LES CHEVEUX DE la petite fille s’embrasèrent. Sam déchaîna de nouveau ses pouvoirs et sa chair s’enflamma à son tour. Pendant tout ce temps, l’enfant, le gaïaphage, le dos tourné à l’assistance, le dévisageait avec une fureur incommensurable. Ses yeux bleus ne cillaient pas. Alors même qu’il brûlait, sa bouche angélique grimaçait un sourire cruel et moqueur.
Gaia avait allumé un feu avec des branchages rassemblés par Diana. Ça n’avait rien d’un feu de joie. Les braises s’éteindraient vite et, une fois de plus, Diana devrait dormir à même le sol glacé.
Deux jours plus tôt, elle avait hésité à rejoindre Caine, qui faisait équipe avec Sam. Elle avait failli laisser Gaia en plan et courir vers lui.
Drake l’en aurait peut-être empêchée, et Gaia aussi. Mais pour une raison inexplicable, elle avait épargné Caine, juste avant que Sam ne déchaîne sur elle ses rayons destructeurs.
À ce moment-là, Diana aurait pu retourner auprès de Caine ; elle en avait même eu envie.
Alors que s’était-il passé ? Était-elle restée avec Gaia par devoir maternel ? Gaia poussait des cris atroces, terrifiants. Elle était blessée.
« Oui, songeait à présent Diana, et puis j’étais trop désespérée, j’avais trop faim, trop froid. » Ça avait dû jouer. Gaia était sa fille et celle de Caine. Quelle idée improbable ! Et quand elle était née dans la douleur et dans le sang, Diana avait senti un lien indestructible se nouer. Il était rassurant, ce lien, parce que auparavant Diana n’aurait pas cru être capable de l’éprouver. Il signifiait qu’elle était humaine, qu’elle était une femme, qu’elle pouvait ressentir quelque chose pour le bébé qu’elle avait mis au monde.
Malgré tout, il y avait encore un espoir pour Diana.
Mais elle avait aussi ressenti de la peur. Gaia était un beau bébé à sa naissance. Et, pas de doute, elle redeviendrait belle une fois que ses horribles brûlures auraient cicatrisé. Mais elle ne serait jamais une enfant ordinaire car une autre force l’habitait :
Gaia était la créature du gaïaphage. Il la possédait. Il avait brutalement étouffé le peu de personnalité que le bébé avait eu le temps de développer pour imposer la sienne. Diana s’en était vite aperçue, elle avait protesté à grands cris, mais le gaïaphage s’en fichait. Il s’en fichait déjà à l’époque où il n’était encore qu’un magma verdâtre au fond d’une caverne, et il s’en fichait encore maintenant qu’il avait pris la forme d’une petite fille à la chair et aux cheveux brûlés qui contemplait les braises d’un air méditatif.
— Némésis, chuchota-t-elle pour la énième fois, comme si elle parlait à l’oreille d’un ami.
Diana savait que sa fille ne l’aimerait jamais. Qu’elle avait été bête d’y croire ne serait-ce qu’un instant !
À moins que…
« À moins que quoi ? songea-t-elle avec colère, car quand elle jugeait, elle ne s’épargnait pas plus que les autres. À quel espoir ridicule tu t’accroches, Diana ? Tu sais bien qui est ta fille. Tu sais bien qu’elle n’est pas vraiment de toi. »
Pourtant, Gaia était si jolie à la lumière du feu ! « Imagine, se torturait Diana, imagine un peu si ce n’était qu’une petite fille, ta fille. Imagine le miracle qu’elle te renverrait. Imagine ce que tu ressentirais, Diana, si cette jolie fillette était vraiment de toi. »
Une jolie fillette, parfaite en tout point… Une terrible, une obscure créature.
— Tu ne sentiras rien, mon petit Némésis, dit Gaia comme pour elle-même.
Diana allait-elle se laisser une fois de plus entraîner sur la mauvaise pente ? D’abord Caine, et maintenant Gaia ? Ses remarques aussi cinglantes qu’inutiles étaient-elles tout ce qu’elle avait pour se défendre ?
Pendant sa brève grossesse, elle s’était laissée aller à fantasmer sur la maternité. Elle serait une meilleure mère que la sienne. Elle se voyait devenir quelqu’un de bien. Elle s’en sentait capable. Elle n’était pas obligée de rester celle qu’elle était devenue. Le salut était encore possible.
— La fin, c’est toujours la meilleure partie d’une histoire, dit Gaia sans s’adresser à personne en particulier.
Diana s’était imaginé la rédemption, un nouveau commencement en tant que mère.
Elle avait cependant enfanté un monstre qui ne s’intéressait qu’à son sort.
— Je ne fais jamais les bons choix, murmura-t-elle en s’allongeant sur la terre, les bras serrés autour d’elle pour se tenir chaud.
— Quoi ? fit Gaia en levant les yeux vers elle.
— Rien, répondit Diana avec un soupir.
Le petit Pete devenait de plus en plus petit. Du moins c’est ce qu’il lui semblait. Il avait l’impression de rapetisser, et il n’était pas sûr de s’en plaindre. Peut-être même que c’était un soulagement.
La vie avait toujours été bizarre et déconcertante pour Pete Ellison. Dès sa naissance, le monde l’avait agressé avec des sons, des couleurs et des contacts désagréables. Toutes ces sensations faciles pour n’importe qui le terrifiaient et le submergeaient. Les autres, ils étaient capables de faire le tri. Les autres, ils savaient faire taire les bruits, mais pas Pete. Pas tant qu’il avait été prisonnier de son corps.
Et ce corps, c’était bien le problème. Il avait été si heureux de s’en délivrer ! Quand sa sœur, Astrid, avec ses yeux bleus perçants et ses cheveux jaunes s’enroulant comme des serpents sur sa tête, l’avait tué, il avait été… soulagé.
Pete avait emporté son pouvoir, avec lequel il avait fait de grosses bêtises. Il le voyait bien, maintenant. Il comprenait ce qu’il avait infligé à Taylor. Il n’avait plus le droit de jouer avec ces figurines abstraites, parce qu’en réalité c’étaient des êtres humains.
Et voilà qu’il s’affaiblissait comme ces lumières commandées par des interrupteurs spéciaux. Il y en avait une à la maison, dans la salle à manger. Un variateur de lumière, c’est comme ça que sa mère l’appelait.
Peu à peu, la lumière au fond de lui s’amenuisait.
Il avait longtemps eu l’impression d’être un élastique sur lequel on tirait trop. Une extrémité était reliée à son corps et l’autre… eh bien, à l’endroit où il se trouvait désormais. Mais maintenant que son corps avait disparu, l’élastique s’était resserré. Ce n’était pas si terrible, en y réfléchissant.
Il pouvait voir l’Ombre et elle-même pouvait s’insinuer dans son espace à lui. Cette créature qui se faisait appeler gaïaphage avait elle aussi connu le déclin, mais elle avait retrouvé ses forces et un corps comme point d’ancrage.
Parfois, Pete arrivait à écouter les pensées du gaïaphage. Il savait qu’il l’épiait, qu’il se moquait de sa faiblesse, mais qu’il n’en était pas moins nerveux. Il avait tenté tant de fois de l’atteindre avec ses tentacules. Il avait surgi tant de fois dans son dos. Il avait essayé tant de fois de mettre la main sur lui, de l’induire en erreur, de lui dicter sa conduite.
L’Ombre se réjouissait qu’il s’affaiblisse car, quand il aurait complètement disparu, son pouvoir disparaîtrait, lui aussi.
Elle lui chuchotait à l’oreille : « Tu ne sentiras rien, mon petit Némésis. Ce sera la fin, rien de plus, comme dans les histoires que ta sœur te lisait. Tu te souviens ? Tu voulais toujours qu’elles se terminent vite parce que sa voix, ses yeux et ses cheveux jaunes t’agressaient.
Ne lutte pas, Némésis.
La fin, c’est toujours la meilleure partie d’une histoire. »
Au coucher du soleil, Orc avait grimpé sur les hauteurs qui surplombaient Perdido Beach. Aux abords de la barrière qui s’élevait au sommet de la colline et la scindait en deux, il avait rampé de peur que sa silhouette se détache sur le ciel étoilé. Il avait parcouru les cinquante derniers mètres à plat ventre.
On ne pouvait toujours pas toucher la barrière. De ce côté-là, rien n’avait changé. Par contre, on pouvait voir à travers, comme avec une vitre. Ce qui sous-entendait que les gens de l’autre côté voyaient aussi ce qui se passait ici.
Cette idée le rendait malade.
Il risqua un œil par-dessus les hautes herbes jaunies par le soleil. Il n’y avait personne sur la colline ; ils étaient tous partis du côté de l’autoroute. Là-bas, il y avait tellement de lumières ! Le fast-food, les motels, éclairés comme des arbres de Noël… Et puis les phares des voitures, des vans et des camping-cars arrêtés sur les voies, qui formaient le plus grand embouteillage du monde ! Il y en avait jusqu’à l’horizon. Des gyrophares clignotaient ici et là, la police essayait de remettre un peu d’ordre dans ce chaos. Le problème, c’est que l’autoroute s’arrêtait net au pied de la barrière. Un rond-point avait été aménagé au bulldozer, mais avec toutes ces voitures stationnées sur le bas-côté et sur les voies, cette histoire de rond-point ne réglait rien du tout. C’était une succession ininterrompue de feux arrière avançant au ralenti.
Quelques gros camions satellite bardés d’antennes paraboliques étaient garés à deux pas de la barrière. Un peu plus loin, il devait y avoir une base militaire, car récemment il avait aperçu des uniformes verts et des jeeps.
Le néon rouge, vert et or de la chaîne de fast-foods Carl’s Jr. brillait dans le noir. Rien qu’à le regarder, il en avait l’eau à la bouche. Des frites ! Il aurait donné n’importe quoi pour des frites et un milk-shake au chocolat.
De là où il se trouvait, il ne pouvait pas voir les gamins agglutinés de l’autre côté de la barrière, mais il savait qu’ils étaient là parce qu’il les entendait crier.
Une fillette à la voix suraiguë s’époumonait : « Maman ! Maman ! »
Tout le monde s’accordait à penser que la fin était proche. Ils étaient tous persuadés que la barrière tomberait tôt ou tard. Caine, qui se faisait appeler Sa Majesté Caine, avait demandé à Orc de l’aider à remettre les enfants au travail car dans la Zone, chaque jour il fallait se battre pour manger, et la famine rôdait toujours.
Évidemment, Orc avait refusé. Pas question. S’il descendait là-bas, toutes les caméras braqueraient leur objectif sur lui. Les gens pousseraient de grands cris : il ne pourrait pas les entendre, non, mais il les verrait pointer le doigt sur lui.
Orc avait toujours été un garçon costaud, mais à présent il mesurait près de deux mètres de haut et, même avec les bras le long du corps, il était presque aussi large. Sa peau était recouverte d’une substance qui ressemblait à du gravier ou à du goudron pas encore sec.
Orc était devenu un monstre.
Oh, qu’il avait envie de boire un coup ! S’il avait été ivre mort, alors peut-être qu’il serait descendu là-bas, dans la vallée de l’ombre. Mais sobre, non, il ne pouvait pas le supporter. Sa mère y était peut-être, si son père ne l’avait pas tuée entre-temps.
Il essaya de se la représenter sans bleus sur la figure ou sans poignet plâtré… C’était impossible.
Quant à son père… il ne voulait même pas penser à lui. Pourtant, les images surgissaient dans sa tête contre sa volonté : il le jaugeait de son œil glacial d’ivrogne et s’arrangeait pour que lui, Charles Merriman, que tout le monde appelait Orc, baisse la tête et regarde ailleurs.
Ça l’amusait, son père, de le voir s’efforcer désespérément de l’éviter. Il allait même jusqu’à faire ses devoirs tandis que l’autre buvait bière sur bière puis les jetait à côté de sa chaise, à l’affût du moindre prétexte pour lui tomber dessus.
Sobre, son père était distant, indifférent. Saoul, c’était un monstre. Comme Orc, mais en moins laid.
Il se demanda si son père savait qu’il pouvait venir jusqu’ici pour toiser son fils à travers la paroi du dôme. Et que dirait-il en le voyant ? Il aurait ce ricanement typique qui semblait dire : « Tu n’es qu’un bon à rien. »
Si ça arrivait…
Son père, il était baraqué. Mais Orc était plus costaud que lui, désormais, et il avait de la force à revendre. Il pouvait le casser en deux comme un bout de bois mort.
De son gros doigt osseux, Orc toucha délicatement le petit bout de peau humaine près de sa bouche. Ça le chatouillait.
Si la barrière tombait, on verrait sa tête sur toutes les chaînes de télé. Et tôt ou tard, son père la verrait, lui aussi. Orc était certain que, s’il recroisait la route du bonhomme, il le tuerait.
C’était la mort qui rôdait dans la vallée. La mort et le mal. Et Dieu avait intérêt à se dépêcher s’il voulait éviter une catastrophe.
— Fais qu’elle ne tombe pas, Seigneur, dit-il. Je sais qu’ils veulent tous retrouver leur mère et tout mais, s’il te plaît, Dieu, fais que la barrière ne tombe pas.
Sam avait fini par s’endormir tout nu, à plat ventre, la tête tournée de l’autre côté.
Il avait laissé une lumière allumée. Sam, le héros des enfants de la Zone, avait un peu peur du noir, aussi il avait laissé une veilleuse pour éclairer leur petit espace plongé dans l’obscurité.
Il ne s’agissait pas d’une veilleuse à proprement parler, mais d’une minuscule sphère lumineuse pas plus grosse qu’une bille qui flottait dans un coin, juste au-dessus de la couchette. Astrid avait scotché dessus un bout de papier rouge pour atténuer sa lumière verdâtre. Le scotch s’était décollé, si bien que l’abat-jour de fortune, agité par la faible brise qui faisait doucement tanguer le bateau, ne bloquait plus la lumière que par intermittence. Quand elle revenait, Astrid distinguait un dos large, un postérieur rond et pâle, un bout de cuisse musclée. Quand elle s’éteignait, elle ne discernait plus qu’un souffle, une odeur, une chaleur corporelle.
Elle aurait dû le border avec les couvertures. Il finirait par se réveiller à cause du froid ; alors, il s’apercevrait qu’elle ne dormait pas et ça l’inquiéterait.
« Mais pas tout de suite », songea-t-elle.
Elle essayait de lire dans la semi-pénombre. C’était un manuel juridique, et il avait fini par la convaincre qu’elle ne deviendrait jamais avocate. Elle pouvait lire n’importe quoi mais ce livre était trop ennuyeux et ne parvenait pas à la distraire de la vue.
Elle se sentait heureuse.
La seule idée du bonheur était absurde, presque un crime. La situation était désespérée, mais c’était le cas depuis longtemps. Le désespoir était devenu la norme.
Si la barrière disparaissait… si c’était vraiment la fin de la partie… Ils avaient quinze ans. Là-bas, de l’autre côté, il n’existait aucune loi qui leur permette de vivre ensemble.
Ils avaient connu l’enfer. Ils en avaient même connu plusieurs, et pourtant ils étaient toujours côte à côte. Cependant, aux yeux de la loi, ça ne signifiait rien. D’un simple claquement de doigts, ses parents ou la mère de Sam pouvaient détruire tout ce qu’ils avaient construit.
Ce n’était pas la première fois qu’Astrid se disait que la fin de la Zone ne serait peut-être pas une si bonne nouvelle.