3

 

Une tache lumineuse que j’avais prise pour un rayon de soleil égaré quitta le sol et vint s’immobiliser à côté de ma tasse. Elle était en forme d’anneau, et je décidai de ne pas en faire cas étant donné que mes compagnons ne semblaient pas l’avoir remarquée.

Je me tendis vers Corail et ne rencontrai que le néant. Je sentais que Jasra et Mandor se projetaient eux aussi vers elle et je fis un nouvel essai, en unissant nos forces. Un peu plus loin.

Quelque chose ?

Quelque chose... Je m’étais interrogé sur ce que ressentait Vialle, lorsqu’elle employait un Atout. Ce devait être autre chose que les signaux visuels avec lesquels le reste d’entre nous était familier. Probablement très proche de ce que je découvrais.

Quelque chose.

Une vague impression de présence. Je fixais l’image de Corail, mais elle ne s’éveillait pas à la vie. Si la carte était plus fraîche, il ne s’agissait pas du froid glacial qui précédait l’établissement d’un contact. Je me concentrai et sus que mes compagnons en faisaient autant.

Puis la représentation de Corail s’effaça de la carte, et rien ne la remplaça. Je contemplais le néant et la sentais malgré tout très proche. Cela me rappelait un peu les sensations éprouvées lorsqu’on tentait de joindre une personne endormie.

« Je ne saurais dire si son lieu de détention est difficile à atteindre, commença Mandor, ou si...

— Je la crois victime d’un sortilège, l’interrompit Jasra.

— Ce qui expliquerait bien des choses, répondit-il.

— Mais pas toutes, intervint une voix douce et familière tout près de moi. Corail est gardée captive par une entité à la puissance incommensurable, p’pa. Je n’avais encore jamais rien rencontré de pareil.

— Ta Roue spectrale a raison, me déclara Mandor. Je commence à sentir ça, moi aussi.

— Oui, fit Jasra. Il y a... »

Le voile se déchira, et je pus voir Corail, inerte, sans doute inconsciente. Elle était allongée sur une surface sombre, en un lieu plongé dans les ténèbres. L’unique source de clarté était un cercle de feu tracé autour d’elle. Elle n’aurait pu joindre ses efforts aux miens pour m’aider à l’atteindre et...

« Spectre, te serait-il possible de me transporter en ce lieu ? » m’enquis-je.

L’image s’effaça avant qu’il n’eût le temps de répondre et je fus cinglé par un courant d’air très froid. Plusieurs secondes me furent nécessaires pour comprendre qu’il soufflait sur moi depuis la carte désormais glacée.

« J’en doute, n’y tiens pas et ce serait en outre inutile, dit alors Spectre. Ce qui la garde a noté l’intérêt que tu lui portes et se tend vers toi. As-tu un moyen de rompre le contact ? »

Je fis glisser ma paume sur la carte, ce qui est d’ordinaire suffisant pour couper une liaison. Rien ne se produisit. La brise sembla même devenir plus violente. Je répétai le geste et l’accompagnai d’un ordre mental. Je commençais à percevoir ce qui se concentrait sur moi.

Puis le Signe du Logrus s’abattit sur l’Atout, qui fut arraché de ma main pendant que j’étais repoussé en arrière, jusqu’au chambranle de la porte dont l’arête meurtrit mon épaule. Mandor partit sur la droite en titubant et dut se retenir à la table pour ne pas tomber. Ma vision du Logrus m’avait permis de voir des lignes lumineuses jaillir de la carte juste avant sa chute.

« Est-ce que ça a marché ? criai-je.

— Le contact a été rompu, répondit Spectre.

— Merci, Mandor, fis-je.

— Mais la Puissance qui se tendait vers toi à travers l’Atout sait désormais où tu te trouves, ajouta Spectre.

— Comment es-tu informé de ce que sait notre adversaire ?

— C’est une simple supposition, fondée sur le fait qu’il continue de se rapprocher. Mais il effectue un long détour — par l’espace — et une bonne quinzaine de secondes lui seront nécessaires pour arriver jusqu’ici.

— Je souhaiterais obtenir une précision, intervint alors Jasra. Ne s’intéresse-t-il qu’à Merlin ou sommes-nous tous concernés ?

— C’est difficile à dire. Merlin est son principal sujet d’intérêt. J’ignore quel sort il vous réserve. »

Je me penchai et récupérai l’Atout de Corail pendant que Jasra demandait à la Roue : « Pourrais-tu assurer notre protection ?

— J’ai déjà fait le nécessaire pour transférer Merlin en lieu sûr. Souhaitez-vous qu’il en soit de même pour vous ? »

Quand je relevai les yeux, après avoir glissé la carte dans ma poche, je notai que la pièce avait perdu une partie de sa substance... qu’elle devenait translucide et que tout ce qu’elle contenait paraissait fait de verre coloré.

« S’il te plaît, implora la figure de vitrail qu’était devenue Jasra.

— Oui », confirma mon frère qui s’estompait déjà.

Et je fus projeté à travers un anneau igné vers un lieu de ténèbres. Je butai sur un mur de pierre et le suivis à tâtons. Un quart de tour, et je vis apparaître devant moi une zone un peu plus claire constellée de points scintillants...

« Spectre ? »

Pas de réponse.

« Tu sais que je n’apprécie guère ces entretiens brusquement interrompus », ajoutai-je.

Je m’avançai vers ce qui était de toute évidence l’entrée d’une caverne. Un ciel nocturne limpide s’offrait à ma vue, et lorsque je sortis un vent froid me cingla. Je reculai de plusieurs pas en frissonnant.

J’ignorais en quel lieu Spectre m’avait transporté mais je jugeai cela secondaire dès l’instant où je bénéficiai d’un répit. J’utilisai le Signe du Logrus pour m’étirer en Ombre et m’approprier une épaisse couverture. Je m’y enveloppai, m’assis sur le sol de la grotte, et procédai à un nouveau chapardage. Je n’eus pas de difficultés à trouver une pile de bûches, et allumer un feu fut pour moi un jeu d’enfant. Je regrettais seulement de ne pas avoir eu le temps de boire un autre café. Je m’interrogeai...

Pourquoi pas, après tout ? J’allais effectuer une nouvelle incursion en Ombre quand un cercle lumineux se rua dans mon champ de vision.

« P’pa ! Arrête, s’il te plaît ! Je me suis donné beaucoup de mal pour t’envoyer dans cette ombre perdue et voilà que tu sembles vouloir te faire remarquer.

— Allons ! Tout ce que je veux, c’est un peu de café.

— Je m’en charge. Mais abstiens-toi d’utiliser tes pouvoirs jusqu’à nouvel ordre.

— Comment peux-tu être plus discret que moi ?

— J’effectue des détours. Tiens ! »

Une tasse en pierre sombre se matérialisa sur le sol de la caverne, juste à côté de ma main droite.

« Merci. » Je la pris et humai le breuvage noir et fumant. « Qu’as-tu fait de Jasra et de Mandor ?

— Je les ai expédiés dans des directions différentes, au sein d’une multitude d’images-leurres qui vont et viennent. Il ne te reste qu’à te faire oublier, à attendre que son attention s’atténue.

— Son attention ? De qui parles-tu ?

— De l’entité qui garde Corail prisonnière. Elle ne doit pas nous trouver.

— Pourquoi ? Il y a peu de temps, tu te demandais si tu n’étais pas un dieu. Que peux-tu bien redouter ?

— Cela. Cette chose paraît être plus puissante que moi, même si ma rapidité est supérieure à la sienne.

— C’est déjà ça.

— Passe une bonne nuit. Je te ferai savoir demain matin si ton adversaire te pourchasse toujours.

— Je le découvrirai peut-être avant.

— Ne bouge pas d’ici, sauf si c’est une question de vie ou de mort.

— Telles n’étaient pas mes intentions. Et si mon adversaire me retrouve ?

— Fais pour le mieux.

— Pourquoi ai-je l’impression que tu me caches certaines choses ?

— Parce que tu es d’une nature soupçonneuse, p’pa. C’est apparemment un trait héréditaire dans ta famille. Bon... il faut que je te laisse à présent.

— Pour aller où ?

— Prendre des nouvelles des autres. Faire quelques courses. Poursuivre mon éducation. Veiller au bon déroulement de mes expériences. Des trucs de ce genre. Salut.

— Et pour Corail ? »

Mais le cercle de lumière en suspension devant moi tourbillonnait déjà. Il perdit sa brillance et devint invisible, mettant ainsi un terme à notre conversation. Spectre devenait de plus en plus semblable aux autres membres de ma famille : dissimulateur et fuyant.

Je bus une gorgée de café. S’il ne pouvait soutenir la comparaison avec celui de Mandor, je le trouvai acceptable. Je me demandai où Spectre avait pu expédier Jasra et mon frère mais m’abstins d’essayer de les joindre. Je jugeai préférable de protéger ma position contre toute attaque magique.

Je requis une fois de plus le Signe du Logrus, auquel j’avais dû renoncer pendant que Spectre me transportait dans cette ombre. Je l’utilisai pour installer des barrières à l’entrée de la grotte et autour du point que j’occupais. Puis je bus un peu de café et compris aussitôt que ce breuvage ne suffirait pas à me garder éveillé. Mon système nerveux venait d’être mis à rude épreuve et le poids de toutes mes activités se faisait soudain très lourd sur mes épaules. Deux autres gorgées plus tard je tenais la tasse avec peine. Une autre, et je notai qu’à chaque battement de paupières ces dernières se fermaient bien plus facilement qu’elles ne se rouvraient.

Je mis la tasse de côté, m’emmitouflai dans la couverture et cherchai la position la moins inconfortable sur le sol de pierre, un art dans lequel j’étais devenu expert depuis ma captivité dans la grotte de cristal. Les flammes papillotantes faisaient naître une armée d’ombres derrière mes paupières, les crépitements du feu évoquaient des armes qui s’entrechoquaient, l’air sentait la poix.

Je m’abandonnai au sommeil, peut-être le seul des grands plaisirs de l’existence qui n’ait pas à être éphémère. Il m’envahit, et je me laissai partir à la dérive. Je ne saurais dire jusqu’où et pendant combien de temps.

Pas plus que je ne pourrais préciser ce qui me réveilla. Je sais seulement que j’étais quelque part ailleurs et que l’instant suivant j’étais de retour. Dans une position différente, avec les orteils glacés et de la compagnie. Je gardai les yeux clos et veillai à ne pas modifier le rythme de ma respiration. Spectre avait pu décider de venir veiller sur mon sommeil. À moins qu’un adversaire n’eût souhaité tester l’efficacité de mes protections.

J’écartai imperceptiblement les paupières et scrutai la pénombre à travers un voile de cils. Je vis une petite silhouette difforme dressée devant le seuil de la grotte. Les braises rougeoyantes du feu éclairaient un visage étrangement familier. Il y avait dans les traits de ce personnage une partie des miens et de ceux de mon père.

« Merlin, fit une voix douce. Réveille-toi. Tu as des lieux à visiter et des actions à accomplir. »

J’achevai d’ouvrir les yeux et fixai le nouveau venu. Il correspondait en tout point à certaine description... Frakir se contracta autour de mon poignet et je la fis tenir tranquille d’une tape.

« Dworkin...? » demandai-je.

Il laissa échapper un gloussement.

« Tel est bien mon nom », répondit-il.

Il faisait les cent pas devant la grotte et interrompait parfois ses allées et venues pour tendre la main vers moi, hésiter, et la retirer.

« Qu’y a-t-il ? m’enquis-je. Que se passe-t-il ? Que faites-vous ici ?

— Je suis venu t’inciter à reprendre une quête à laquelle tu sembles avoir renoncé.

— De quoi diable voulez-vous parler ?

— De la recherche d’une gente dame qui s’est égarée après avoir traversé la Marelle.

— Corail ? Sauriez-vous où elle est ? »

Il leva la main, la baissa, grinça des dents.

« Corail ? Tel est donc son nom ? Laisse-moi entrer. Nous avons des choses à nous dire à son sujet.

— Nous sommes parfaitement à notre aise pour converser là où nous nous trouvons.

— N’as-tu donc aucun respect pour tes ancêtres ?

— Si. Mais j’ai aussi un frère qui peut changer d’aspect à sa guise et qui, à la moindre occasion, n’hésiterait pas à faire empailler ma tête pour la suspendre comme trophée au mur de son salon. » Je m’assis et me massai les yeux pendant que mes pensées achevaient de se réordonner. « Où est donc Corail ?

— Viens. Je te montrerai le chemin qui conduit jusqu’à elle. » Il se pencha. Cette fois, sa main traversa ma défense et fut aussitôt ourlée de feu. Il ne sembla pas y faire attention. Ses yeux étaient deux étoiles noires qui exerçaient sur moi leur force d’attraction et me contraignaient à me lever. Sa main se mit à fondre. La chair se liquéfiait et coulait goutte à goutte, comme de la cire. Je ne voyais pas d’os au-dessous, mais une étrange structure géométrique — comme si on avait esquissé cette main en trois dimensions puis recouvert l’armature ainsi obtenue d’une substance ayant l’apparence de la chair. « Prends ma main. »

J’obéis malgré moi. Je tendis mes doigts vers les courbes et les attaches qui constituaient les siens. Il laissa de nouveau échapper un petit rire. Je sentais la force qui m’attirait et me demandais ce qui se produirait si je serrais cette main étrange.

Je décidai d’être fixé sur ce point et requis le Signe du Logrus, que je chargeai de procéder à cette formalité à ma place.

Ce ne fut peut-être pas un choix très judicieux. L’éclair lumineux et crépitant qui s’ensuivit m’aveugla, et quand je recouvrai l’usage de mes yeux Dworkin avait disparu. Une vérification rapide m’apprit que mes défenses avaient résisté. J’attisai le feu à l’aide d’un charme et remarquai que ma tasse était encore à moitié pleine. Je réchauffai son contenu à l’aide d’une version simplifiée du même sortilège puis me couvris, m’installai plus confortablement et bus. J’avais beau me creuser les méninges, je ne trouvais aucun sens à ce qui venait de se passer.

Nul ne pouvait se targuer d’avoir vu le démiurge dément depuis bien des années mais — selon mon père — Dworkin avait dû recouvrer en grande partie sa santé mentale lorsque Oberon avait réparé la Marelle. En outre, je ne pensais pas que Jurt aurait opté pour cette identité d’emprunt s’il avait voulu utiliser une ruse de ce genre pour m’approcher et me tuer. Je doutais même que mon demi-frère sût à quoi ressemblait Dworkin. J’envisageai d’appeler la Roue spectrale afin de solliciter son opinion inhumaine sur la question, mais je n’eus pas le temps d’estimer si une telle décision manquait ou non de sagesse ; les étoiles me furent dissimulées par une autre silhouette, plus grande que la précédente, je dirais même aux proportions imposantes.

Un seul pas l’amena dans le cercle de clarté du feu et je renversai un peu de café en découvrant son visage. Nous ne nous étions jamais rencontrés, mais j’avais vu son portrait dans de nombreuses salles du palais d’Ambre.

« Je croyais qu’Oberon avait perdu la vie en redessinant la Marelle, fis-je remarquer.

— Étais-tu présent alors ?

— Non, mais comme vous vous manifestez juste après une apparition plutôt bizarre de Dworkin, vous devez excuser ma méfiance quant à votre bonne foi.

— Ce n’était qu’un vulgaire simulacre, ce qui n’est pas mon cas.

— Qu’ai-je vu, alors ?

— La simple projection astrale d’un mauvais plaisant — un certain Jolos, sorcier du quatrième cercle d’Ombre.

— Ah ! répondis-je. Et comment puis-je avoir l’assurance que vous n’êtes pas la simple projection astrale d’un certain Jalas, le sorcier du cinquième ?

— Je puis te réciter l’arbre généalogique de la maison royale d’Ambre.

— Comme n’importe quel scribe digne de ce nom.

— Serait-il capable de nommer mes enfants illégitimes ?

— Combien en dénombre-t-on, au fait ?

— Quarante-sept, que je sache.

— Bigre ! Comment avez-vous fait ?

— Courants temporels différents.

— Si vous n’êtes pas mort lors de la reconstitution de la Marelle, pourquoi n’avez-vous pas regagné Ambre et repris possession de votre trône ? Pour quelle raison avez-vous laissé Random vous succéder, ce qui n’a fait que compliquer la situation ? »

Il rit.

« Qui t’a dit que j’avais survécu ? J’ai perdu la vie, et c’est en tant que spectre que je viens solliciter d’un vivant qu’il devienne le champion d’Ambre contre la puissance envahissante du Logrus.

— Si vous êtes bien celui que vous prétendez être, vous devez me prendre pour quelqu’un d’autre. Je suis un initié du Logrus et un fils du Chaos.

— Et aussi un initié de la Marelle et un fils d’Ambre, me répondit l’imposant personnage.

— Ce qui constitue à mes yeux une raison supplémentaire de ne pas prendre parti.

— Un homme doit se prononcer quand les circonstances l’exigent. Quel camp choisis-tu ?

— Même si j’avais la preuve que vous êtes bien Oberon, je ne me sentirais pas obligé de faire un tel choix. Selon une rumeur qui circule dans les Cours, Dworkin lui-même était un initié du Logrus. Si c’est la vérité, je ne fais que suivre l’exemple donné par un de mes vénérables ancêtres.

— Il a renoncé au Chaos en fondant Ambre. »

Je haussai les épaules.

« Je me félicite de n’avoir jamais cédé à la tentation de devenir le fondateur de quoi que ce soit, déclarai-je. Si vous voulez me demander de vous rendre un service, expliquez-moi de quoi il retourne, fournissez-moi une raison valable d’intervenir, et j’accepterai peut-être. »

Il me tendit la main.

« Viens avec moi, et je guiderai tes pas sur la nouvelle Marelle que tu dois traverser dans le cadre de l’affrontement des Puissances.

— Je ne comprends toujours pas, mais j’ai la ferme conviction que ce ne sont pas mes protections improvisées qui pourraient arrêter le véritable Oberon. Venez prendre ma main, et c’est avec plaisir que j’irai ensuite jeter un coup d’œil à tout ce que vous souhaitez me montrer. »

Il se redressa et fut encore plus grand qu’auparavant.

« Me lancerais-tu un défi ?

— Oui.

— En tant qu’homme, franchir tes défenses ne m’aurait posé aucun problème, déclara-t-il. Mais en raison de la nature purement spirituelle des spectres j’ignore ce qui pourrait à présent en résulter. J’estime préférable de ne pas courir de risques inutiles.

— En ce cas, je dois faire la même réponse à votre proposition.

— Rejeton de mon fils », dit-il avec calme, alors que ses yeux avaient des reflets rougeâtres, « même mort, je ne laisserai aucun de mes descendants s’adresser à moi de cette manière. C’est avec courroux que je m’en vais te chercher pour te contraindre à effectuer ce voyage, dussé-je te traîner dans les flammes. »

Il s’avança d’un pas et je reculai d’autant.

« Eh, pas si vite ! Je ne voulais pas vous offenser... », m’empressai-je de préciser.

Je me couvris les yeux au moment où il atteignait mes défenses et où se déclenchait le bombardement d’éclairs. Entre mes battements de paupières, j’assistai à la répétition du numéro d’écorchage déjà exécuté par Dworkin. Oberon devenait par endroits transparent alors qu’ailleurs il fondait. À l’intérieur de son être, à travers lui, à mesure que son aspect extérieur s’évanouissait, apparaissaient les tourbillons et les courbes, les détroits et les canaux — une abstraction géométrique délimitée par les contours d’une silhouette noble et altière. À la différence de celle de Dworkin, son image n’alla point jusqu’à s’estomper. Après qu’il eut franchi mes protections, ses mouvements ralentirent, mais il poursuivit sa progression. Quelle que fût sa véritable nature, je n’avais encore jamais rien vu d’aussi effrayant. Je reculais toujours, les mains levées, et fis une fois de plus appel au Logrus.

Son Signe vint s’interposer entre nous. La version abstraite d’Oberon continuait d’avancer vers moi et ses bras spectraux tendus rencontrèrent les extensions mouvantes du Chaos.

Je ne m’étais pas glissé dans l’image du Logrus pour la diriger et l’utiliser contre l’apparition. Cette dernière m’inspirait une terreur incompréhensible même à cette distance. Je me contentai donc de charger le Signe de me débarrasser du simulacre du vieux roi et plongeai hors de la grotte, roulai sur la pente en cherchant des prises pour mes mains et mes orteils, puis me collai contre un rocher et m’y agrippai pendant que la caverne entrait en éruption tel un dépôt de munitions touché par une bombe.

Je demeurai figé pendant une demi-minute, parcouru de frissons, les yeux clos. Je savais qu’à tout instant quelqu’un pourrait bondir sur moi — sauf, peut-être, si je restais accroupi sans bouger et utilisais toutes mes possibilités de mimétisme pour ressembler à un vulgaire caillou...

Le silence revint. Quand je rouvris les yeux, tout était à nouveau obscur et l’entrée de la grotte paraissait intacte. Je me levai sans hâte puis m’avançai avec une lenteur encore plus grande. Le Signe du Logrus était reparti et je répugnais à le rappeler pour des raisons impossibles à analyser. Quand je regardai dans la caverne, je n’y vis aucune trace de ce qui venait de s’y passer, en dehors du fait que toutes mes défenses avaient grillé.

J’entrai. La couverture était toujours à la même place, là où je l’avais laissée tomber. Je tendis la main et touchai la paroi. Fraîche. La déflagration devait avoir eu lieu sur un autre plan de la réalité. Mon petit feu brasillait faiblement. Je l’attisai d’un charme. Mais la seule chose que me révélèrent ses flammes et que je n’avais tout d’abord pas remarquée fut ma tasse brisée.

Je laissai ma main reposer contre la roche. Je m’y appuyai. Un moment plus tard, je sentis mon diaphragme se contracter et me mis à rire. Je ne sais trop pourquoi. À cause de tout ce qui m’était arrivé depuis le 30 avril, sans doute. J’avais eu le choix entre extérioriser ainsi ma tension et me battre la poitrine en hurlant.

Je pensais disposer d’une liste complète des participants à ce jeu aux règles compliquées. Luke et Jasra paraissaient être passés dans mon camp, aux côtés de mon frère Mandor qui veillait sur moi depuis toujours. Mon autre frère, Jurt le dément, voulait ma mort et s’était allié à mon ancienne maîtresse Julia, qui ne semblait pas me porter dans son cœur elle non plus. Il y avait encore la ty’iga, un démon trop protecteur qui occupait aux dernières nouvelles le corps de la sœur de Corail, Nayda, que j’avais laissée dormir en Ambre sous l’effet d’un sortilège. Dalt le mercenaire — et à la réflexion un de mes oncles — avait quant à lui pris la fuite en emportant Luke comme otage dans un but restant à déterminer, après lui avoir botté le cul en Arden devant deux armées massées aux premières loges. Mais s’il nourrissait de noirs desseins à l’encontre d’Ambre, il ne constituait pour elle qu’une simple gêne, faute de disposer de forces militaires suffisantes pour tenter autre chose que des actions de guérilla. Venait s’ajouter à cette liste la Roue spectrale, distributeur d’Atouts cybernétique et demi-dieu mécanique dans la catégorie junior, qui semblait être passée du stade de l’irréflexion et de la folie douce à celui du rationalisme et de la paranoïa — je n’avais pas la moindre idée du lieu où Spectre était allé après m’avoir abandonné en ce lieu, mais au moins un semblant de piété filiale venait-il désormais s’ajouter à sa couardise.

Et tout se résumait à cela.

Les événements récents paraissaient cependant démontrer l’existence d’un autre élément, d’une entité qui essayait de modifier l’orientation de la voie que je m’efforçais de suivre. À en croire le témoignage de Spectre, cet adversaire était puissant. J’ignorais sa nature et n’avais pas l’intention de lui accorder ma confiance, ce qui contribuait à rendre nos relations délicates.

« Hé ! petit ! fit une voix familière au bas de la colline. Tu n’es pas facile à trouver. Tu ne restes jamais au même endroit. »

Je me tournai, m’avançai, baissai les yeux.

Une silhouette solitaire gravissait la pente. Un homme athlétique. Mon regard fut attiré par un reflet du côté de sa gorge. La pénombre m’empêchait de discerner ses traits.

Je reculai de plusieurs pas et entrepris de réciter la formule qui réarmerait mes défenses.

« Hé ! Ne t’en va pas ! Je dois te parler. »

Mes protections se remirent en place et je dégainai mon épée, que je gardai collée contre ma jambe droite pour la dissimuler aux regards de quiconque viendrait se placer sur le seuil de la grotte. J’ordonnai à Frakir de pendre de ma main gauche et de rester invisible. Le deuxième personnage s’était révélé plus fort que le premier et avait franchi mes pièges. Si la puissance de ces apparitions ne cessait de croître, je devrais mettre en œuvre tous les moyens mis à ma disposition pour me débarrasser de celle-ci.

« Ouais ? criai-je. Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

— Je suis ton père, bon sang ! J’ai besoin d’aide et je préférerais que nos petites histoires ne sortent pas du cercle de la famille. »

Quand la chose atteignit la zone éclairée par le feu, je fus frappé par la perfection de son imitation du prince Corwin d’Ambre. L’illusion était parachevée par un manteau, des bottes et un pantalon noirs, une chemise grise, des boutons, une boucle de ceinturon et même une rose en argent — et le sourire énigmatique qu’arborait parfois le véritable Corwin quand il me racontait jadis sa vie...

Je sentis mes entrailles se nouer. J’aurais aimé mieux le connaître, mais il avait disparu sans laisser de traces. Cette créature — quelle que fût son origine — pouvait prendre son apparence... et j’étais irrité qu’on eût tenté de faire vibrer mes cordes sensibles.

« Le premier simulacre était Dworkin et le deuxième Oberon, déclarai-je. Vous avez décidé de descendre tout mon arbre généalogique, à ce que je vois. »

Il m’adressa un regard oblique et, tout en continuant à avancer, inclina la tête en signe de perplexité : autre particularisme qui renforçait l’illusion.

« J’ignore de quoi tu parles, Merlin. Je... »

Puis il atteignit le périmètre protégé et sursauta comme s’il venait de toucher un câble électrique dénudé.

« Bordel de merde ! Tu n’as donc confiance en personne ?

— C’est une vieille tradition familiale, répliquai-je. Étayée par de récentes expériences. »

Mais j’étais surpris que le contact n’ait pas déclenché un véritable feu d’artifice. Je me demandais aussi pourquoi sa transformation en arabesques n’avait pas encore débuté.

Sur un autre juron, la chose repoussa son manteau sur la gauche pour l’enrouler autour de son bras et sa main droite se dirigea vers une reproduction très convaincante du fourreau de mon père. Une lame aux ciselures d’argent soupira en décrivant un arc de cercle, puis s’abattit vers l’œil du gardien. Au point de rencontre, des étincelles montèrent en crépitant sur trente centimètres et le fer siffla comme s’il avait été porté au rouge puis trempé. Les motifs de la lame s’embrasèrent, d’autres étincelles en jaillirent — cette fois à hauteur d’homme — et je sentis au même instant mes défenses s’effondrer.

Mon faux père entra dans la caverne et je fis pivoter mon corps en brandissant mon arme. Mais la pseudo-Grayswandir s’abattit et remonta en dessinant un cercle, écartant la pointe de mon épée pour plonger vers ma poitrine. J’effectuai une simple parade de quarte, mais son fer se glissa sous le mien et revint à l’attaque. J’eus recours à une parade de sixte mais ne rencontrai que le vide. Ce coup n’était qu’une feinte. Il se fendit en ligne basse. Je parai d’un revers pendant que mon adversaire se déplaçait sur ma droite, abaissant la pointe de sa lame, inversant sa prise, m’éventant la figure de sa main gauche.

Je vis trop tard se lever la main droite tandis que la gauche passait derrière ma tête. Le pommeau de Grayswandir arrivait droit sur ma mâchoire.

« Vous êtes vraiment... », commençai-je, avant d’être interrompu par l’impact.

Le dernier souvenir que je garde de cette rencontre est la vision d’une rose en argent.

 

C’est la vie : soyez confiant et on vous trahit, soyez méfiant et vous vous trahissez vous-même. Comme toujours lorsqu’il est question de paradoxes moraux, c’est un cercle vicieux. Et il était trop tard pour employer ma solution favorite. Je ne pouvais abandonner la partie.

Je m’éveillai en un lieu de ténèbres, en proie à une foule de questions et sur mes gardes. Comme à mon habitude lorsque je m’interroge et redoute quelque chose, je restai allongé sans bouger et veillai à ne pas modifier le rythme de ma respiration. Je tendis l’oreille.

Pas un bruit.

J’entrouvris légèrement les yeux.

Des formes bizarres. Je refermai les paupières.

Je reportai mon attention sur le sol, m’attendant à percevoir des vibrations.

Rien.

J’ouvris les yeux en grand et résistai à la tentation de les refermer aussitôt. Je me hissai sur les coudes puis ramenai mes genoux sous mon corps, redressai mon dos et tournai la tête. Fascinant. Je n’avais pas été déconcerté à ce point depuis que j’étais allé boire une bière en compagnie de Luke et du Chat du Cheshire.

Je ne voyais aucune couleur autour de moi. Tout était noir, blanc, ou de diverses nuances de gris. J’avais l’impression de me retrouver dans un négatif photographique. Ce que je présumais être un soleil flottait tel un trou noir à plusieurs diamètres de hauteur au-dessus de l’horizon, sur ma droite. Dans un ciel gris soutenu des nuages d’ébène se déplaçaient avec lenteur. Ma peau avait la couleur de l’encre. Sous moi et tout autour le sol rocailleux était d’une blancheur ivoirine presque translucide. Je me relevai lentement et pivotai. Oui. Je n’étais qu’une ombre entre un sol lumineux et un ciel obscur. Je n’appréciais pas du tout l’effet produit.

L’air était sec et frais. Je me trouvais dans les contreforts d’une chaîne de montagnes albinos dénudées au point de soutenir la comparaison avec l’Antarctique. Sur ma gauche le sol grimpait à perte de vue. Sur ma droite une plaine noire — un désert ? — s’éloignait en ondulant jusqu’à un horizon surplombé par ce que je supposais être le soleil matinal. Je dus lever la main pour abriter mes yeux de... quoi ? sa noirceur aveuglante ?

« Merde ! » m’exclamai-je. Et cela me permit de faire deux constatations.

Tout d’abord que mon interjection avait été silencieuse ; ensuite que ma mâchoire était douloureuse là où mon père, ou son simulacre, m’avait frappé.

Je répétai mon commentaire, toujours inaudible, et pris mes cartes. Les jeux étaient faits dès qu’il était question de se déplacer en Ombre. Je sortis l’Atout de la Roue spectrale et concentrai sur lui mon attention.

Rien. Il restait inerte. Mais Spectre m’avait dit de l’attendre tranquillement dans la grotte et peut-être refusait-il tout simplement de me répondre. Du pouce, je fis défiler le reste du paquet. Je fis une pause une fois arrivé à l’Atout de Flora. Ma tante était presque toujours ravie de m’aider à me tirer d’embarras. J’étudiai son joli minois, envoyai mon appel...

Pas une de ses boucles dorées ne bougea. La température ne baissa pas d’un seul degré. La carte resta un simple rectangle de carton. Je recommençai en me concentrant encore davantage, et j’allai même jusqu’à murmurer un charme d’assistance. Mais il n’y avait personne à la maison.

Mandor, en ce cas. Je lui consacrai plusieurs minutes, sans plus de résultats. J’essayai Random. Idem. Benedict, Julian. Rien et rien. Je fis des tentatives avec Fiona, Luke et Bill Roth. Trois échecs supplémentaires. Je sortis même deux des Atouts de la Vengeance, mais mes tentatives furent également infructueuses avec le sphinx et une demeure faite d’ossements érigée au sommet d’une montagne aux pentes couvertes d’herbe verte.

Je remis les cartes en paquet et les glissai dans leur boîte. Il ne m’était pas arrivé d’avoir des problèmes de ce genre depuis mon départ de la grotte de cristal. Mais un blocage d’Atouts peut avoir de nombreuses causes et découvrir les raisons de celui-ci n’avait pour l’instant qu’un intérêt académique. Je me souciais bien plus de gagner une ombre plus agréable. Je décidai d’attendre d’avoir un moment de loisir pour chercher des réponses aux questions que je me posais.

Je me mis à marcher. Mes pas étaient silencieux. Quand mon pied heurtait un caillou et l’envoyait rebondir devant moi, je n’entendais pas le moindre bruit sur son passage.

Blanc sur la gauche, noir sur la droite. Montagnes ou désert. Je pris à gauche. Moi excepté, les seuls éléments mouvants du paysage étaient de gros nuages noirs, très noirs. Du côté ombragé de chaque éminence je voyais une étendue de blancheur presque aveuglante : des ombres folles qui s’étiraient dans un pays de fou.

Changement de direction. Faire trois pas, puis contourner un rocher. Monter. Franchir la crête. Prendre vers le bas de la colline. Tourner à droite. Bientôt, une touche de rouge au milieu des pierres, sur la gauche...

Non. La prochaine fois...

Une contraction des sinus. Pas de tache colorée. Continuer.

Une crevasse du côté droit, au tournant suivant...

Je massai mes tempes devenues douloureuses cependant qu’aucune fissure n’apparaissait dans le sol. Ma respiration était hachée et je notai la présence d’une pellicule d’humidité sur mes sourcils.

Texture qui passe du gris au vert et petites fleurs fragiles, bleu ardoise, au bas de la prochaine pente...

Une douleur dans le cou. Pas de fleurs. Pas de gris. Pas de vert.

Alors que les nuages se déchirent et permettent au soleil de déverser ses ténèbres sur ce monde...

Rien.

... et les murmures d’un petit torrent, dans la prochaine ravine.

Je dus faire une halte. Des élancements me vrillaient le crâne, mes mains tremblaient. Je tendis le bras et touchai la paroi rocheuse qui se dressait sur ma gauche. Elle paraissait bien matérielle. Furieusement réelle. Pourquoi me piétinait-elle ?

Comment avais-je été transporté en ce lieu ?

Et où était-il situé ?

Je me détendis. Je ralentis le rythme de ma respiration et rassemblai mes énergies. Ma migraine s’atténua, s’estompa, disparut.

Je repartis.

Chants d’oiseaux et douce brise... des fleurs dans un renfoncement.

Non. Et le premier tiraillement dû à l’apparition d’une certaine résistance...

De quel sortilège pouvais-je être victime, pour me retrouver dans l’incapacité de marcher en Ombre ? Je ne m’étais jamais rendu compte qu’on risquait de perdre cette faculté.

« Ce n’est pas drôle, tentai-je de dire. Qui que vous soyez, quoi que vous soyez, comment m’avez-vous joué ce mauvais tour ? Qu’espérez-vous obtenir ? Où êtes-vous ? »

Je n’entendis pas mes questions, et encore moins des réponses.

« J’ignore de quelle manière vous avez procédé. Et dans quel but, pensai-je et articulai-je. Je n’ai pas l’impression d’être sous un charme, mais si je me retrouve ici ce n’est certainement pas sans raison. Inutile de tergiverser. Dites-moi ce que vous voulez. »

Nada.

Je marchais, poursuivant sans enthousiasme mes essais de transfert en Ombre. Ce faisant, je réfléchissais à la situation. J’avais dû omettre de faire entrer en ligne de compte un élément primordial.

... Et une fleur vermeille derrière un rocher, au prochain tournant.

J’obliquai et vis la petite plante rouge que je venais d’évoquer presque inconsciemment. Je me précipitai vers elle pour la toucher, obtenir la confirmation que l’univers était plein de douceur et me portait de l’affection.

Je trébuchai dans ma hâte, soulevant un nuage de poussière. Je recouvrai mon équilibre, me redressai, regardai autour de moi. Je cherchai cette fleur pendant les dix ou quinze minutes suivantes, mais ne pus la retrouver. Je finis par jurer et tournai les talons. Nul n’aime être la cible des mauvais tours que joue parfois l’univers.

J’eus une brusque inspiration et fouillai dans mes poches dans l’espoir d’y découvrir un éclat de tragolithe. Les étranges vibrations des cristaux bleus pouvaient me guider en Ombre jusqu’à leur source. Mais non. Il n’en restait pas le moindre fragment. Tout se trouvait désormais dans le cénotaphe de mon père, point. Je suppose qu’une solution de ce genre aurait été bien trop simple pour moi.

Qu’avais-je pu oublier ?

Un Dworkin factice, un Oberon bidon et un homme qui prétendait être mon père s’étaient ligués pour m’entraîner en cet étrange lieu afin — pour citer le deuxième simulacre — de me faire participer à l’affrontement de certaines Puissances. J’ignorais ce qu’une telle déclaration pouvait signifier mais, tout en me frottant la joue, je me fis la réflexion que l’imitation de Corwin était apparemment arrivée à ses fins. Mais à quoi jouait-on ? Et quelles étaient les Puissances en question ?

L’ersatz d’Oberon m’avait déclaré que je serais contraint de faire un choix entre Ambre et le Chaos, mais il s’était permis de me mentir à plusieurs reprises au cours du même entretien. L’un et l’autre pouvaient aller au diable ! Je n’avais pas demandé à me mêler de leurs affaires. J’estimais avoir bien assez de problèmes et ne tenais pas à apprendre les règles de la partie qui venait de débuter.

Je donnai un coup de pied à une petite pierre blanche et la regardai rouler au loin. Rien de tout cela ne semblait porter la marque de Jurt ou de Julia. J’étais donc confronté à un nouvel adversaire, ou à un ancien devenu méconnaissable. À quel moment avait-il fait son apparition ? Il devait sans doute exister un rapport avec la force qui s’était ruée vers moi pendant que nous tentions de joindre Corail. Cette entité m’avait localisé et tel était le résultat. Mais de quoi pouvait-il s’agir ? Je devais découvrir où se trouvait le cercle de feu dans lequel gisait Corail, car ma situation actuelle paraissait attribuable à un résident de cette contrée. Où, alors ? La jeune femme avait demandé à être envoyée là où l’appelait son destin... mais j’étais dans l’impossibilité de m’enquérir de sa destination auprès de la Marelle — comme de la traverser pour y être expédié à sa suite.

J’en conclus que le moment était venu de changer les règles du jeu et d’employer des méthodes différentes pour tenter de résoudre le problème. Comme mes Atouts avaient grillé leurs circuits et que mes capacités de déplacement faisaient l’objet d’un mystérieux blocage, je décidai d’augmenter le rapport de forces en ma faveur. Il me suffirait pour cela d’évoquer le Signe du Logrus et de poursuivre ma marche en Ombre, désormais investi de la puissance du Chaos.

Frakir se resserra autour de mon poignet. Je regardai de tous côtés mais ne vis rien. Je restai sur mes gardes et scrutai les alentours quelques minutes de plus. Mais rien ne se produisit, et Frakir se calma.

Ce n’était pas la première fois que son système d’alarme se déclenchait pour un rien — en raison d’un courant astral égaré ou du fil que suivaient mes pensées. Mais en ce lieu, je ne pouvais me permettre de courir le moindre risque. L’éminence rocheuse la plus importante du voisinage, haute de quinze à vingt mètres, se dressait à une centaine de pas sur ma gauche. Je me dirigeai vers elle et entamai son ascension.

Dès que j’eus atteint son sommet crayeux, je me dotai d’une vision plus performante et l’utilisai dans toutes les directions. Je ne vis rien de vivant dans cet étrange univers, vaste yin-yang silencieux.

Je conclus à une fausse alerte et redescendis de mon poste d’observation. J’allais reprendre mon évocation du Logrus quand Frakir manqua sectionner mon poignet. Enfer ! Sans m’occuper d’elle, j’envoyai mon appel.

Le Signe apparut et se précipita sur moi. Il dansait avec la grâce d’un papillon, me percuta avec la violence d’un quinze tonnes. Mon monde de film muet disparut, passant du noir et blanc au noir.