15
38 heures,
58 minutes
LE CAMPEMENT DU lac était devenu un brasier.
Astrid nagea jusqu’à la berge, transie par l’eau glacée et en état de choc. Elle se traîna lourdement sur le sable. Dekka se trouvait déjà sur la rive et Diana les suivait de près.
D’autres survivants nageaient dans la même direction ou venaient de sortir de l’eau. Aucun d’eux ne parlait mais ils étaient nombreux à pleurer à chaudes larmes.
Les eaux du lac se mirent à tourbillonner et soudain, une énorme gerbe s’éleva en poussant Orc vers la berge. Astrid constata qu’il était toujours en vie.
Non loin d’elle, Jack sanglotait, agenouillé par terre, la tête dans les mains.
— Jack, va chercher un canot pneumatique pour repêcher les survivants, ordonna-t-elle.
— Tout le monde est mort, gémit-il.
— Non, c’est faux. Si tu ne veux pas te battre, c’est toi qui vas jouer les ambulances. Debout ! Que ta force te serve à quelque chose.
Brianna s’avança vers eux en titubant et en jurant bruyamment à chaque pas. La moitié de sa chevelure avait brûlé et un côté de son visage était rouge comme un homard.
— Brianna ! cria Dekka.
Après avoir laissé retomber Orc sur le rivage, elle s’élança vers Brianna, qui s’affaissa dans ses bras. Astrid ne l’avait jamais vue dans un tel état, mais Brianna n’avait encore jamais eu à se battre contre quelqu’un qui possédait les mêmes pouvoirs qu’elle.
— Elle est blessée, et salement ! cria Dekka.
D’autres enfants se dirigeaient vers elles. Orc se releva lentement et regarda autour de lui d’un air hagard.
Astrid distribua des ordres avec un calme feint. Cherchez des véhicules encore en état de marche. Retrouvez les survivants. Si quelqu’un est trop mal en point pour marcher, appelez-moi. Essayez de constituer des réserves de nourriture si vous en trouvez.
Brianna n’avait plus d’oreille gauche et la peau de son cou ressemblait à de la cire fondue.
— Orc, dit Astrid, je sais que c’est terrible de te demander ça, mais il faut quelqu’un pour monter la garde là-bas au cas où Gaia reviendrait. À moins qu’elle ne soit blessée et que…
Soudain, elle fut prise d’un vertige. Le choc, sûrement. Ce fut Diana qui la rattrapa de justesse. Elle s’assit dans le sable boueux, la tête dans les mains, et s’efforça de réfléchir.
Inutile d’aller voir la mère de Sam. La partie n’était pas encore terminée. On était même à des années-lumière de l’après. Le jeu consistait à rester en vie… une minute de plus, une heure de plus…
S’en tenir aux faits. Le van qu’ils utilisaient parfois était intact, et son réservoir plein au quart. Le camping-car qui leur servait de temps à autre de station de recharge avait lui aussi encore un peu d’essence. Une bonne vingtaine de personnes allaient sans doute devoir marcher, mais cela permettrait de transporter les blessés graves, en partant du principe que n’importe qui était capable de conduire ce genre de véhicule sans finir dans un fossé.
Quant à elle, elle devrait rester avec ceux qui fuyaient à pied. Ils seraient probablement tués.
Le niveau sonore s’intensifiait à mesure que les enfants, jusqu’alors en état de choc, prenaient conscience de la situation. Des sanglots et des cris s’élevaient. Ils n’étaient pas bêtes au point de croire que Gaia en avait terminé avec eux ou qu’ils étaient en sécurité.
Jack pagayait sur le lac tandis que le garçon qui l’accompagnait braquait une lampe autour de lui en appelant les éventuels rescapés.
Diana, l’air égaré, regarda Orc s’éloigner dans la direction que Gaia avait prise.
— Elle va tuer tout le monde, dit-elle. Elle va tous nous massacrer.
— J’emmène Brise dans le van, annonça Dekka. (Elle portait son amie dans ses bras comme une enfant.) Elle et un autre blessé.
Astrid hocha la tête, comprenant que personne ne pourrait empêcher Dekka d’accompagner Brianna. Elle garda le regard fixé sur celui de la blessée pour ne pas voir son horrible brûlure.
— Tu as sauvé beaucoup de vies, Brise, dit-elle. Tu es une héroïne.
— Ça, c’est sûr, renchérit Dekka d’une voix altérée par l’émotion.
— Lana va la guérir. Embarque le plus de monde possible dans ce van. Et si tu tombes sur Sam…
Une dizaine de minutes plus tard, le van se mit en route.
Jack le Crack ramena seulement trois survivants en état de choc.
— Il y en a d’autres qui flottent par là-bas, annonça-t-il.
— Alors va les chercher ! s’exclama Astrid.
Jack secoua la tête.
— Il n’y a rien qui presse, dit-il, et elle comprit ce qu’il entendait par là.
Elle l’envoya charger les blessés dans le camping-car.
Orc revint faire son rapport : il avait repéré des traces de sang en direction de l’ouest. Si Gaia suivait la barrière, cela signifiait qu’elle se dirigeait vers les grands arbres de Stefano Rey.
Une odeur de fumée grasse émanait des véhicules calcinés. Le feu achevait de consumer dans les vapeurs d’essence les revêtements intérieurs, les tableaux de bord en plastique et les pneus. Sur le lac, les bateaux avaient tous sombré ; on n’apercevait plus çà et là que des débris de bois et de métal.
— Bon, écoutez-moi tous, s’il vous plaît, dit Astrid, mais sa voix ne portait pas assez pour couvrir les cris et les plaintes.
Il ne restait qu’une trentaine d’enfants valides. Une vingtaine d’autres avaient été entassés dans le van et dans le camping-car qui se frayait un chemin vers la route en cahotant, avec Jack au volant.
Soixante-dix enfants au moins avaient été tués, soit un quart de la population de la Zone. Plus tard, Astrid écumerait de rage, mais pour l’heure elle n’éprouvait que de la tristesse et un immense sentiment de défaite. Ces enfants avaient traversé trop d’épreuves pour mourir maintenant, alors que la fin de leur calvaire était peut-être toute proche…
Astrid s’aperçut soudain qu’ils étaient presque sans défense. Ils avaient Orc pour les protéger, ainsi que quelques fusils, couteaux et battes de baseball. Trente enfants âgés de neuf ans en moyenne contre un monstre qui possédait tous les pouvoirs de la Zone.
— Écoutez ! cria-t-elle de toutes ses forces. Écoutez !
La plupart des enfants se turent et tournèrent vers elle leur visage terrifié éclairé par les incendies.
— On va se mettre en route pour Perdido Beach.
— Il fait noir !
— Et les coyotes ?
— C’est trop loin !
— Écoutez ! répéta-t-elle. Cette chose, le gaïaphage, Gaia, elle est blessée mais elle n’est pas morte, en tout cas je ne crois pas. Il faut rejoindre les autres en ville.
— Est-ce que Sam y est ?
— Je l’espère, répondit Astrid avec ferveur. En tout cas, Dekka et Brianna seront bientôt là-bas, et Lana va la guérir.
Astrid songea que, la veille encore, elle traitait Brianna d’enfant pénible devant Sam. Sans cette enfant, ils seraient tous morts.
— Orc vient avec nous pour nous protéger pendant le trajet. En marchant vite et en se serrant les coudes, on arrivera demain matin.
— Il faut enterrer les morts, dit un petit garçon.
— Oui, répondit doucement Astrid. Mais pas ce soir.
— Ma sœur est morte, reprit-il. Elle a brûlé.
— Vos frères, vos sœurs et vos amis auraient voulu que vous viviez, objecta Astrid, la voix tremblante d’émotion. Il faut vivre. On enterrera les morts plus tard ; pour le moment, il faut s’occuper des vivants.
Pour finir, trois enfants décidèrent de rester. Astrid n’avait ni l’énergie ni la foi de les convaincre. Et elle était pratiquement certaine qu’elle-même et sa petite bande de vagabonds n’atteindraient jamais Perdido Beach vivants.
Il n’y aurait pas de rencontre avec Connie Temple. Apparemment, Astrid s’était trompée : il était encore trop tôt pour planifier l’après. Une fois de plus, il fallait fuir, se cacher, implorer pour sauver sa vie, se battre.
Un piquet de tente était planté dans le sable ; toute la bâche en nylon avait flambé. Astrid chercha des yeux quelque chose, n’importe quoi, et ne trouva rien. Alors elle saisit le bas de son tee-shirt avec les dents et arracha quelques centimètres de tissu. Puis elle y joignit quelques mèches de ses cheveux, forma un nœud avec le tissu et attacha le tout au piquet comme un drapeau. Il faudrait s’en contenter.
Quand Sam et Caine atteignirent le lac au bout d’une heure de course entrecoupée de chutes, ils avaient les poumons en feu et les muscles douloureux. En dévalant la pente, ils comprirent qu’il était trop tard. Le campement avait été totalement dévasté.
Sam tomba à genoux.
— Astrid ! Astrid !
Pas de réponse.
— Éclaire-nous, Sam, ordonna Caine d’un ton morne.
— Astrid !
— Hé, ressaisis-toi, mon pote. Ce n’est pas en pétant les plombs que tu lui rendras service.
Sam se releva, mais il pouvait à peine se tenir debout. De la péniche, il ne restait que la carcasse qui, contre toute attente, flottait toujours.
Elle était morte. Le monstre l’avait tuée.
— Hé, je t’ai dit de faire de la lumière ! cria Caine en le secouant par les épaules.
Sam revint brusquement à la réalité. Une odeur de chair et de caoutchouc brûlés flottait dans l’air. Il y avait encore quelques foyers çà et là, alimentés par les dernières réserves d’essence. Le lac lui-même était noir de suie. Sam se concentra et forma une petite boule de lumière qu’il déplaça à trois ou quatre mètres de hauteur sur le campement comme le faisceau d’une lampe torche. Des voitures, des tentes, des corps calcinés.
Il se précipita vers le cadavre le plus proche. Non, il était trop petit pour être celui d’Astrid.
— Ne fais pas ça, mec. Parce que si c’est elle, il vaut mieux que tu ne la voies pas.
La voix de Caine trahissait presque de la compassion. En d’autres circonstances, Sam aurait peut-être apprécié. Son regard tomba sur le corps d’un gamin.
Caine lui demanda d’éclairer le lac. Un voilier à demi calciné voguait paisiblement, ballotté par la légère houle.
Soudain, un bruit s’éleva. Comme un seul homme, Sam et Caine se tournèrent dans sa direction. Une silhouette marchait vers eux.
— Qui va là ? demanda Caine.
Pas de réponse.
— À trois, tu es mort, reprit-il d’une voix tendue.
— Non !
La voix était bizarrement grave. Caine saisit la boule de lumière pour éclairer le nouvel arrivant et ouvrit de grands yeux.
— Mais c’est un adulte ! s’écria Sam.
— D’où vous sortez ? demanda Caine. Comment vous êtes arrivé jusqu’ici ? La barrière est tombée ?
Pas de doute, l’homme était dans un triste état. Il lui manquait un bras et, à l’évidence, ce n’était pas un chirurgien qui avait fait ça.
— Quel est votre nom ? demanda Sam.
— Alex.
— D’où venez-vous, Alex ?
— Je… je suis passé à travers.
Les deux garçons restèrent bouche bée. Dans un premier temps, ils furent tentés de se comporter avec la déférence naturelle réservée aux adultes mais, à l’évidence, c’étaient eux qui contrôlaient la situation. Cet adulte-là n’avait pas l’air décidé à prendre les choses en main.
— Hé, Alex, il faut que tu nous parles, dit Caine. Comment ça, tu es passé à travers ?
— La déesse… elle m’a fait traverser la barrière pour que je la nourrisse.
Il serra l’unique poing qui lui restait. Pourtant, l’expression de son visage était presque révérencieuse.
Sam et Caine échangèrent un regard. Ils avaient souvent eu affaire à des gamins en état de choc, voire en pleine crise de démence à la suite d’un traumatisme. C’était le premier adulte qu’ils voyaient depuis longtemps, et visiblement il était fou.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Sam. Tu as tout vu ?
L’homme pointa du doigt la falaise surplombant le lac et le campement à l’est.
— Elle est venue de là-bas. La déesse de lumière. Elle a fondu sur eux…
— Gaia ? demanda Caine.
— Tu la connais ? s’enquit Alex d’un ton fiévreux. Tu as de quoi manger ?
— Est-ce qu’il y a des survivants ? demanda Sam d’une voix hésitante, car il craignait d’entendre la réponse.
— Oui, quelques-uns. Des enfants. Ils sont partis… (L’homme jeta un regard autour de lui, puis hocha la tête.) Dans cette direction. J’en ai vu qui essayaient de repêcher un cadavre dans le lac. Peut-être qu’ils se sont noyés.
— Ils se dirigent vers Perdido Beach, murmura Sam.
— Il y avait un gros camping-car ou un camion, peut-être, reprit Alex. Je ne me souviens pas. D’autres étaient à pied. Je ne crois pas que ça fera une différence. Elle va tous les tuer, vous savez. Elle va leur griller la cervelle.
— Gaia les a laissés s’enfuir ? demanda Sam.
Cet homme était fou, mais il était manifestement capable de répondre à ses questions.
Alex parut soudain très mal à l’aise.
— Elle… Pendant qu’elle brûlait et tuait… Comment on appelle ça ? « Faucher » ? Pendant qu’elle… Un tourbillon s’en est pris à elle. Je l’ai vu. C’était le diable ! Un tourbillon !
— Un tourbillon ? répéta Caine.
— Brianna, dit Sam.
— La déesse a été blessée. Oh, elle va avoir faim ! s’exclama Alex d’un ton qui trahissait à la fois la peur et l’excitation. Je… C’est une déesse. Son nom, c’est Gaia. Mais chut. Il ne faut pas le dire.
— Elle n’a rien d’une déesse, s’emporta Sam. Et d’ailleurs, ce n’est pas « elle » mais « il ».
— Si elle est blessée, c’est peut-être son sang qu’on a vu sur la route en direction du sud-ouest, dit Caine. Ce qui nous laisse deux possibilités. Soit on va à Perdido Beach pour vérifier que ta copine est toujours en vie, soit on se lance à la poursuite de cette soi-disant déesse complètement barjot.
Sam dévisagea Alex et une pensée horrible lui effleura l’esprit.
— Elle t’a pris ton bras, pas vrai ?
Alex ferma les yeux.
— Elle avait très faim. Elle doit grandir et… elle est affamée.
— Il y avait quelqu’un d’autre avec vous ? Une fille ? Un gars avec un bras qui ressemble à un serpent ?
— Une fille, oui. C’est la mère de la déesse, enfin c’est ce qu’elle dit.
— Diana ?
Caine fronça les sourcils et se mordilla l’ongle du pouce.
— Elle nous a trahis. Elle est venue prévenir les gens d’ici. (Alex sourit.) Mais c’était trop tard ! Vous auriez dû voir ça ! Ah ! Un spectacle son et lumière, comme à un concert de métal.
Soudain, Sam aperçut quelque chose non loin de lui. Il scruta les ténèbres, forma une boule de lumière dans sa main et se dirigea vers le piquet de tente orné de son pathétique drapeau.
Il prit les cheveux blonds pour les examiner puis les glissa dans sa poche. C’était ça le plus terrible. Savoir qu’ils s’étaient loupés de peu. Qu’il n’avait pas été là quand elle avait besoin de lui. Les larmes lui montèrent aux yeux, et il éteignit la boule de lumière pour que Caine ne s’en aperçoive pas.
Mais elle était vivante. Astrid était vivante et sans doute en route pour Perdido Beach avec les autres rescapés.
Sam s’éclaircit la voix.
— … Monsieur ? Alex ? Je suis désolé pour tout ce qui t’est arrivé. C’est un endroit vraiment… terrible ici, parfois. Mais on ne peut pas t’aider. Il va falloir que tu te débrouilles tout seul.
— Alors on va retrouver Gaia ? demanda Caine.
Sam hocha la tête.
— On va retrouver Gaia.