ILS FERMÈRENT LA porte de la cabine. Il n’y avait pas assez de place pour se tenir debout à l’intérieur, aussi ils s’allongèrent dans les bras l’un de l’autre sur la couchette.
Sam embrassa Astrid en s’efforçant de se convaincre que ce n’était pas la dernière fois.
Il était heureux. C’était ça le pire. Il était enfin heureux. Ici, maintenant, dans ce lit, avec cette fille dans les bras. Était-ce pour ça qu’il avait l’impression que le couperet allait s’abattre sur lui ? Non, quelle idée ! Le bonheur ne signifiait pas forcément que la tragédie l’attendait au détour du chemin. Si ?
— Il n’a pas le droit de te demander ça, dit Astrid.
— Bien sûr que si. Qui d’autre que moi peut y aller ?
— Tu en as fait plus qu’assez. Cent fois plus qu’assez.
Ils étaient si près l’un de l’autre que Sam sentait le souffle d’Astrid sur sa joue quand elle parlait, et il entendait son cœur battre trop vite.
— C’est la fin de la partie, Astrid, dit-il doucement.
— Et toi tu es censé survivre, objecta-t-elle d’un ton implorant.
— Qu’est-ce que je vais faire ? Me cacher ici avec toi en attendant que tout explose ?
— Peut-être, oui. Cette fois, tu ne devrais pas chercher la bagarre. Laisse quelqu’un d’autre s’en charger.
— Si Gaia s’est enfuie avec Drake et Diana, ce n’est pas parce qu’elle était affaiblie, à mon avis. Et dans le cas contraire, c’est parfait ; on pourra peut-être lui régler son compte plus facilement.
L’opinion de Sam était parfaitement sensée. Astrid n’avait pas d’argument à lui opposer.
— Mais elle a dû reprendre des forces. Et si elle est aussi dangereuse qu’on le craint, qu’est-ce qu’on va faire, Sam ?
— On ferait bien de la retrouver avant qu’elle ait entièrement récupéré. Il vaut mieux ne pas la laisser choisir l’heure et l’endroit. (Il appuya sa tête contre celle d’Astrid.) Edilio a raison, tu le sais bien.
Elle ne réagit pas, et il en fut un peu déçu. Au fond de lui, il espérait qu’il avait tort. Le silence d’Astrid scellait son destin.
Encore une bataille. À combien d’autres pourrait-il encore survivre ? Il ne devait son salut qu’à la chance. Comment avait-il pu croire un seul instant que l’univers conspirait pour qu’il soit heureux avec Astrid ? Ce n’était pas ce monde-là qu’il connaissait.
— Je t’aime, dit-il.
— Et je t’aime aussi, mais pour ce que ça change… répondit-elle avec amertume.
Elle semblait en vouloir au monde entier. Elle poursuivit dans un souffle :
— D’abord, isole-la. Débarrasse-toi de Drake. Et, Sam, s’il le faut, débarrasse-toi aussi de Diana.
Sam resta bouche bée.
— Diana ?
Depuis quand Astrid avait-elle recours à des euphémismes tels que « débarrasse-toi » ? Depuis quand prodiguait-elle des conseils aussi impitoyables ?
— Gaia semblait proche de Diana. Si elle est encore en vie, c’est parce que Gaia a besoin d’elle ou qu’elle s’est attachée à elle. C’est un point faible que tu ferais bien d’exploiter.
Sam s’efforça de prendre sa suggestion à la légère.
— Tu viens de plomber l’ambiance.
— Je vais me rattraper. Mais avant, tu dois me promettre que tu feras tout pour survivre.
— Astrid…
Sans crier gare, elle lui prit le menton.
— Écoute-moi. Je n’ai pas envie de te perdre parce que tu as voulu être réglo. Ne va pas te faire tuer. Ce n’est pas l’opération de la dernière chance, compris ? Je n’ai pas envie de te pleurer jusqu’à la fin de mes jours. On va se sortir ensemble de ce cauchemar. Toi et moi, Sam.
Un long silence s’installa. Sam ne savait pas quoi répondre.
Astrid agrippa le bas de son tee-shirt et le fit passer par-dessus sa tête. Elle défit sa ceinture et fit tomber son jean par terre. Elle le repoussa gentiment mais fermement contre les oreillers. Puis elle se déshabilla et se tint devant lui dans la pénombre, le regard plongé dans le sien.
— Tu me donnes une raison de vivre, dit-il d’un ton qui se voulait badin.
— J’essaie de me rattraper, répliqua-t-elle en s’efforçant de paraître désinvolte.
Elle s’assit à califourchon sur lui.
— On va s’en sortir ensemble, Sam. Toi et moi. Quels que soient les obstacles.
— Toi et moi, dit-il.
Visiblement, elle n’était pas encore décidée à se donner à lui.
— Quels que soient les obstacles, répéta-t-elle. Dis-le.
Après un silence, il obéit.
— Toi et moi. Quels que soient les obstacles.
— Jure-le.
— Astrid…
— Jure-le. Je veux t’entendre dire : « Je le jure. »
— Je le jure, ça te va ?
Il avait parlé sans grande conviction, parce qu’il avait envie de la rendre heureuse ici et maintenant.
Il l’embrassa avec une énergie où se mêlaient espoir et désespoir.
— Ce n’est pas la dernière fois, Sam, dit-elle.
— Ce n’est pas la dernière fois, répéta-t-il, conscient que l’un comme l’autre, ils n’y croyaient pas.
Lana Arwen Lazar s’éveilla en sursaut, saisit le gros pistolet qu’elle cachait sous son oreiller et se redressa d’un bond.
Sanjit Brattle-Chance tomba à plat ventre sur le sol et, d’un ton étonnamment raisonnable étant donné sa position, il lança :
— Si tu me descends, je ne pourrai pas te dire où j’ai caché tes cigarettes.
— Tu as fait quoi ? s’écria-t-elle.
Il faisait encore sombre dans la pièce. La chambre de l’hôtel Clifftop, où elle vivait depuis l’apparition de la Zone, était dotée de rideaux épais qui bloquaient la lumière du soleil. La seule clarté provenait d’un trou dans le tissu causé par une des cigarettes en question.
— Je trouve que tu devrais réduire ta consommation, dit Sanjit en se relevant bravement bien que Lana n’ait pas baissé son arme.
Pat, le fidèle compagnon de Lana, qui était capable de flairer une situation dangereuse, saisit l’occasion pour bondir hors du lit et aller se réfugier derrière le canapé.
— Réduire ma consommation ?
— En fait, tu devrais carrément arrêter. Mais dans l’immédiat, réduire, oui, ce serait une bonne idée.
— Rends-moi mes cigarettes.
— Impossible.
— Tu vois ce flingue ?
— J’ai remarqué, oui.
— Rends-moi mes cigarettes.
— Je n’ai pas envie que tu attrapes un cancer des poumons. Tu es très forte pour soigner des blessures, mais tu sais aussi que tu ne peux pas grand-chose contre la maladie.
Lana dévisagea longuement Sanjit.
— Tu vois ce lit ? Tu t’imagines que tu vas pouvoir te recoucher dedans ? Avec moi ?
Sanjit soupira tristement. Maigre, de taille moyenne, il avait les cheveux et la peau sombre, et des yeux plus sombres encore, souvent éclairés par un sourire insouciant. Mais en ce moment même, il se gardait bien de l’afficher.
— Je ne vais même pas répondre à cette question parce que le jour viendra où tu auras honte d’avoir pu suggérer…
— Rends-moi mes cigarettes.
Sanjit fouilla dans sa poche et tendit quelque chose à Lana.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une demi-cigarette.
Sans poser son arme, elle prit son briquet, alluma le mégot et aspira la fumée.
— Où est l’autre moitié ?
— Je change complètement de sujet, mais il se passe quelque chose de bizarre…
— Dans la Zone, il se passe toujours quelque chose de bizarre, et à la minute même, c’est le fait que je vise ton œil.
Sanjit ignora sa remarque et alla tirer les rideaux.
— Oui, la lumière du jour est bizarre, dit Lana en clignant des yeux.
Elle avait fumé la demi-cigarette jusqu’au bout, et elle était déterminée à en prendre une dernière bouffée, quitte à se brûler les doigts.
Pour finir, la curiosité l’emporta ; elle se leva du lit avec un grognement et se dirigea vers la baie vitrée. Sanjit ouvrit la porte coulissante et s’effaça pour la laisser passer. Elle sortit sur le balcon et se figea.
Sa chambre offrait une vue imprenable sur l’océan. Mais depuis son emménagement au Clifftop, la paroi gris perle de la Zone obstruait le panorama à sa gauche. Deux jours plus tôt, elle était devenue transparente, si bien qu’elle voyait maintenant le reste de l’océan et, bien sûr, le reste de l’hôtel. Or, six personnes se tenaient sur le balcon voisin, à moins de deux mètres d’elle. Des caméras – allant du téléphone portable à un énorme objectif – étaient braquées dans sa direction.
Lana avait les cheveux hirsutes, elle portait un vieux tee-shirt ainsi qu’un boxer de garçon, et elle tirait sur un mégot éteint.
Mais surtout, elle avait un pistolet automatique dans la main droite.
Elle retourna dans la chambre et demanda :
— Bon, où sont mes cigarettes ?
— Comment c’est arrivé ? demanda le jeune homme roux à son ami.
Il tendit la main pour toucher la barrière et reçut une décharge électrique.
De l’autre côté, l’expression de son ami reflétait le même étonnement. Il dégaina son téléphone portable et se mit à filmer la scène.
— Comment c’est arrivé ? demanda une Diana sonnée en se tournant vers Gaia.
Gaia ne semblait pas surprise, mais elle avait l’air troublé.
— J’ai frappé Némésis, dit-elle comme si c’était une évidence. Mais ça n’a pas vraiment aidé.
Soudain, elle se mordit l’ongle du pouce, un tic que Diana associait à Caine.
— Il était plus fort que je l’imaginais, poursuivit Gaia. Je crois que je viens juste de lui faire comprendre… Aucune importance. Je vais peut-être devoir agir plus vite que prévu. (Elle soupira.) Mais au moins, j’ai de quoi nourrir le corps que tu as fabriqué pour moi, Diana.
— Je n’en reviens pas, dit le jeune homme aux cheveux roux. (Il se tourna vers Diana, la main tendue.) C’est génial, non ? Je suis le premier à entrer ?
Gaia s’avança vers lui, posa une main sur son poignet, l’autre sur son biceps et, d’une brusque torsion, elle lui arracha le bras comme un os sur une dinde trop cuite.
— Gaia ! cria Diana.
Le jeune homme poussa un hurlement atroce et bascula en arrière. Du sang coulait à flots de son épaule.
Diana tomba à genoux près de lui.
— Oh, mon Dieu, oh, mon Dieu, gémit-elle.
Gaia déposa tranquillement le bras sectionné sur une roche plate et, avec le même geste que Sam, dirigea ses mains vers lui. Un rayon de lumière en jaillit, qu’elle promena sur le morceau de chair et d’os pour le cuire.
— Non, non, non ! brailla le jeune homme. Aaaah ! Aaaah !
— Il va mourir, Gaia !
— Peut-être, fit cette dernière en examinant le bras brûlé. Il a perdu beaucoup de sang…
— Gaia !
De l’autre côté de la paroi, l’autre grimpeur poussa un cri inaudible, les yeux écarquillés d’horreur, le téléphone toujours à la main.
Diana ouvrit le petit sac à dos du blessé, y trouva un tee-shirt qu’elle plaqua sur le moignon sanglant. Les yeux du jeune homme roulèrent dans leurs orbites et il perdit connaissance.
— Gaia ! Sauve-le ! gémit Diana.
Levant les yeux, elle vit l’enfant arracher un lambeau de chair sur le bras encore fumant avec ses petites dents.
— Oui, ce sera plus facile de le déplacer s’il est vivant, acquiesça-t-elle.
Elle arracha un autre bout de muscle puis, sans cesser de mâchonner, elle se pencha vers le jeune homme inconscient et posa la main sur son épaule mutilée.
Diana recula précipitamment. Gaia lui tendit le bras calciné d’un geste désinvolte.
— Tu devrais manger, toi aussi. Il y en a assez pour deux.
Diana se détourna, prise d’un haut-le-cœur. Elle n’avait plus rien à vomir mais elle se plia en deux, les yeux larmoyants.
Tout à coup, le garçon battit des paupières. En apercevant Gaia, il se remit à hurler, mais plus faiblement. Son compagnon tapait sur la barrière avec un fragment de l’échelle, vociférant des menaces inaudibles.
Diana rampa à l’écart, assaillie par un tourbillon d’images et de souvenirs. La faim et l’odeur de la chair brûlée de Panda, le souvenir de son goût dans sa bouche et du soulagement horrible qu’elle avait éprouvé à ce moment-là, la sensation de satiété.
— Non, non, non, non, non, geignit-t-elle encore et encore en s’écorchant les genoux sur la roche.
Soudain, alors qu’elle tenait à peine debout, elle se redressa et tenta de fuir. D’un simple geste, Gaia la ramena auprès du blessé. Il posa sur elle un regard effrayé, confus, trahi.
Elle eut l’impression de dégringoler dans un gouffre insondable. Elle pria pour s’écraser au fond, mourir enfin. Et, Dieu merci, elle perdit connaissance.