POUR ASTRID, C’ÉTAIT une nouvelle nuit loin de Sam. Sa présence lui était vite devenue indispensable, bien qu’elle ait dormi seule pendant quinze ans. N’avait-elle pas toujours vécu près de lui ? Ne s’était-elle toujours pas réveillée avec ses caresses ?
Elle s’efforça de ne pas penser à lui. Mais tout dans cette cabine réveillait son souvenir. Elle essaya aussi de ne pas penser à Drake, dont la tête se trouvait dans une glacière au fond du lac, à cinq ou six mètres de profondeur.
Un pas lourd résonna sur le ponton, puis sur le pont de la péniche. Astrid s’empara de son fusil et alla jeter un coup d’œil au-dehors. Le garde d’Edilio aurait dû arrêter l’intrus. Elle entendit quelqu’un uriner dans l’eau non loin d’elle et comprit : ce devait être la sentinelle en question.
Astrid traversa le couloir en braquant son arme devant elle, gravit sans bruit les marches accédant au pont supérieur et aperçut Dahra Baidoo dans les bras d’Orc.
— Ne tire pas, dit-elle, les dents serrées.
— Dieu m’a envoyé la sauver ! s’écria Orc.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Astrid en posant son arme pour l’aider à allonger la blessée sur une banquette.
— Je suis tombée de vélo en venant te voir, répondit Dahra. J’ai une entorse à la cheville.
— Elle a triplé de volume, observa Astrid.
— Oui, Astrid, je m’en suis aperçue.
D’habitude, Dahra n’était pas du genre à donner dans le sarcasme, mais Astrid ne pouvait pas lui en vouloir.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
— Il va falloir que tu m’emmènes voir Lana dès que je t’aurai expliqué la raison de ma visite.
— Peut-être que je peux m’arranger pour qu’on te ramène en voiture, suggéra Astrid en se demandant si l’état de Dahra le justifiait.
Auquel cas, elle devrait trouver une façon de rentabiliser le trajet. Peut-être qu’elle pourrait en profiter pour vérifier si Sam était dans les parages…
— Je t’écoute.
— D’abord, il faut que je mange quelque chose, dit Dahra.
— Bon, puisque tu es blessée, je peux te donner un bol de nouilles déshydratées. Je suppose que vous y avez droit tous les deux.
Pendant que l’eau chauffait, Dahra se détendit et raconta son histoire.
— Je suis tombée sur Connie Temple, la mère de Sam, à la barrière. Elle veut te parler.
— Moi ?
Astrid fronça les sourcils.
— Elle dit que ça commence à sentir le roussi dehors. Et elle a raison. J’ai vu une pancarte sur laquelle il était écrit : « Tuons-les tous et laissons Dieu mettre de l’ordre dans tout ça. »
— Ce n’est pas très chrétien, ça, commenta Orc dans un soupir.
— Ça non, répliqua sèchement Astrid.
— Je suppose que Mme Temple veut en discuter avec quelqu’un. Sam est parti, Edilio trop occupé, il ne restait donc plus que toi, Astrid.
— Je suis le troisième choix ?
Dahra haussa les épaules et tressaillit de douleur.
— Elle t’attend près de la barrière. Désolée, j’aurais voulu t’avertir plus tôt, j’ai mis plus de temps que prévu. Demain, peut-être ? Il te faudra du papier et un crayon pour communiquer.
Astrid réfléchit quelques instants.
— Merci, Dahra, dit-elle enfin. Et merci, Orc.
— C’était pas moi, dit-il d’un ton solennel en levant un index boudiné vers le ciel. Peut-être qu’Il a des projets pour moi.
Astrid sourit.
— Tu es vraiment devenu un type bien, Orc. S’il existe un exemple de rédemption, c’est toi.
Elle le serra dans ses bras avec un peu d’appréhension. Comme son corps était bizarre au toucher ! Il semblait trop ému pour parler. Astrid s’écarta de lui, l’esprit déjà tourné vers ce qu’elle et Sam appelaient « la fin de la partie ». Ce n’était pas tout d’avoir survécu à une guerre ; il fallait prévoir la suite.
Elle était contente que Connie Temple demande à la voir. Se préparer à l’après, c’était sans doute la chose la plus importante qui restait à faire. Et Astrid pensait qu’elle pouvait s’acquitter parfaitement de cette tâche.
Gaia chantait. Plutôt mal, certes – elle avait la voix fluette et aucune expérience de la musique – mais elle chantait, les écouteurs vissés sur les oreilles.
Ils s’étaient installés derrière une butte, tout près du lac. Gaia avait allumé un petit feu de brindilles. C’était Diana qui lui en avait donné l’idée en espérant que la lueur des flammes serait visible du lac et que Sam prévoyait déjà une attaque surprise qui mettrait un terme à cet enfer.
Alex ne semblait pas d’humeur à bavarder. En tout cas, pas avec elle. Entre deux phrases inintelligibles, il répétait sans cesse : « Fondu, mec. Fondu. » Quoi que cela puisse signifier, il avait manifestement perdu la boule.
Diana espérait qu’il tomberait dans les pommes ou qu’il s’endormirait. Elle ne lui faisait pas confiance : il pouvait la trahir pour se faire bien voir de Gaia.
Diana avait déjà vu des gens péter les plombs. Mais jamais aussi vite. Était-il déjà paumé ou fragile avant de s’aventurer dans cet enfer ? Ou était-ce dû à son âge ?
Elle réfléchit à la question pendant quelques instants. On disait les enfants capables de résister à bien des chocs, ce qui impliquait que les adultes étaient moins solides. Diana se demanda comment les choses se seraient passées avec trois cents adultes piégés dans la Zone en compagnie du gaïaphage et de dangereux mutants, humains ou non.
Mais là n’était pas la question. Elle devait agir avant Gaia. Elle était certaine qu’elle attendait la tombée de la nuit pour attaquer, or il faisait presque noir.
Le moment était donc venu. La fin avait sans doute sonné pour Diana, mais tant pis. « Mon pouvoir secret : prendre les mauvaises décisions », songea-t-elle.
— Il faut que j’aille faire pipi, annonça-t-elle, les dents serrées.
Elle se redressa péniblement en faisant craquer ses genoux. Gaia ne leva même pas la tête, et Diana s’aperçut qu’elle avait les yeux fermés. En ce moment même, elle paraissait moins redoutable. On aurait pu croire qu’elle dormait si elle ne s’était pas remise à fredonner. Diana s’éloigna en s’efforçant de paraître nonchalante malgré ses jambes raides.
Gaia ne sembla même pas s’apercevoir de son départ, mais Diana craignait qu’Alex n’y voie le signal pour s’enfuir à son tour. Heureusement, il était trop occupé à répéter « Fondu, fondu » et à feindre d’apprécier la voix de Gaia dans l’espoir ridicule qu’elle finirait par se prendre d’affection pour lui. « Pauvre crétin, pensa Diana. Prie plutôt pour qu’elle n’ait pas un petit creux. »
Ils se trouvaient dans un endroit vallonné. De gros rochers émergeaient çà et là de la terre dure. Des touffes d’herbe sèche poussaient autour d’un bosquet d’arbres noueux. Diana reconnut l’endroit : le jardin de Sinder était situé juste de l’autre côté de la colline. Le lac était donc à moins de quatre cents mètres.
Dès qu’elle fut assez loin, elle détala. En dépit de la lune – la vraie, pas l’imitation qu’ils voyaient auparavant – qui venait de se lever, il faisait très sombre. Diana trébucha à plusieurs reprises, sans cesser de courir. Elle se blessait chaque fois qu’elle tombait, mais elle avait vécu bien pire. Elle espérait que Sam, Dekka, Brianna et tous ceux qui se sentiraient de taille à affronter Gaia se trouvaient de l’autre côté de la colline.
Sam l’aimait bien, il avait été gentil avec elle ; il pouvait la sauver. Elle se cramponnait à cet espoir. En l’absence de Caine pour jouer les chevaliers en armure, il restait Sam.
Elle entendait le crissement de ses pas dans le sable, son souffle entrecoupé, les martèlements de son cœur. L’espoir renaissait, or il était cruel.
Apercevant une silhouette au loin, elle se précipita vers elle.
— Hé, qui va là ? cria une voix juvénile.
— Diana, chuchota-t-elle d’un ton pressant. Parle moins fort !
— Montre-moi ton visage !
Elle se força à ralentir – elle ne voyait pas l’utilité de se faire tirer dessus par ses sauveurs – et attendit que le garçon l’ait reconnue. Pour sa part, son visage ne lui disait rien, mais elle ne s’était pas fait beaucoup d’amis au bord du lac.
— Tu peux donner l’alerte ? demanda-t-elle.
— Hein ?
— L’alerte ! répéta-t-elle d’un ton cassant.
— Je peux tirer en l’air.
— Non, elle va t’entendre. Viens, il faut les prévenir !
La peur de Diana était contagieuse, et le garçon ne se fit pas prier. Devant eux ils apercevaient les lumières du lac, des bougies pitoyables allumées derrière les vitres des caravanes et les hublots des bateaux.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda le garçon, hors d’haleine, dans son dos.
— Le diable arrive, répondit Diana.
Elle jeta un coup d’œil en arrière : aucun signe de Gaia. Mais elle déferlerait comme un ouragan, aussi vite que Brianna. Diana ne la verrait même pas venir.
Elle déboula dans le campement constitué d’une douzaine de caravanes et de camping-cars, de tentes en mauvais état, et de quelques bateaux amarrés au ponton ou un peu plus au large.
Diana avait vécu là quelque temps, elle connaissait donc les lieux. Elle se précipita vers la péniche en criant :
— Sam ! Sam !
— Sam est sorti, dit la sentinelle, à bout de souffle.
— Quoi ?
— Il est parti à Perdido Beach.
Cette nouvelle lui fit l’effet d’un coup de poing dans l’estomac. Sans Sam, ils n’avaient aucune chance de vaincre Gaia. « Cruel espoir, tu m’as encore eue ! »
Dekka surgit sur le pont.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Dekka ! Dieu merci. Gaia est de l’autre côté de la colline. Elle va tuer tout le monde.
Dekka resta un instant interdite. C’était la première fois que Diana décelait de la peur sur son visage. Dekka se tourna vers le garde et dit :
— Va chercher Jack immédiatement !
— Qui d’autre est là ? demanda Diana.
— Tu parles de ceux qui peuvent se battre ? Il n’y a que Jack et moi. À moins que Brise ne soit déjà rentrée. Brise ! Brise ! Si tu es là, réveille-toi ! (Silence.) Peut-être qu’elle s’est endormie, mais elle est sortie patrouiller un peu plus tôt dans la journée, je crois. Brise !
Une silhouette imposante apparut à son tour sur le ponton, et Diana reconnut Orc avec soulagement.
— Orc ! s’exclama Dekka. Heureusement que tu es là ! Est-ce que Brise est dans les parages ?
Orc secoua la tête.
— Mais moi je suis là parce que le Seigneur m’envoie.
— Je suis bien contente qu’Il t’ait appelé ! (Dekka saisit le bras de Diana.) Qu’est-ce qu’elle peut contre nous ? C’est quoi, son pouvoir ?
— Elle prétend qu’elle les possède tous. Mais si tu meurs, elle perd ton pouvoir. C’est pour cette raison qu’elle n’a pas tué Sam et Caine. Elle garde les mutants pour la fin.
— Pourquoi est-ce qu’elle veut tuer tout le monde ?… Oh, laisse tomber. Où est Astrid ?
— Aux toilettes, répondit Orc. Elle arrive.
Astrid et Jack accoururent, précédés par le garde qui était allé les chercher.
— Gaia sera là d’une minute à l’autre, expliqua brièvement Dekka.
Elle répéta ce que Diana lui avait raconté.
— Il faut évacuer dans les bateaux, dit Astrid.
— On peut aussi se battre ! protesta Dekka. Moi, Jack, et Orc, on peut l’affronter !
— D’accord, mais les autres devront se réfugier sur l’eau, répliqua froidement Astrid. Il faut suivre les consignes.
Dekka hocha la tête et ordonna à la sentinelle de donner l’alerte.
— Non ! s’écria Diana. Soyez discrets ! Si elle entend quoi que ce soit…
— Tu as raison.
Se réfugier sur les bateaux amarrés au milieu du lac… Un jour, ils avaient réussi à repousser une attaque pourtant déterminée de Drake grâce à cette simple tactique. L’eau était leur seule défense.
— Dahra est en bas dans la péniche, annonça Astrid. Elle s’est blessée et elle ne peut pas courir. Dekka ?
— Jack, Orc et moi, on devra faire barrage entre Gaia et le lac. Si on grimpe au sommet de la falaise là-bas…
— D’accord, dit Astrid.
— J’aurais aimé que Sam soit là, marmonna Diana.
— Et moi, donc, répliqua sèchement Astrid, mais on n’a que Dekka, Jack et Orc sous la main. C’est un début.
— Non, dit Jack.
— Quoi, non ? fit Dekka, étonnée.
— Je ne me battrai pas. Vous avez vu ce qui m’est arrivé la dernière fois ? J’ai failli crever !
— Et tu crèveras si tu refuses de te battre, lâcha Diana. C’est du gaïaphage qu’on parle. Il a prévu de tuer tous les humains pour éviter que le petit Pete s’incarne en l’un d’eux.
Astrid leva les sourcils.
— Ah, intéressant.
— Tu trouves, madame Spock ? C’est « fascinant », la réplique exacte ! s’écria Diana avec un grognement de frustration. Quelqu’un a quelque chose à grignoter ? Si je dois mourir, j’aimerais bien que ce soit avec le ventre plein.
— Je ne me battrai pas, répéta Jack, obstiné. C’est pas parce que je suis costaud que je sais faire.
— Que tu te battes ou non, il y a de fortes chances pour que tu y passes. Tu comprends à qui tu as affaire, là ?
Jack se contenta de secouer la tête. « Plus solides que les adultes ? Tu parles ! songea Diana. Il est aussi fêlé qu’Alex. »
— Il faut démarrer le moteur de la péniche et larguer les amarres, dit Astrid. Dekka ? Orc ? Bonne chance. Jack, tu peux au moins aider les autres à embarquer.
Prenant Diana par le bras, Astrid l’entraîna à l’écart tandis que les autres se dispersaient, et la regarda droit dans les yeux.
— Je te conseille de la fermer au sujet de Petey et de cette histoire de pouvoirs.
— Pourquoi tu me serres le bras ? marmonna Diana. Lâche-moi !
Astrid obéit mais se rapprocha d’elle.
— Je veux dire par là que si ça s’ébruite et que Sam est tué, Caine mourra aussi. Tu m’as bien comprise ?
Les enfants surgissaient déjà des tentes et des caravanes pour se précipiter vers le ponton. Voyant qu’une évacuation s’organisait, ceux qui étaient à bord des bateaux mirent les moteurs en marche ou vinrent chercher à la rame leurs amis restés sur la terre ferme.
La procédure d’évacuation ayant été répétée à maintes reprises, grâce à l’insistance d’Edilio, tout se déroulait comme prévu.
Et soudain, dans un déluge de lumière qui éclaira les collines alentour, Gaia déferla sur eux