eu quinze ans dans les années soixante, elle l’aurait sans doute aimé, elle aussi.
Elle écoute encore quelques-unes de ses chansons puis les transfère sur son iPod. Elle fait de même avec Turn, Turn, Turn, des Byrds, qu’elle ne connaissait pas. Elle ajoute le Suzanne de Leonard Cohen, tant qu’à faire, et Bird on a Wire, et Marianne : le disque se trouvait dans la discothèque de Marie-Thérèse, elle a dû les écouter des dizaines de fois…
À trois heures du matin, elle est encore là, à constituer le fichier Marie-Thérèse. Perfectionniste, Chloé ? Allons donc.