Elle s’appelait Julia et j’étais absolument certain qu’elle avait rendu l’âme le 30 avril, date à laquelle j’avais découvert ses restes macabres et éliminé le monstre canin qui paraissait responsable de son décès. Car c’est alors que débuta cette histoire, même s’il est probable que tout commença véritablement lorsque nous devînmes amants. Longtemps auparavant.
Peut-être aurais-je pu lui accorder ma confiance. Sans doute n’aurais-je jamais dû l’inviter à effectuer cette marche en Ombre d’où découlèrent des refus qui l’éloignèrent de moi, dans les profondeurs des ténébreux passages qui la conduisirent jusqu’à l’atelier d’artiste de Victor Melman, un occultiste malfaisant qu’il me fallut tuer par la suite... ce Victor Melman qui n’était en fait qu’un simple pantin manipulé par Luke et Jasra. Mais j’avais à présent — de justesse — la possibilité de m’absoudre de mes fautes, car tout semblait indiquer que je n’étais pas responsable de mes actes. Pas entièrement.
Plus exactement, je venais d’apprendre qu’ils n’avaient pas eu les conséquences que je leur attribuais. Ce fut en plongeant mon poignard dans le flanc de Masque — un sorcier qui se mêlait de ma vie privée depuis déjà quelque temps — qu’il me fut permis de constater que ce mystérieux personnage n’était autre que Julia. Jurt, mon demi-frère qui tentait de m’occire depuis plus longtemps encore que les autres individus impliqués dans cette affaire, la saisit et s’évanouit dans les airs avec elle juste après s’être métamorphosé en une sorte d’Atout vivant.
Je fuyais l’incendie qui dévastait le donjon de la Citadelle des Quatre-Mondes quand la chute d’une poutre me contraignit à plonger sur la droite. Je me retrouvai bloqué dans un cul-de-sac de décombres et de solives en flammes. Une sphère de métal noir qui semblait se dilater en se déplaçant passa près de moi, percuta la paroi, la traversa et y ouvrit une brèche assez importante pour autoriser mon passage — un fait que mon esprit fut prompt à enregistrer. Je me retrouvai à l’extérieur et franchis d’un bond les douves, employai mes extensions du Logrus pour repousser un des éléments de la palissade d’enceinte ainsi qu’une vingtaine de soldats, puis me retournai et appelai : « Mandor !
— Je suis là », répondit une voix douce dont le point d’origine se situait à la hauteur de mon épaule.
Je fis une volte-face, juste à temps pour voir mon frère tendre la main en direction d’une sphère de métal qui rebondit devant nous et tomba dans sa paume.
Il épousseta les cendres qui maculaient sa veste noire et réordonna son abondante chevelure. Puis il me sourit et reporta son attention sur le brasier.
« Tu as respecté tes engagements envers la reine et plus rien ne te retient en ce lieu, me déclara-t-il. Pouvons-nous regagner une ombre plus paisible ?
— Jasra est à l’intérieur et se bat contre Sharu, lui rappelai-je.
— Je te croyais libéré de tes obligations envers cette femme. »
Je secouai la tête.
« Elle sait des choses que j’ignore et qui pourraient m’être utiles. »
Une tour de flammes grandit au-dessus du donjon, se stabilisa, s’étira encore.
« Je n’en prends conscience qu’à présent, mais elle semble juger cette fontaine très importante, me dit mon frère. Si nous allions la chercher pour l’emmener avec nous, cela permettrait à Sharu de reprendre possession de cette source de puissance. Serait-ce ennuyeux ?
— Si nous la laissons à sa merci, il risque de la tuer. »
Mandor haussa les épaules.
« Je la crois capable de sortir victorieuse de cette rencontre. Veux-tu miser une somme modeste sur l’issue du combat ?
— Tu as peut-être raison », répondis-je avant d’étudier le geyser de feu qui reprenait son ascension vers le ciel après une autre pause. Je le désignai. « J’ai l’impression d’assister à l’incendie d’un puits de pétrole. J’espère que le vainqueur connaît les méthodes qu’il convient d’employer pour étouffer les flammes... s’il y a un vainqueur. Ils risquent d’y laisser leur peau tous les deux, à en juger à la façon dont tout s’effondre. »
Il gloussa.
« Tu sous-estimes les protections dont ils se sont dotés. Et tu sais comme moi qu’il n’est pas aisé pour un sorcier d’éliminer un de ses pairs en utilisant des tours de magie. Mais tu marques un point en ce qui concerne les dangers plus terre à terre. Je peux...? »
J’acquiesçai d’un signe de tête.
D’un geste rapide il lança sa balle vers le côté opposé des douves, en direction du château en feu. La sphère de métal rebondissait et son volume paraissait augmenter à chacun de ses sauts. Ses contacts avec le sol s’accompagnaient de bruits de cymbales disproportionnés à sa masse et à sa vitesse apparentes. Ils étaient assourdissants quand elle pénétra dans les ruines branlantes et incandescentes de cette partie de la Citadelle et disparut à nos regards.
J’allais demander à Mandor de me préciser ses intentions quand je vis une ombre circulaire traverser la brèche par laquelle j’avais fui. Les flammes perdirent une partie de leur éclat — sauf au sein de la colonne ignée de la Fontaine elle-même — et un grondement sourd se fit entendre. Un peu plus tard je revis le disque sombre, plus grand encore, et je perçus des vibrations à travers les semelles de mes bottes.
Un pan de mur s’effondra et fut bientôt imité par une section importante d’une autre paroi, ce qui me permit de voir l’intérieur du donjon. La sphère géante traversa le rideau de poussière et de fumée, étouffant les flammes sur son passage. Ma vision du Logrus me révélait les torrents d’énergie sinueux qui s’écoulaient entre Jasra et Sharu.
Mandor tendit la main et une minute plus tard une petite balle de métal vint vers nous en rebondissant. Il la saisit dans les airs.
« Regagnons les premières loges, me dit-il. Il serait dommage de rater le finale. »
Nous franchîmes une des nombreuses brèches ouvertes dans la palissade. En un point des douves, les gravats comblaient suffisamment le fossé pour nous permettre de le franchir. J’utilisai alors un des charmes que j’avais gardés en réserve pour dresser autour de nous une enceinte protectrice et maintenir à distance les soldats qui reformaient leurs rangs.
Je gravissais les ruines de la muraille effondrée quand je vis Jasra. Elle tournait le dos à la tour ignée, les bras levés. La sueur zébrait son masque de suie et je percevais les pulsations de l’énergie qui se déversait de son corps. À trois mètres au-dessus d’elle, le visage empourpré et la tête inclinée de côté, comme si son cou était brisé, Sharu flottait dans les airs. Un non-initié eût sans doute pensé à un phénomène de lévitation, mais ma vision du Logrus me permettait de voir la ligne de force à laquelle il était suspendu, victime de ce qui pourrait — je présume — être qualifié de pendaison magique.
« Bravo », déclara Mandor qui applaudit doucement. « Tu vois, Merlin ? J’aurais gagné ce pari.
— Tu as toujours été bien plus perspicace que moi, lorsqu’il est question de jauger le potentiel des membres de notre entourage », reconnus-je pendant que Jasra ordonnait à Sharu :
« ... et jure de me servir. »
Les lèvres du sorcier se tordirent.
« Je jure de te servir », hoqueta-t-il.
Elle baissa les bras, et la corde immatérielle à laquelle pendait le vaincu commença à s’étirer. Il descendait vers le sol fissuré du donjon quand elle fit un geste semblable à celui d’un chef d’orchestre désireux d’encourager les bois et qu’une larme de feu démesurée se détacha de la Fontaine pour aller se briser contre l’homme, le recouvrir et s’écouler sur les dalles de pierre grise qui l’absorbèrent. Je jugeai cela très spectaculaire mais ne pus en comprendre l’utilité...
Sharu s’abaissait toujours, avec lenteur, et je le comparai à l’esche d’un pêcheur céleste. Je me surpris à retenir ma respiration en voyant ses bottes approcher du sol. J’avais l’impression de suffoquer — par solidarité — et j’attendais avec impatience de voir le nœud coulant se desserrer autour de son cou. En vain. Quand ses pieds arrivèrent au niveau du dallage, ils y pénétrèrent comme s’ils appartenaient à un hologramme en partie occulté. L’homme s’y enfonça jusqu’aux chevilles, aux genoux, toujours plus bas. J’ignorais s’il respirait encore. Des ordres s’écoulaient en chapelet des lèvres de Jasra et des linceuls de flammes se détachaient de la Fontaine pour aller recouvrir son prisonnier. Il s’enfouit dans la pierre jusqu’à la taille, puis les épaules et le cou. Quand seule sa tête fut encore visible, avec des yeux grands ouverts mais aveugles, la femme effectua un autre geste et ce voyage vers le centre de la terre s’interrompit enfin.
« Te voici devenu le gardien de la Fontaine, déclara-t-elle. Tu n’auras de comptes à rendre qu’à moi seule. Reconnais-tu mon autorité ? »
Les lèvres bleuâtres se crispèrent, avant de marmonner : « Oui.
— En ce cas, va et éteins ce brasier. Assume tes fonctions. »
La tête parut s’incliner pour acquiescer à l’instant même où elle reprenait sa descente. Il n’en subsista bientôt qu’une touffe de cheveux blancs qui ne tarda guère à être engloutie à son tour. La ligne de force s’évapora.
Je toussai. Ce bruit retint l’attention de Jasra qui laissa redescendre ses bras et se tourna vers moi. Elle arborait un semblant de sourire.
« Est-il vivant ou mort ? » demandai-je, avant de préciser : « Pure curiosité académique.
— Je ne pourrais rien affirmer. Un peu des deux, sans doute. Comme nous tous.
— Gardien de la Fontaine. Quelle existence exaltante !
— Plus que celle d’un portemanteau, fit-elle remarquer.
— Je n’en disconviens pas.
— Sans doute estimez-vous que je vous suis redevable de l’aide que vous m’avez apportée pour me permettre de rentrer en possession de mon bien. »
Je haussai les épaules.
« À vrai dire, j’avais d’autres pensées.
— Vous désiriez mettre un terme à notre différend, et je souhaitais quant à moi recouvrer ce dont Sharu m’avait spoliée. Si Ambre m’inspire toujours les mêmes sentiments, je suis par contre disposée à renoncer à ma vengeance.
— Je m’en contenterai. Et nous avons en outre une loyauté commune. »
Elle m’étudia, les yeux mi-clos, puis s’autorisa un sourire.
« Ne vous inquiétez pas pour Luke.
— Je le dois. Ce fils de chienne de Dalt... »
Son expression resta la même.
« Sauriez-vous des choses que j’ignore ? m’enquis-je.
— Un grand nombre.
— Accepteriez-vous de m’en communiquer certaines ?
— La connaissance est un bien négociable », fit-elle observer pendant que le sol tremblait et que la colonne ignée vacillait.
« J’exprime le désir d’aider votre fils et vous avez le front de vouloir monnayer les informations qui me le permettraient ? »
Elle rit.
« Si je croyais Rinaldo en danger, sachez que je serais à ses côtés. Mais sans doute vous est-il plus facile de me haïr en vous disant qu’on ne trouve pas en moi la moindre fibre maternelle.
— Eh ! Je pensais que nous étions quittes.
— Cela n’efface pas certains sentiments.
— Allons, madame ! À l’exception du fait que vous avez tenté de m’assassiner à date fixe depuis un certain nombre d’années, je n’ai aucun grief à formuler contre vous. Vous êtes la mère d’un ami pour lequel j’éprouve de l’affection et du respect. S’il a des ennuis, je veux lui porter assistance et je préférerais rester en bons termes avec vous. »
Mandor se racla la gorge. Les flammes chutèrent de trois mètres, frémirent, s’abaissèrent encore.
« Je me flatte de connaître d’excellents charmes culinaires, déclara-t-il. Je le précise au cas ou ces exercices physiques auraient un tant soit peu aiguisé votre appétit. »
Jasra lui adressa un sourire empreint de coquetterie, et j’aurais juré qu’elle battait des cils à son intention. Si mon frère effectue des entrées remarquées dues à son abondante toison argentée, je ne saurais dire s’il est beau et n’ai jamais compris les raisons de l’attirance qu’il exerce sur la plupart des femmes. J’ai à l’occasion vérifié s’il n’utilisait pas des charmes d’amour, mais ce n’est apparemment pas le cas. Cet étrange phénomène paraît relever d’une autre sorte de magie.
« Voilà une excellente idée, lui répondit Jasra. Je peux fournir le local, si vous vous chargez du reste. »
Mandor s’inclina. Les flammes s’effondrèrent jusqu’au sol et y demeurèrent captives. Jasra nous précéda vers l’escalier après avoir ordonné à Sharu — promu au rang de Gardien invisible — de surveiller le feu.
« Ces marches mènent à un souterrain qui débouche sur des rivages plus paisibles, expliqua-t-elle.
— Il me vient à l’esprit que la garnison est loyale à Julia. »
Jasra éclata de rire.
« Comme elle était dévouée à ma personne avant son avènement, et à Sharu avant le mien. Ces hommes sont des mercenaires. Ils font partie des meubles et s’ils touchent leur solde c’est pour assurer la protection des vainqueurs, pas pour avoir des états d’âme. Je sais pouvoir bénéficier de leurs bons et loyaux services jusqu’à la prochaine usurpation. Prenez garde à la troisième marche. Une des pierres est descellée. »
Elle franchit une porte dissimulée dans la paroi et nous précéda dans un tunnel obscur orienté vers le nord-ouest et la partie de la Citadelle que j’avais eu l’occasion d’explorer lors de ma précédente visite : le jour où j’avais soustrait cette femme à Masque/Julia pour la ramener en Ambre, où elle devait pour un temps faire office de portemanteau dans notre citadelle. Le boyau où nous nous engageâmes était plongé dans les ténèbres, mais elle utilisa sa magie pour faire apparaître un point lumineux semblable à un feu follet qui nous précéda dans la noirceur et l’humidité de ce passage. L’air était vicié et les parois tapissées de toiles d’araignées. Nous foulions un sol de terre battue, sauf en son centre, où l’on trouvait des sections dallées irrégulières que cernaient par endroits des flaques d’eau fétide. De temps à autre des créatures noires de petite taille passaient rapidement près de nous — en rampant ou en voletant.
Je n’avais nul besoin de cette source de lumière, pas plus sans doute que les autres membres de notre groupe. L’illumination diffuse et argentée du Signe du Logrus ne nimbait pas que les caractéristiques matérielles du milieu dans lequel je progressais. Je faisais toujours appel à lui car, outre notre chemin, il me révélerait tout emploi de la magie... que ce fût une chausse-trape ou une traîtrise de la part de Jasra. Je le voyais également devant Mandor. À ma connaissance, mon frère n’avait jamais péché par excès de confiance lui non plus. Une forme brumeuse apparentée à celle de la Marelle occupait une position similaire par rapport à Jasra et complétait ce triangle de méfiance. Quant au point lumineux, il poursuivait sa danse devant notre groupe.
Nous émergeâmes du passage derrière une pile de barils, à l’intérieur de ce qui paraissait être un cellier bien garni. Mandor fit six pas puis effectua une pause, le temps de sortir d’un casier situé sur notre gauche une bouteille poussiéreuse qu’il manipula avec maintes précautions. Il passa un pan de son manteau sur l’étiquette.
« Bigre !
— Qu’y a-t-il ? voulut savoir Jasra.
— S’il a bien supporté l’épreuve du temps, voilà un thème autour duquel je pourrais organiser un véritable festin.
— Vraiment ? Alors, il serait préférable de ne courir aucun risque et d’en emporter plusieurs. Ces vins figuraient sur la carte du sommelier avant mon avènement... peut-être même avant celui de Sharu. »
Mandor me tendit deux bouteilles.
« Prends celles-ci, Merlin. Et veille à ne pas les secouer. »
Il étudia le reste du contenu du casier puis en choisit deux autres qu’il se chargea d’emporter.
« Je comprends désormais pourquoi ce château a fait l’objet d’un tel nombre de sièges, déclara-t-il à Jasra. J’aurais moi aussi été tenté de m’en emparer, si j’avais su ce que contenaient ses caves. »
Elle se pencha vers lui et le prit par l’épaule.
« Il est possible d’y accéder en livrant des joutes moins belliqueuses, lui murmura-t-elle avec un sourire.
— Je garderai cela à l’esprit.
— Et j’espère que vous me prendrez au mot. »
Je me raclai la gorge.
Jasra repartit, après m’avoir foudroyé du regard. Nous empruntâmes une porte basse puis la suivîmes vers le haut d’une volée de marches de bois grinçantes, jusqu’à une vaste resserre que nous traversâmes pour gagner d’immenses cuisines désertes.
« Les serviteurs ne sont jamais là quand on a besoin d’eux, grommela-t-elle.
— Leur présence serait superflue. Trouvez-moi un cadre agréable et je me charge du reste.
— Parfait. Alors, suivez-moi. »
Elle nous précéda dans une enfilade de pièces, jusqu’à un autre escalier.
« Champs de glace ou de lave ? s’enquit-elle. Sommets majestueux ou océan aux flots déchaînés ?
— Si vous vous référez au décor, j’avoue avoir un faible pour la montagne », répondit Mandor.
Il m’interrogea du regard et j’approuvai son choix d’un signe de tête.
Elle nous conduisit dans une salle étroite et allongée d’où nous pûmes contempler une chaîne d’éminences aux sommets arrondis sitôt après avoir repoussé les volets des fenêtres. Ici l’air était vif et le reste poussiéreux. Le mur le plus proche disparaissait derrière des étagères où s’entassaient des livres, de quoi écrire, des cristaux, des loupes, de petits pots de peinture, divers ingrédients et accessoires nécessaires pour exécuter des tours de magie élémentaires, un microscope et un télescope. Une table à tréteaux et deux bancs occupaient le centre de la pièce.
« De combien de temps pensez-vous avoir besoin pour tout préparer ? demanda Jasra.
— Une ou deux minutes, lui répondit Mandor.
— J’aimerais faire un brin de toilette avant de passer à table. Vous aussi, peut-être ?
— C’est une très bonne idée, déclarai-je.
— Excellente », surenchérit mon frère.
Elle nous guida vers des appartements qui avaient dû être réservés autrefois aux invités de marque et nous laissa après nous avoir fourni du savon, des serviettes et de l’eau. Nous avions décidé de nous retrouver dans la salle à manger improvisée une demi-heure plus tard.
« Crois-tu qu’elle nous prépare un tour à sa façon ? demandai-je en retirant ma chemise.
— Non. J’ose espérer qu’elle ne voudrait rater ce repas pour rien au monde. Pas plus, me semble-t-il, qu’elle ne renoncerait à s’exhiber devant nous dans toute sa splendeur après que nous l’avons vue en bien piteux état. Et puis c’est une occasion de bavarder, d’échanger des confidences... » Il secoua la tête. « Peut-être n’as-tu jamais pu lui accorder ta confiance avant ce jour et ne le pourras-tu plus jamais par la suite, mais ce repas servira de prétexte à une trêve... si je suis bon juge.
— J’espère que ton instinct ne te trahira pas. »
Je m’aspergeai d’eau et me savonnai.
Mandor m’adressa un sourire tors puis utilisa ses pouvoirs pour se procurer un tire-bouchon et ouvrir les bouteilles — « afin que le vin pût respirer » — avant de se rendre présentable. Je le savais plein de bon sens mais décidai de conserver malgré tout le Signe du Logrus, dans l’éventualité où il me faudrait affronter un démon ou survivre à l’effondrement d’une des parois de la pièce.
Aucun monstre cornu ne se matérialisa hors du néant et aucun mur ne s’abattit sur nous. Je suivis mon frère dans la pièce qui devait servir de salle à manger et attendis qu’il eût redécoré les lieux à l’aide de quelques gestes et formules magiques. Il remplaça la table branlante par une autre plus solide et les bancs par des fauteuils bien plus confortables — disposés de façon à nous permettre d’admirer les montagnes. Jasra n’était pas encore arrivée et j’apportai les deux bouteilles que Mandor avait choisies après en avoir humé l’arôme. J’allais les poser sur la table quand il fit apparaître une nappe brodée et des serviettes, de la vaisselle délicate que l’on aurait dite décorée de la main même de Miró et des couverts ciselés. Il étudia l’ensemble et fit disparaître fourchettes, couteaux, et cuillers, qui furent remplacés par de l’argenterie aux motifs différents. Puis il se mit à fredonner et à faire les cent pas pour examiner le résultat sous des angles divers. Je m’avançais pour me débarrasser des bouteilles quand il ajouta un vase garni de fleurs au centre de la table. Je reculai d’un pas à l’instant où des verres de cristal sortaient à leur tour du néant.
J’exprimai mon irritation par un grognement et il parut enfin se remémorer ma présence.
« Oh ! Pose-les. Pose-les là-dessus, Merlin », me dit-il. Et un plateau d’ébène apparut sur ma gauche.
« Nous devrions nous assurer que ce vin s’est effectivement bonifié avec l’âge avant l’arrivée de notre hôtesse », ajouta-t-il. Et il versa un doigt du liquide rubis dans deux verres.
Nous le goûtâmes, et il hocha la tête. Ce cru était meilleur que celui de Bayle. De beaucoup.
« Pas de mauvaise surprise en ce domaine », commentai-je.
Il fit le tour de la table et gagna la fenêtre pour admirer le paysage. Je le suivis. Quelque part dans les hauteurs devait se trouver la grotte de Dave, ainsi que ce dernier.
« Je me sens un peu coupable de m’accorder une pause, déclarai-je. J’ai encore tant de tâches urgentes à mener à bien...
— Leur nombre risque d’être bien plus grand que tu ne le supposes, mais tu ne dois pas assimiler ceci à un moment de détente. Dis-toi que tu t’es replié dans une position retranchée. En outre, Jasra te révélera peut-être des faits à même de t’intéresser.
— C’est probable. Mais je me demande bien quoi. »
Il fit tourner le vin dans son verre puis en but une gorgée et haussa les épaules.
« Elle sait beaucoup de choses. Il est possible qu’elle laisse échapper une information importante, ou qu’elle soit touchée par nos attentions et décide de nous aider. Prends la vie comme elle vient. »
Je bus. Si j’étais méchant je dirais que je sentis Jasra arriver, mais ce fut en vérité le champ du Logrus qui m’avertit de son approche dans le couloir. Je ne pris pas la peine de le préciser à Mandor, certain qu’il avait lui aussi perçu sa présence. Je me contentai de me tourner vers la porte, et il fit de même.
Elle avait mis une robe blanche décolletée qui dénudait une épaule (la droite) et était retenue sur l’autre par une broche constellée de diamants. Sa chevelure brillante était ceinte d’une tiare sertie des mêmes pierres précieuses qui renvoyaient des reflets dans le spectre des infrarouges. Elle souriait et il se dégageait d’elle une fragrance capiteuse. À mon corps défendant, je me redressai et regardai mes ongles pour m’assurer qu’ils étaient irréprochables.
Comme toujours, la courbette de Mandor fut plus accentuée que la mienne. Pour me racheter, je décidai d’adresser un compliment à notre hôtesse.
« Je vous trouve très... élégante », déclarai-je. Puis je laissai mon regard s’attarder sur sa silhouette, afin de confirmer la sincérité de mes dires.
« Dîner en compagnie de deux princes est un privilège rare, fit-elle remarquer.
— Je ne suis qu’un modeste duc des Marches de l’Ouest, rétorquai-je.
— Je me référais à la maison de Sawall.
— Je constate que vos renseignements sont à la fois précis et récents, déclara Mandor.
— Je fais le nécessaire pour ne pas risquer de manquer au protocole.
— Il n’est pas dans mes habitudes de mentionner mes titres du Chaos avec une telle précision, précisai-je.
— Et c’est regrettable. Ils sont plus que... flatteurs. N’êtes-vous pas le treizième sur la liste des prétendants ? »
Je ris.
« Bien qu’une telle position me placerait encore très loin de la couronne, elle relève de l’exagération.
— Elle dit vrai, intervint Mandor. À quelque chose près.
— Comment est-ce possible ? La dernière fois que je me suis penché sur la question... »
Mon frère servit du vin à Jasra qui le remercia d’un sourire.
« Tu n’as pas dû t’y intéresser récemment, en ce cas. Nous avons eu à déplorer bien d’autres morts tragiques.
— Vraiment ? Un si grand nombre ?
— Au Chaos, déclara Jasra qui levait son verre. Puisse-t-il fluctuer encore longtemps. »
Mandor l’imita. « Au Chaos.
— Chaos », répétai-je avec moins d’enthousiasme. Puis nous trinquâmes et bûmes.
Divers arômes exquis parvinrent à mes narines. Je reportai mon attention vers leur point d’origine et vis des plats sur la table. Jasra s’était tournée en même temps que moi et Mandor s’avança pour désigner nos sièges, qui reculèrent afin de nous recevoir.
« Asseyez-vous, je vous en prie, et permettez-moi de vous servir », dit-il.
Nous nous exécutâmes, et je trouvai le potage savoureux. Pendant plusieurs minutes nous n’échangeâmes pas d’autres propos que des compliments à son sujet. Je ne voulais pas prendre l’initiative d’entamer la conversation, même si j’avais conscience que mes compagnons s’y refusaient eux aussi.
Bien plus tard, Jasra toussa et nous la regardâmes. Je fus surpris de constater qu’elle paraissait tendue.
« Alors, quelle est la situation actuelle dans les Cours ? s’enquit-elle.
— Chaotique, lui répondit Mandor. Et croyez qu’il n’est pas dans mes intentions de faire de l’esprit. » Il réfléchit, soupira et ajouta : « La politique. »
Jasra hocha la tête, très lentement. Elle semblait désireuse de lui demander des détails qu’il ne paraissait pas juger nécessaire de divulguer, mais elle se ravisa et reporta sur moi son attention.
« Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de visiter Ambre lors du séjour que j’ai effectué en ce royaume, me dit-elle. Mais à en juger par vos propos je présume que la situation y est tout aussi confuse.
— Si vous vous référez à Dalt, il est vrai que je me félicite de son départ, lui répondis-je. Mais la présence de ses troupes s’apparentait plus à une simple gêne qu’à une menace véritable. C’est d’ailleurs un sujet...
— Qu’il serait préférable de ne pas aborder, m’interrompit-elle. En fait, ce n’est pas à lui que je pensais. »
Je lui retournai son sourire.
« J’avais oublié. Vous n’êtes pas une de ses ferventes admiratrices.
— Vous faites fausse route. Cet individu m’a été utile. C’est seulement... » Un soupir. « La politique », conclut-elle.
Mandor rit, et nous l’imitâmes. Je regrettai aussitôt de ne pas avoir utilisé cette repartie au sujet d’Ambre. Il était désormais trop tard pour le faire.
« Il y a quelque temps, j’ai fait l’acquisition d’une toile de Polly Jackson, déclarai-je. On y voit une Chevrolet 57 rouge. Ce tableau me plaît beaucoup. Il est à San Francisco. Rinaldo le trouvait à son goût, lui aussi. »
Jasra regarda par la fenêtre.
« Vous vous rendiez souvent dans des galeries d’art tous les deux. Il m’a traînée dans un grand nombre de ces expositions. Je lui accorde qu’il a du goût, même s’il manque de talent.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Il possède un bon coup de crayon, mais ses toiles manquent d’originalité. »
Si j’avais orienté la discussion dans cette voie pour une raison précise, ce n’était pas celle-là. Intrigué par cette facette de Luke dont j’avais tout ignoré, je décidai d’approfondir la question.
« Des tableaux, dites-vous ? Je ne savais pas qu’il peignait.
— Il a fait de nombreux essais mais ne les a montrés à personne. Il est conscient que ce ne sont que des croûtes.
— Comment pouvez-vous porter un jugement sur eux, en ce cas ?
— Disons que j’ai souvent visité son appartement.
— Pendant ses absences ?
— Certes. Les privilèges d’une mère. »
Je frissonnai en pensant à la femme brûlée vive dans les profondeurs du Terrier du Lapin, mais je m’abstins d’exprimer mes pensées à haute voix. Je ne voulais pas jeter un froid après l’avoir incitée à se montrer prolixe. Je décidai de reprendre la piste précédente.
« Est-ce pour cette raison que Luke a fait la connaissance de Victor Melman ? »
Jasra m’étudia un instant, les yeux mi-clos, puis elle le confirma de la tête et s’intéressa au potage. Elle attendit d’avoir terminé son assiette pour me répondre : « Oui. Cet homme lui a donné des leçons. Ses toiles plaisaient à Rinaldo, qui a cherché à le rencontrer. Peut-être lui en a-t-il acheté quelques-unes. Je l’ignore. Mais je sais qu’il a parlé de ses propres œuvres à Victor, qui a exprimé le désir de les voir. Après avoir précisé qu’il les jugeait intéressantes, cet homme lui a déclaré qu’il pensait pouvoir l’aider à améliorer sa technique. »
Elle leva son verre, huma le vin et en but une gorgée avant de se plonger dans la contemplation des montagnes.
J’allais faire un commentaire pour l’inciter à reprendre ses explications quand elle se mit à rire. Je décidai d’attendre.
« Un sacré imbécile, ajouta-t-elle. Mais plein de talent, je dois le lui concéder.
— Heu, qu’entendez-vous par là ?
— Il n’a guère tardé à aborder un sujet qui lui tenait à cœur : le développement du potentiel individuel. Il a utilisé pour cela toutes les circonlocutions qu’affectionnent ceux qui ne disposent que de bribes du savoir, évidemment. Il a ainsi informé Rinaldo qu’il pratiquait les sciences occultes et a laissé entendre qu’il serait disposé à transmettre ses connaissances à un disciple. »
Elle rit à nouveau. Et je fis de même à la pensée qu’un amateur s’était adressé en ces termes à un authentique sorcier.
« Pour la simple raison qu’il n’avait pas un sou et que mon fils était riche, cela va de soi, ajouta-t-elle. Rinaldo n’a pas été intéressé par cette proposition et a d’ailleurs cessé peu après de prendre des cours de peinture. Il estimait avoir appris tout ce que cet homme était en mesure de lui enseigner. Mais lorsqu’il m’en a parlé, un peu plus tard, j’ai compris que ce Melman avait toutes les qualités requises pour servir mes intérêts. J’étais certaine qu’il ne reculerait devant rien pour avoir un avant-goût de ce qu’est la véritable puissance. »
Je partageais ce point de vue.
« C’est alors que vous et Rinaldo avez donné le coup d’envoi à cette série d’apparitions. Je présume que vous vous êtes relayés pour obscurcir son esprit tout en lui révélant un peu de magie véritable.
— Oui, mais j’ai dû me charger de la majeure partie de sa formation. Rinaldo était trop occupé par ses études. Sa moyenne générale a toujours été légèrement supérieure à la vôtre, il me semble ?
— Disons qu’il avait de bonnes notes, reconnus-je. Mais quand vous parlez d’accorder des pouvoirs à Melman pour faire de lui votre pantin, je ne puis m’empêcher de penser à vos motivations. Vous l’avez conditionné à m’assassiner, dans le cadre d’une cérémonie très spectaculaire. »
Elle sourit.
« Certes, mais pas celle à laquelle vous vous référez. Je l’ai en effet informé de votre existence et préparé à jouer un rôle dans votre immolation. Mais il a agi de son propre chef le jour où il a effectué cette tentative contre vous et que vous l’avez tué. Il connaissait les dangers d’une action en solitaire et a payé le prix de sa témérité. Il souhaitait accaparer tous les pouvoirs que votre sacrifice permettrait d’acquérir, sans devoir les partager avec quiconque. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le préciser... c’était un fieffé imbécile. »
Il était dans mes intentions de feindre l’indifférence pour l’inciter à poursuivre ses explications. Ne pas interrompre mon repas semblait constituer un excellent moyen de traduire un tel état d’esprit. Mais lorsque je baissai les yeux sur mon bol de soupe, je découvris qu’il avait entre-temps disparu. Je pris un petit pain et le rompis. J’allais le tartiner de beurre quand je remarquai que ma main tremblait. Un instant plus tard je compris que cette réaction était due à un violent désir d’étrangler mon interlocutrice.
Je pris une inspiration profonde, soufflai, bus une gorgée de vin. Un plat d’amuse-gueule apparut devant moi, et les effluves de l’ail et de diverses herbes aromatiques eurent sur moi un effet apaisant. Je remerciai Mandor d’un signe de la tête et Jasra fit de même. Un instant plus tard j’étais occupé à étaler le beurre sur le petit pain.
Après quelques bouchées, je déclarai : « J’avoue ne pas comprendre. Vous venez de dire que vous aviez attribué à Melman un simple rôle dans mon sacrifice rituel... dois-je en déduire que vous m’aviez trouvé un autre bourreau ? »
Elle me fit attendre une trentaine de secondes avant de renouveler son sourire.
« Il existe des opportunités qu’on ne peut laisser échapper. Je me réfère à votre rupture avec Julia, ce qui l’a incitée à s’intéresser aux sciences occultes. J’ai compris que je devais lui faire connaître Victor, afin qu’il lui enseigne quelques principes de base et utilise son dépit à notre avantage. Il était chargé de transformer sa déception en haine assez profonde pour qu’elle n’ait pas la moindre hésitation à vous trancher la gorge quand viendrait l’heure du sacrifice. »
Je m’étranglai sur une bouchée, par ailleurs délicieuse.
Un verre d’eau en cristal givré apparut à côté de ma main droite. Je m’empressai de boire, pour pouvoir déglutir.
« Ah ! Votre réaction vaut le détour, commenta Jasra. Vous admettrez que si vous aviez été exécuté par une femme que vous aviez autrefois aimée cela aurait ajouté du piment à ma vengeance. »
Du coin de l’œil je vis Mandor hocher la tête et me sentis contraint de reconnaître le bien-fondé de sa déclaration.
« Votre plan était fort bien conçu, lui dis-je. Rinaldo a-t-il participé à son élaboration ?
— Non, vous étiez entre-temps devenus trop proches. Je craignais qu’il ne vous informe de mes projets. »
J’y réfléchis un instant, puis : « Quelque chose a cloché. Quoi ?
— Un fait imprévu. Julia avait des dons. Quelques leçons de Victor lui ont permis de le supplanter dans tous les domaines — le pictural excepté. Bon sang, peut-être peint-elle aussi. Je ne sais pas. Je me suis distribué une carte biseautée qui s’est jouée toute seule. »
Je frissonnai. Je me rappelai la conversation que j’avais eue avec la ty’iga dans le manoir des Treilles, à l’époque où ce démon possédait le corps de Vinta Bayle. « Julia a-t-elle développé les capacités qu’elle voulait acquérir ? » m’avait demandé cette entité. Je m’étais contenté de répondre que je l’ignorais, que rien ne semblait l’indiquer... mais il y avait eu notre rencontre dans le parking d’un supermarché, et ce chien auquel elle avait ordonné de s’asseoir et qui ne s’était peut-être plus déplacé depuis lors...
« Et vous n’avez décelé aucun signe de ses talents ? s’enquit à son tour Jasra.
— Je ne dirais pas cela », grommelai-je avant même d’avoir analysé les raisons d’une telle réponse. « Non, je mentirais. »
... comme chez Baskin-Robbins, quand elle avait modifié le parfum d’une crème glacée à mi-chemin entre le cornet et les lèvres. Et il y avait encore eu cet orage, lorsque la pluie ne l’avait pas mouillée bien qu’elle n’eût pas de parapluie...
La perplexité plissa les sourcils de Jasra, qui ferma à demi les yeux et me dévisagea. « J’avoue que cela me dépasse, fit-elle. Si vous aviez découvert ses capacités, pourquoi ne vous êtes-vous pas chargé d’assurer vous-même sa formation ? Elle vous aimait. Vous auriez fait une très bonne équipe. »
Je sentis mes entrailles se nouer. Cette femme disait vrai et j’avais suspecté — pour ne pas dire su — que Julia possédait des dons hors du commun. Mais je m’étais refusé à l’admettre. Peut-être même avais-je provoqué leur apparition, par cette promenade en Ombre et le fait de l’avoir nimbée de mon aura...
« De telles choses sont à la fois délicates et personnelles, répondis-je.
— Oh ! les affaires de cœur resteront à jamais pour moi totalement limpides ou impénétrables ! Il ne semble pas exister de juste milieu en la matière.
— Je vais m’expliquer le plus simplement possible. Quand j’ai relevé ces indices nous en étions arrivés au stade de la rupture et je ne souhaitais pas aider une ex-maîtresse à développer des pouvoirs qu’elle pourrait un jour utiliser contre moi.
— C’est compréhensible. Très. Et ô combien ironique !
— Je partage ce point de vue », intervint Mandor, qui fit apparaître d’un geste de nouveaux plats fumants devant nous. « Mais avant que vous ne soyez trop captivés par l’intrigue et fascinés par les facettes cachées de l’esprit, j’aimerais vous faire goûter à ces blancs de caille qui ont mariné dans un mouton-rothschild et sont accompagnés d’une cuillerée de riz sauvage et de quelques pointes d’asperges. »
Après avoir incité Julia à s’intéresser à la magie en lui révélant une autre strate de la réalité, je l’avais poussée à s’éloigner de moi à cause d’une méfiance maladive qui m’empêchait de lui révéler la vérité sur mon compte. Voilà qui était très révélateur de ma capacité à accorder de l’amour et de la confiance. Mais il s’agissait d’un trait de caractère dont j’étais depuis toujours conscient. Il y avait autre chose. Il y avait plus...
« C’est délicieux, commenta Jasra.
— Merci. » Mandor se leva et fit le tour de la table pour la resservir, alors qu’il eût été plus simple d’employer un tour de télékinésie. Je notai que ses doigts effleurèrent au passage l’épaule nue de la femme. Il me servit ensuite, comme pour réparer un oubli, puis retourna s’asseoir.
« Oui, excellent », approuvai-je avant de reprendre mon introspection à travers un verre obscur qui paraissait devenir de plus en plus limpide.
J’avais senti — suspecté — quelque chose dès le début. C’était désormais une certitude. Notre promenade en Ombre ne constituait que le plus spectaculaire des tests improvisés auxquels je l’avais soumise. Dans l’espoir de l’obliger à se trahir, de la démasquer en tant que... quoi, au juste ? Eh bien, sorcière en puissance. Et après ?
Je posai mon couvert et me massai les yeux. J’étais proche de la vérité, après l’avoir pendant très longtemps gardée dans mon subconscient...
« Que vous arrive-t-il, Merlin ? s’enquit Jasra.
— Rien. Je découvre que je suis las, voilà tout. »
Sorcière. Pas simplement sorcière en puissance. Je prenais conscience de la peur qu’elle ne fût à l’origine des tentatives d’assassinat perpétrées contre moi chaque 30 avril, peur que j’avais étouffée afin de pouvoir continuer à l’aimer. Pourquoi ? Parce que je n’y accordais qu’une importance secondaire ? Parce qu’elle était ma Dame du Lac ? Parce que l’amour que je portais à mon bourreau m’incitait à récuser des preuves pourtant accablantes ? Parce que j’avais non seulement aimé sans sagesse mais également permis à une personnification de la mort inexorable et souriante de rester à mes côtés, et qu’à n’importe quel moment j’aurais pu coopérer avec elle pour lui faciliter sa sinistre besogne ?
« Ça va aller. Ce n’est rien », ajoutai-je.
Devais-je en conclure que j’étais, pour employer une formule consacrée, mon pire ennemi ? J’espérais me tromper. Je n’avais pas le temps de me rendre à des séances de psychothérapie quand tant d’éléments extérieurs menaçaient mon existence.
« Un sou pour vos pensées », me proposa gentiment Jasra.