VOILÀ ENVIRON UN million d’années, une lune dépourvue du moindre organisme vivant fut infectée par un virus à la structure complexe. Cette lune explosa en d’innombrables fragments qui s’éparpillèrent aux quatre coins de l’espace, sur des milliards de kilomètres, comme des graines de pissenlit dispersées par le vent.
Le but était de propager la vie là où elle n’existait pas encore. C’était un geste optimiste. Mais à un endroit précis, l’expérience tourna à la catastrophe. Un des fragments entra en collision avec une centrale nucléaire sur la planète Terre et emporta de l’ADN humain dans le cratère ainsi formé.
Lentement, la fusion du virus, des chromosomes et des radiations donna naissance à un monstre. Le virus s’étendit et, au lieu de créer de la vie, il commença à altérer le tissu même de la réalité en entraînant des mutations spectaculaires. Il fabriqua sa propre version déréglée de l’évolution.
Certains êtres vivants furent épargnés, d’autres infectés. L’un d’eux, particulièrement vulnérable, était un petit garçon bizarre prisonnier de son propre cerveau qui lui rendait la vie douloureuse, terrifiante. Intolérable.
Il faudrait du temps au gaïaphage pour comprendre qu’il avait, malgré lui, créé son propre Némésis. Quand l’altération des lois de la physique provoqua la fusion du cœur d’un réacteur nucléaire, ce petit garçon, assailli par des données sensorielles qu’il ne comprenait pas (des sirènes qui hurlaient et des écrans de contrôle qui clignotaient), créa la barrière. En un éclair, grâce à son pouvoir incommensurable, Peter Ellison fit disparaître tous ces adultes pénibles et bruyants, et se protégea du mieux qu’il put.
L’emprise malveillante du gaïaphage fut endiguée. Le monde avait trouvé le moyen de se défendre contre cette infection extraterrestre. L’anticorps était un gamin de quatre ans avec des pouvoirs créés par le virus du gaïaphage.
Et, à présent, enfin, Némésis et le gaïaphage se retrouvaient face à face.
— Pourquoi tu n’as pas… disparu ? demanda Gaia d’un ton plaintif.
— Tu m’as frappé, répondit Némésis d’une petite voix de garçonnet par la bouche de Caine. Et ce n’est pas bien.
Sam lâcha la main de Diana car il venait de voir Astrid devant lui. En reconnaissant ses cheveux blonds, il faillit pleurer de soulagement. Mais quand elle se retourna, il vit qu’elle était blessée.
— Astrid !
Comme elle le faisait taire d’un geste, il jeta un regard derrière elle, et vit Caine et Gaia qui se faisaient face, à moins d’une vingtaine de mètres d’eux. Diana s’avançait dans leur direction.
— Recule, Diana, dit Edilio en essayant de la retenir.
Diana secoua la tête.
— Non, Edilio. Il voulait une apothéose. Il mérite un public.
Gaia leva les bras ; son visage ensanglanté était déformé par la peur et la colère. Une lumière verte aveuglante jaillit de ses mains.
Au même moment, Némésis riposta. Sa lumière à lui, blanche aux reflets bleus, rouges et violets, venait de toutes les directions. Elle semblait pleuvoir du ciel comme un millier d’orages simultanés.
Toute la Zone brillait comme une étoile.
La lumière de Gaia frappa Némésis et son corps sembla absorber ce gigantesque rayonnement. Sans cesser de faire feu, la fille et le garçon s’enflammèrent. Leurs cheveux et leurs vêtements partirent en fumée, leur chair se mit à grésiller, et la lumière terrible brillait toujours. Leurs jambes fondirent sous eux comme des bougies. Des trous apparurent dans leur torse, et ce n’est que lorsqu’ils furent tous deux réduits à un tas de cendres rougeoyantes que la lumière mourut.
— Eh bien, s’écria Diana, les joues inondées de larmes, quelle apothéose !
Pendant quelques secondes, le temps se suspendit et chacun retint son souffle. Puis le vent se leva. Le vent ! Il n’y avait pas eu de vent depuis…
— Courez ! cria Sam. Le feu ! Courez !
À la suite des perturbations causées par la soudaine disparition de la barrière, le vent s’engouffra dans la Zone comme un ouragan. Il raviva l’incendie et alluma de petits feux sur les hauteurs, formant bientôt des colonnes de flammes qui jaillirent dans le ciel.
La population de la Zone, asphyxiée, terrorisée, éreintée, déferla sur l’autoroute. Sam faillit être emporté par ce raz-de-marée. Il se cramponna à Astrid et, levant les yeux vers elle, il vit les hématomes sur son visage.
— Qui ? demanda-t-il avec colère.
— Sam, ça n’a pas d’importance, cria-t-elle par-dessus le rugissement des flammes et du vent. C’est fini.
— Qui ? répéta-t-il.
— Drake. Il n’était pas mort. Il est peut-être toujours en vie, d’ailleurs. Mais, Sam, la police est là maintenant et…
Sans répondre, Sam lui lâcha la main et s’avança vers le rideau de fumée.
Astrid avait du mal à respirer, mais elle ne pouvait pas le laisser partir alors que la fin était toute proche. Edilio ne lui laissa pas le choix. Il l’agrippa par la taille et la traîna à bras-le-corps sur l’autoroute jusqu’à ce qu’elle cesse de se débattre.
— Il m’a demandé de prendre soin de toi, dit-il.
Ce furent les derniers mots qu’ils échangèrent, car la fumée s’épaississait. Ils progressèrent à l’aveuglette en suivant le ruban de béton à leurs pieds. De temps à autre, une silhouette passait près d’eux en courant.
La fumée se dissipa peu à peu. Le vent retomba, remplacé par une légère brise soufflant du sud. Et c’est alors qu’Edilio et Astrid s’aperçurent qu’ils avaient franchi la limite de la Zone.
Ils étaient passés de l’autre côté.
Cent soixante et onze personnes – des adolescents, des enfants, des bébés portés par les uns et les autres – tombèrent dans les bras de leurs parents, avant d’être pris en charge par les équipes médicales.
Certains continuèrent à courir comme s’ils ne devaient jamais s’arrêter. Ils franchirent le barrage des camions satellite et des ambulances en bousculant les adultes bienveillants ou malintentionnés, et poursuivirent leur route jusqu’à ce que les cris se soient tus.