ASTRID, DIANA ET Orc arrivèrent à Perdido Beach une heure après Dekka et Jack, à la tête d’une procession d’enfants épuisés dont la plupart s’écroulèrent aussitôt de fatigue.
Edilio avait déjà examiné les blessés à l’hôtel Clifftop. À présent, incapable de dissimuler sa panique, il allait d’un enfant à l’autre en scrutant chaque visage.
— Vous avez vu Roger ?
Les enfants se taisaient. Edilio n’était même pas sûr d’avoir été entendu. Enfin, un petit répondit :
— Son bateau a brûlé.
— Tu l’as vu ?
L’enfant secoua la tête.
Le cœur d’Edilio se serra. Non, Roger n’avait pas pu être tué. Ce n’était pas juste. Roger et lui venaient enfin de s’avouer ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre après des mois de tâtonnements.
Le regard d’Edilio croisa celui d’Astrid. Elle n’eut pas besoin d’entendre sa question.
— On ne l’a pas vu, Edilio. Jack a fait une ronde sur le lac… Il y avait des corps dans l’eau. Roger et Justin étaient probablement sur leur bateau. Il a en partie brûlé.
— Mais vous ne… Vous avez enterré…
Il ne put finir sa phrase.
— Écoute, Brianna a empêché Gaia de tous nous liquider, mais on a été obligés de fuir. On avait des blessés sur les bras. Tout le monde était mort de peur ; on ne pouvait pas rester pour entreprendre des recherches.
Edilio hocha la tête d’un air absent. Il était obligé de ravaler sa peine, comme il l’avait fait tant de fois après tant de tragédies.
Sauf que cette fois, c’en était trop. Il ne pouvait pas garder ses larmes pour un moment plus approprié. Un gémissement étranglé franchit ses lèvres. Astrid le prit dans ses bras, et il se mit à pleurer, le visage enfoui dans ses cheveux.
— J’aurais dû être là, murmura-t-il.
— Tu n’aurais pas pu l’arrêter. Est-ce que Brianna, Dekka et les autres ont réussi à venir jusqu’ici ?
Edilio s’écarta d’elle en essuyant ses larmes.
— Brianna est salement amochée, mais elle vit. Elle est au Clifftop avec Dekka.
— Ne me laisse plus jamais lui adresser un seul reproche. On lui doit tous la vie. Edilio, c’était… Gaia aurait… Elle s’amusait à les faire léviter avant de les…
Edilio acquiesça tristement.
— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant, Astrid ? Tu as vu Sam ? Il devrait être ici, mais je… Ça n’a pas marché comme prévu. C’est ma faute.
— Mais non, Edilio.
Astrid appela Diana. Pendant ce temps, Orc avait pris l’initiative d’apporter une grande baignoire en plastique remplie d’eau. Les enfants buvaient avidement sous son regard satisfait.
— Écoute-moi, reprit Astrid en prenant le visage d’Edilio dans ses mains pour lui faire lever les yeux. Ce n’est pas le moment de pleurer les morts. Il y a des choses qu’il faut que tu entendes.
Edilio hocha la tête, mais il avait l’esprit ailleurs.
— Diana, raconte à Edilio ce que tu sais sur Gaia.
Diana s’exécuta. Edilio n’arrivait pas à se concentrer. Il était hanté par des images du cadavre de Roger flottant sur le lac… À moins qu’il ne soit gravement blessé ? Avait-il eu le temps de comprendre ce qui se passait ? Justin était-il mort sous ses yeux ? Cela aurait suffi à le tuer. Justin était comme un frère pour Roger.
— Écoute, Edilio, disait Astrid. Gaia a l’intention de se débarrasser de tout le monde. La bonne nouvelle, c’est qu’on a enfin eu Drake. Enfin, c’est Brianna qui l’a eu. Encore Brianna.
— Quoi ? fit Edilio, l’air égaré.
Il n’avait pas écouté un traître mot de ce que lui avaient dit Astrid et Diana. Elles échangèrent un regard.
— Diana… chuchota Astrid avant de désigner Edilio d’un signe de tête.
— Viens avec moi, Edilio. On va aller s’asseoir sur les marches, dit Diana.
— C’était quoi, ce cri ? demanda Sam en examinant Caine. Tu es blessé ?
Caine respirait péniblement, le corps plié en deux comme s’il venait de recevoir un coup de pied dans le ventre.
— Elle m’a eu.
Une odeur de fumée imprégnait l’air. Quelque chose brûlait.
— Où ça ? Où elle t’a touché ?
Caine se redressa lentement, le visage fermé.
— Ici, répondit-il en se tapotant la tempe d’un geste rageur.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? On la tenait !
— Tu parles ! cria Caine.
À la stupéfaction de Sam, il avait les larmes aux yeux.
Sam décida de se montrer plus diplomate. Ce n’était pas le moment de se battre avec Caine.
— Écoute, mon pote, je ne sais pas ce qui se passe, alors il faut que tu m’expliques. Tu es censé assurer mes arrières.
Caine nettoya ses genoux pleins de terre en évitant le regard de Sam.
— Le gaïaphage a le dessus sur moi. Ça remonte à l’époque de notre première grande bataille à Perdido Beach. J’imagine que tu t’en souviens.
— Oh, ça oui, répondit sèchement Sam. Toi et Drake, vous avez essayé de me tuer par tous les moyens.
— Après, je suis allé à la mine. Mais tu connais toute l’histoire. Le gaïaphage… Écoute, je ne peux pas l’expliquer et je ne suis pas vraiment sûr que tu comprennes.
— Mais tu t’es battu contre lui par la suite.
— Il était plus faible à cette époque-là. Et il concentrait tous ses efforts sur Lana et le petit Pete. Il est beaucoup plus puissant maintenant.
Sam fronça les sourcils.
— Pourquoi Lana ? Pourquoi elle l’intéresse autant ?
— Il la déteste. Il la tenait sous sa coupe, comme moi, mais elle a réussi à s’en sortir. Je ne sais pas si c’est grâce à son pouvoir de guérison, mais… cette fille est costaud. Le gaïaphage n’aime pas ça.
— OK, fit Sam, ne sachant pas quoi dire d’autre.
Il en coûtait à Caine d’admettre sa vulnérabilité. Il lui en coûtait d’admettre que Lana avait réussi là où il avait échoué.
La fumée piquait les yeux de Sam. Elle ne pouvait pas seulement provenir de l’unique arbre mort qu’il avait incendié.
Caine s’efforça de s’expliquer.
— C’est comme… comme s’il existait un endroit en dehors du monde, une autre connexion, une chose que je ne peux pas voir mais que je vois quand même, du coin de l’œil, sauf que quand je tourne la tête, elle n’est plus là. C’est par ce biais que le gaïaphage peut m’atteindre.
— Et qu’est-ce qui se passe dans ces cas-là ?
— J’ai mal.
— Mal comment ?
Caine serra les dents ; les mots ne venaient pas. Il brandit un couteau imaginaire et fit mine de l’enfoncer dans sa tête en le faisant lentement tourner.
— C’est comme si on me vrillait une lame chauffée à blanc dans le crâne.
Sam connaissait la souffrance physique. Drake lui avait fait vivre un calvaire avec son fouet. Il s’était déjà senti désarmé. Il avait déjà perdu le contrôle de lui-même. Il comprenait donc ce que Caine voulait dire. Il se retint de poser la main sur son épaule. Ce geste n’aurait pas été apprécié.
Il grimpa sur une branche basse de l’arbre le plus proche pour avoir une meilleure vue des environs. Le feu s’était propagé. Au moins trois arbres avaient pris feu. Au terme d’une année sans pluie, la forêt était vulnérable. Le feu s’étendrait encore, Sam n’avait aucun doute à ce sujet. Et ils ne pouvaient rien y faire.
— Gaia peut t’infliger les mêmes souffrances chaque fois qu’elle nous tombe dessus ? demanda-t-il en regagnant la terre ferme.
Caine haussa les épaules.
— Ça fait longtemps. Je croyais que, comme Lana, j’avais réussi à lui échapper. Mais le gaïaphage devient de plus en plus puissant à mesure que son corps grandit. Il a réussi à sortir de la mine. Quant au petit Pete, il est sans doute mort.
— Astrid pense qu’il vit toujours sous une autre forme.
— Une autre forme ? (Caine eut un rire amer.) Hier encore, on parlait de sortir d’ici et de se gaver de burgers. On a retrouvé l’asile de fous, on dirait.
Sam dévisagea avec curiosité son frère, cet étranger. Ils étaient nés à quelques minutes d’intervalle de la même mère. Il ne connaissait pas les circonstances exactes de leur naissance. Avaient-ils le même père ? Ou leur mère menait-elle une vie un peu plus… aventureuse qu’il ne voulait bien l’admettre ? Pourquoi l’avait-elle gardé lui, et pas Caine ?
Une chose était sûre : l’asile de fous existait bien avant la Zone.
— Je ne crois pas pouvoir la battre sans toi, dit-il après un silence. Et maintenant je ne suis pas sûr que tu ne sois pas une épine dans le pied.
Caine ne se mit pas en colère ; il savait que Sam disait la vérité.
— N’essaie pas de me sauver si elle en s’en prend encore à moi, lâcha-t-il. Elle s’attend à ce genre de réaction de ta part ; c’est pour ça qu’elle a fait ça. On la mettait en difficulté, alors elle m’a attaqué pour te forcer à battre en retraite.
Sam hocha la tête.
— D’accord. Tu as raison. Cela dit, qu’est-ce qu’elle mijote ? C’est ce que je ne comprends pas.
Caine réfléchit quelques instants, puis son visage se ferma.
— Une autre attaque. Elle n’a pas pu tuer tout le monde au lac ; Brianna s’est mise en travers de son chemin. Et puis, on s’est lancés à ses trousses, et elle sait maintenant qu’elle n’est pas invulnérable. Elle doit donc nous pousser dans nos retranchements ; elle ne peut pas se laisser poursuivre indéfiniment parce que la chance pourrait finir par tourner en notre faveur. (Il désigna la fumée qui leur piquait le nez et la gorge.) Le feu, c’est pour ça. Elle n’est plus aussi sûre d’elle. Elle a peur désormais, ce qui joue contre nous. Elle agit plus vite. Si on pensait avoir un peu de temps, c’est raté. La fin de la partie, c’est maintenant.
— Oui, dit Sam d’un ton lugubre. Elle est en route pour Perdido Beach.
La tête qui se faisait appeler Drake avait parlé à Alex. Elle lui avait dit qu’elle servait Gaia. S’il lui ramenait Drake, elle saurait le remercier. Il récupérerait son bras et plus encore.
Alex avait donc ôté toutes les pierres qui lestaient la glacière et avait laissé la tête dedans pour la transporter facilement. Elle était lourde mais il pouvait la soulever avec un seul bras.
En cours de route, Drake et l’autre personne, Brittney, lui expliquèrent tout ce qu’il devait savoir au sujet de Gaia, afin qu’il comprenne à qui il avait affaire. Il savait maintenant qu’il servait une vraie déesse.
Lorsque Gaia aurait triomphé de ses ennemis – et sa victoire ne faisait aucun doute –, il marcherait, la tête haute, à ses côtés. C’est ce que lui avait expliqué Brittney.
Quand Alex se mit à la recherche de Gaia pour lui rapporter la tête de son lieutenant, il n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’elle allait en faire.
En revanche, Drake Merwin avait, lui, une idée assez précise sur la question.
La veille, dans l’après-midi, Connie Temple s’était présentée à l’endroit où Dahra l’avait envoyée. Il y avait un lac, une marina et, sur la berge opposée à l’intérieur de la Zone, une autre marina qui semblait être le reflet de cette dernière.
Là-bas, elle avait vu des enfants, mais aucun d’eux ne s’était approché de la barrière. Quant à Dahra, elle ne s’était pas montrée. Connie avait donc scotché un mot sur un arbuste à proximité de la barrière et cherché un motel pour y passer la nuit. Elle craignait que Dahra n’arrive plus tard, mais le soir tombait et elle ne connaissait pas bien les environs. Elle avait trouvé un motel à une quinzaine de kilomètres de là et dîné de quelques victuailles achetées à l’épicerie – crackers, fromage en tranches, bouteille de vin et barre chocolatée – avant de s’endormir devant la télé.
Le lendemain matin, peu reposée et affligée d’une légère gueule de bois, elle retourna sur le lieu de rendez-vous, armée d’un café et de donuts. Elle avait peu d’espoir que Dahra ou Astrid viennent.
En descendant de sa voiture avec son café froid et ses beignets secs, elle trouva le mot qu’elle avait laissé la veille, l’arracha de l’arbre et scruta la berge inaccessible.
Du côté de la marina, des rubans de fumée noire s’élevaient de divers endroits. Plus loin au sud, une colonne de fumée beaucoup plus large se détachait lugubrement sur le ciel.
Connie se rendit à la marina et s’avança sur le ponton pour y voir de plus près, regrettant de ne pas avoir de bateau.
— C’est l’enfer qui s’est déchaîné là-bas hier soir.
Connie se retourna et vit un homme de haute taille, légèrement voûté, avec des cheveux blancs et un visage ridé.
— Comment ça ?
L’homme désigna la berge d’un signe de tête.
— Je suis ici depuis le lever du jour. Mon petit-fils est là-bas. Enfin, j’espère qu’il est toujours là-bas quelque part.
— Est-ce qu’il y a des enfants qui vivent sur la berge ?
— Il semble qu’il y avait un camp, oui. Ils n’avaient pas l’électricité, à la nuit tombée ils s’éclairaient à la bougie. L’autre jour, quelques-uns sont venus en bateau échanger des messages avec nous. (Il haussa les épaules.) Ils ne m’ont rien appris sur mon petit-fils ; ils disaient tous qu’ils ne le connaissaient pas mais ils ont fait une drôle de tête quand j’ai mentionné son nom.
Connie hocha la tête d’un air compatissant.
— Je m’appelle Connie Temple. Mon fils…
— Je vous ai vue à la télé, madame Temple. Je m’appelle Merwin. Mon petit-fils porte le même prénom que moi, Drake.
Connie fit de son mieux pour masquer son trouble. Elle avait entendu parler de ce garçon, et pas en bien. Des histoires terrifiantes circulaient à son sujet.
— Que s’est-il passé hier soir ?
Le vieux Drake Merwin haussa de nouveau les épaules. C’était sans doute une habitude chez lui.
— Eh bien, ça va peut-être vous paraître fou…
Connie attendit la suite.
— On aurait dit que quelqu’un tirait avec des rayons laser. Et il y avait des explosions. Ce matin, je m’attendais à ce que quelqu’un vienne à la rame expliquer ce qui s’était passé. Personne ne s’est montré. J’ai attendu. J’ai une paire de jumelles sur mon bateau ; le problème, c’est que ma vue n’est plus très bonne. Jusqu’à mes soixante-cinq ans, j’y voyais bien, et puis…
Il haussa les épaules.
— Et moi, je peux jeter un coup d’œil ?
Il la conduisit jusqu’à son bateau qui était amarré au bout du ponton. Les jumelles étaient montées sur un pied. Connie dut se baisser pour regarder et, après quelques réglages, un spectacle sinistre s’offrit à ses yeux.
— Si vous voulez bien me dire ce que vous voyez… lança Merwin d’un ton penaud.
— Il y a un voilier à moitié coulé, une caravane qui brûle encore… (Connie sentit sa gorge se nouer.) Des voitures calcinées, des bateaux… On peut s’approcher un peu plus avec votre bateau ?
Merwin s’assombrit.
— J’ai peur de ce qu’on pourrait voir de plus près.
Elle comprit ce qu’il entendait par là et, d’un geste impulsif, elle posa la main sur son bras.
Elle largua les amarres pendant qu’il prenait le gouvernail. Au vu de la superficie du lac réduite par la barrière, le bateau semblait ridiculement imposant. Mais Merwin le manœuvra habilement jusqu’aux abords de la barrière. Puis tous deux allèrent se poster sur le pont supérieur avec la paire de jumelles.
— Est-ce que ce sont… demanda-t-il d’une voix étranglée.
— Oui.
Il y avait des corps dans l’eau. Ils flottaient en heurtant doucement la barrière. En dirigeant les jumelles vers la berge, Connie aperçut un homme, et non pas un enfant, qui portait une glacière blanc et bleu. Le dos tourné au lac, il se frayait un chemin parmi les restes encore fumants du campement.
Elle comprit que personne ne viendrait au rendez-vous aujourd’hui.
— Vous avez dit que vous avez vu des rayons laser ? demanda-t-elle en s’efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix.
— Je sais ce que vous pensez, madame Temple, répondit-il. J’ai vu la vidéo de votre fils avec cette lumière lui sortant des mains. Mais il vaut mieux ne pas tirer de conclusions trop hâtives.
— Vous avez raison.
— Il y a une cafetière dans la kitchenette. Je prends juste un peu de lait avec mon café.
Reconnaissante de pouvoir s’isoler pendant quelques instants, Connie descendit dans la cabine. Elle mit la cafetière en marche et attrapa une tasse d’un geste si brutal qu’elle en cassa l’anse. Après en avoir pris une autre et servi deux cafés, elle rejoignit Merwin à la barre.
Il but une gorgée de son breuvage en donnant de petits coups de gouvernail pour stabiliser le bateau.
— J’ai soixante-quatorze ans, dit-il enfin. J’ai combattu au Vietnam. Vous n’étiez peut-être pas née, mais c’était une sale guerre.
— Toutes les guerres sont sales, non ?
Il sourit.
— Oui, c’est vrai. Je me souviens de ce gamin qui avait été nommé caporal à la mort de son supérieur. C’était un gentil gars. Mais un jour, alors qu’il n’avait pas dormi depuis soixante-douze heures, et après avoir vu mourir deux de ses camarades…
Il s’interrompit, se mit à respirer péniblement et détourna le regard. Connie attendit la suite.
— Ils avaient capturé un soldat ennemi. Comme il était blessé, il n’avait pas pu suivre ses camarades qui battaient en retraite. Pendant l’interrogatoire, il a craché à la figure du caporal. Celui-ci lui a tiré une balle dans la nuque.
Silence.
— Tuer un prisonnier sans défense, c’est un crime de guerre. Ça lui aurait valu la cour martiale si quelqu’un l’avait dénoncé.
— Vous ne l’avez pas fait ?
Merwin haussa les épaules.
— Non, madame. Personne ne m’a dénoncé pour avoir tiré une balle dans la nuque de cet homme. Parce qu’on avait tous faim, qu’on était tous épuisés, morts de trouille et très en colère. Le plus âgé d’entre nous avait à peine vingt ans.
— Sam n’aurait jamais…
— Oh, il existe d’authentiques saints en ce bas monde, madame Temple : je le sais, j’ai épousé la bonté incarnée. Mais ils sont rares. J’aimerais croire que Drake… mon petit-fils, et pas ce vieux caporal… J’aimerais croire qu’il a trouvé la force de… Malheureusement, c’est un garçon perturbé. Surtout depuis la mort de mon fils. Son beau-père… le beau-père de Drake… (Il laissa échapper un soupir.) Mais je n’en sais rien et vous non plus.
— Et qu’est-ce qui se passera quand on saura ? demanda-t-elle d’une petite voix.
— Je suppose qu’on se comportera comme une bande d’hypocrites qui se croient meilleurs que les autres parce que, dans le cas contraire, il faudrait se regarder dans le miroir. Nous sommes tous capables de commettre des actes abominables.
Pendant la traversée du retour, ils restèrent silencieux. Une fois sur le ponton, Connie serra la main du vieil homme.
— Merci pour ce que vous m’avez dit. Ça a dû être lourd de porter ça pendant toutes ces années.
Il sourit, et ses yeux étincelèrent.
— Pas dans le sens où vous l’entendez, madame Temple. Ce qui a été dur, c’est d’admettre que cet acte de vengeance m’a procuré du plaisir. Et que s’il fallait recommencer, j’appuierais encore sur la détente.
Stupéfaite, Connie lâcha la main du vieil homme. Une lueur froide et cruelle brillait dans ses yeux quand il ajouta :
— Les actes terribles sont parfois source de grandes joies.