11

 

Non.

Je me suspendis à la poutre, m’y balançai un instant, et lâchai prise. J’atterris avec une grâce relative dans une section du couloir que les deux portes de mon appartement auraient délimitée si la première n’avait pas disparu en même temps que la paroi dans laquelle elle servait d’entrée (ou de sortie, selon le côté où l’on se trouvait). Je ne m’étendrai pas sur la perte de mon fauteuil préféré et d’une vitrine qui contenait des coquillages ramassés sur les plages du monde entier. Dommage.

Je me frottai les yeux et cessai d’y prêter attention, car même la destruction de mon logement n’avait pour l’instant qu’un intérêt secondaire. Bon sang, ce n’était pas la première fois qu’une explosion me ravageait un appartement. Généralement, cela se passait le 30 avril...

Je pivotai lentement...

Non.

Si.

En face de mes appartements, de l’autre côté du couloir où se dressait auparavant une paroi nue, s’ouvrait désormais un passage orienté vers le nord. Je jetai un coup d’œil dans ce tunnel miroitant. J’étais sidéré. Les dieux venaient à nouveau d’accélérer le tempo de l’accompagnement musical. J’avais déjà eu l’occasion d’emprunter ce corridor, lorsqu’il occupait son emplacement normal au quatrième étage et suivait un axe est-ouest entre deux remises. L’anomalie la plus déconcertante du Palais d’Ambre, la Galerie des Miroirs, ne semble pas seulement être bien plus longue dans un sens que dans l’autre mais elle contient, comme son nom l’indique, d’innombrables miroirs. Littéralement innombrables. Lorsqu’on essaie de les compter on n’obtient jamais deux fois le même résultat. Les flammes papillotantes des bougies plantées dans les hauts candélabres s’y reflètent à l’infini. On y trouve des miroirs démesurés ou minuscules, des miroirs larges ou étroits, des miroirs teints, des miroirs déformants, des miroirs aux cadres tarabiscotés (moulés ou sculptés) ou d’un dépouillement exemplaire, des miroirs sans cadre du tout, des miroirs aux formes géométriques multiples et aux angles aigus ou aux formes imprécises, des miroirs incurvés.

J’avais emprunté la Galerie des Miroirs en plusieurs occasions et humé au passage les fragrances des bougies parfumées, percevant parfois des présences subliminales au sein des reflets : des entités qui s’évanouissaient dès que le regard s’attardait sur elles. Il m’était arrivé de sentir les enchantements de cet endroit mais sans jamais réveiller ses génies assoupis. Et j’estimais cela préférable. Selon Bleys, nul ne pouvait prévoir ce qui l’attendait ici. Il ne savait pas si ces miroirs étaient les portes d’obscurs domaines d’Ombre, s’ils engendraient une sorte d’hypnose qui plongeait le visiteur dans d’étranges états oniriques, s’ils projetaient les passants dans des royaumes symboliques décorés par les meubles de l’esprit, s’ils se livraient à des jeux cérébraux malveillants ou bienveillants, ou encore si ce n’était rien de tout cela, tout cela, ou une partie de tout cela. En tout cas une chose ne prêtait pas à controverse : s’y aventurer n’était pas sans dangers car on y avait retrouvé des voleurs, des serviteurs et des visiteurs décédés, inconscients, ou en état de choc et errant dans ce passage en marmonnant des propos sans suite, l’expression hébétée. En outre, à l’approche des solstices et des équinoxes — bien que cela pût se produire en toute saison — le corridor changeait d’emplacement ou disparaissait carrément quelque temps. Il inspirait de la méfiance à la plupart des Ambriens, même s’il pouvait aussi bien accorder des récompenses qu’infliger des blessures, offrir des présages ou des intuitions utiles autant que faire subir de pénibles épreuves au système nerveux. C’était à cette incertitude qu’il convenait d’attribuer l’appréhension qu’il inspirait.

On m’avait encore dit qu’il avait parfois l’air de venir chercher certains individus, pour leur apporter ses présents ambigus. En de telles occasions, on considérait qu’il était encore plus dangereux de décliner une telle invitation que de l’accepter.

« Allons, déclarai-je. Le moment est plutôt mal choisi. »

Les ombres dansaient sur toute sa longueur, et une bouffée de senteurs enivrantes atteignit mes narines. Je m’avançai, tendis la main gauche et tapotai la paroi. Frakir ne jugea pas utile de se manifester.

« Je suis Merlin, ajoutai-je. Et il se trouve que j’ai un emploi du temps très chargé. Êtes-vous certain de ne pas vouloir refléter quelqu’un d’autre ? »

La flamme de la bougie la plus proche prit un instant l’aspect d’une main qui me faisait signe d’avancer.

« Merde », marmonnai-je avant d’obtempérer.

Je ne relevai aucune impression de transition en entrant. Un long tapis orné de motifs rouges occupait le centre du passage. Des grains de poussière dansaient dans la lumière sur mon passage. J’étais accompagné par de nombreux reflets de moi-même. La clarté des flammes vacillantes changeait mes vêtements en tenue d’Arlequin et son ballet d’ombres métamorphosait mon visage.

Vision fugitive.

Un court instant j’eus l’impression qu’un Oberon à l’expression sévère m’observait depuis les profondeurs d’une petite glace ovale sertie dans un cadre de métal suspendu dans les hauteurs de la paroi — un tour joué par la clarté changeante ou le spectre de son altesse défunte.

Vision fugitive.

J’aurais juré qu’une version bestiale de moi-même m’avait lorgné, la langue pendante, depuis un rectangle de vif-argent encadré de fleurs en céramique installé à mi-hauteur du mur de gauche. Mais les traits de ce reflet, comme pour se moquer de moi, redevinrent humains dès que je me tournai vers lui.

Je marchais, le tapis étouffant le bruit de mes pas. Ma respiration était hachée. Je me demandais si je devais évoquer ma vision du Logrus ou faire un essai avec celle de la Marelle. Cependant, je répugnais à passer aux actes car j’avais vu trop récemment ces deux Puissances sous leur jour le plus redoutable pour me sentir à l’aise. Quelque chose allait se produire, j’en avais la certitude.

Je m’arrêtai afin d’examiner le miroir qui devait porter mon chiffre — un miroir pourvu d’un cadre de métal noir dans lequel des incrustations argentées représentaient divers symboles des arts magiques. Le verre était obscur et des esprits semblaient nager dans ses profondeurs, juste au-delà de mon champ de vision. Il donnait de mon visage un reflet émacié, aux traits creusés, qu’auréolait un halo purpurin à peine perceptible. L’image était froide et sinistre, mais j’eus beau l’étudier un long moment, rien ne se produisit. Il n’y eut pas de message, d’illumination, de changement. En fait, plus je l’examinais, plus ces éléments dramatiques semblaient dus à de simples tours joués par l’éclairage.

Je repartis et passai devant des visions fugaces de paysages surnaturels, de créatures exotiques, de fragments de souvenirs, d’images quasi subliminales d’amis et de parents décédés. Une chose dans un bassin agita même une sorte de râteau dans ma direction. Je répondis à ce geste de salut. Mon voyage traumatisant dans la contrée située entre les ombres était trop récent pour que de telles apparitions puissent véritablement m’impressionner. Je crus voir un pendu qu’un vent violent ballottait sous son gibet, les poignets liés derrière le dos, sous un ciel à la façon du Greco.

« Je viens de vivre deux journées éprouvantes et rien ne laisse présager la moindre accalmie, dis-je à haute voix. Je suis pressé, si vous voyez ce que je veux dire. »

Quelque chose percuta mon rein gauche. Je fis aussitôt demi-tour mais ne vis personne. Puis je sentis une main se poser sur mon épaule et m’imprimer un mouvement de rotation. Je m’empressai de coopérer. Toujours personne.

« Je présente mes excuses, si les usages en vigueur rendent cette formalité nécessaire », ajoutai-je.

Mais les mains invisibles continuèrent de me pousser et me tirer devant un grand nombre de miroirs. Puis elles m’orientèrent vers une glace au cadre de bois sombre qui semblait provenir de chez un soldeur. Je remarquai une légère imperfection dans le verre, juste à côté de mon œil gauche. Les forces qui m’avaient propulsé jusque-là et dont j’ignorais la nature décidèrent alors de me laisser tranquille. Il me vint à l’esprit que les maîtres des lieux avaient peut-être décidé d’accélérer le tempo afin de réaliser mon souhait et non parce qu’ils avaient mauvais caractère.

La prudence m’incita à leur dire : « Merci », et je repris l’étude de mon reflet. Je déplaçai ma tête d’avant en arrière et sur les côtés, ce qui le fit onduler. Je recommençai, histoire de tuer le temps en attendant la suite.

Mon image resta inchangée, mais le décor se modifia à la troisième ou quatrième vague. Je n’avais plus derrière moi une paroi couverte de miroirs faiblement éclairés. La cloison avait été emportée par l’onde, et le ressac ne la ramena pas. À sa place, je voyais un fourré sous un ciel crépusculaire. Je déplaçai encore la tête, mais les ondulations s’étaient interrompues. Le hallier paraissait bien réel, même si je pouvais constater à la périphérie de mon champ de vision que je me trouvais toujours à l’intérieur d’un couloir.

J’observai le massif tel qu’il semblait reflété, y cherchant des présages, des révélations, des signes ou un simple mouvement. Je ne vis rien de tout cela mais perçus une sensation bien réelle de profondeur. Il me semblait sentir la caresse de la brise sur ma nuque. Je dus scruter cette image pendant plusieurs minutes, dans l’espoir de voir apparaître autre chose. En vain. Si c’était tout ce qu’on avait à me proposer, je pouvais repartir.

Quelque chose parut alors bouger à l’intérieur du buisson qui se trouvait derrière moi et mes réflexes prirent le dessus. Je me tournai vivement en levant les mains pour me protéger.

Mais ce n’était que le vent qui venait d’agiter ses branches. Je m’avisai alors que je n’étais plus dans le corridor et reportai mon attention vers le miroir et la paroi. Ils avaient disparu et je me tenais désormais au pied d’une petite éminence au sommet de laquelle courait un mur délabré. La lumière qui dansait de l’autre côté aiguillonna ma curiosité et ma détermination. J’entamai l’ascension de la colline, tous mes sens en éveil.

Le ciel parut s’assombrir pendant que je grimpais. Il était sans nuages et d’innombrables étoiles y dessinaient des constellations inconnues. Je progressais furtivement au milieu des pierres, des touffes d’herbe, des buissons et des ruines. Je pouvais à présent entendre des voix s’élever de l’autre côté du mur tapissé de lierre. Les sons étaient confus, plus proches d’une cacophonie que d’une conversation — comme si de nombreux individus des deux sexes et de tous âges récitaient simultanément divers monologues.

J’atteignis le sommet et tendis la main pour toucher la surface irrégulière du mur. Je souhaitais découvrir la nature des activités qui se déroulaient de l’autre côté, mais jugeais préférable de ne pas le contourner par crainte de révéler ma présence à je ne savais quoi. J’estimai moins risqué de me hisser le long de la paroi vers la brèche la plus proche — ce que je fis. Je trouvai même des saillies pour caler mes pieds quand ma tête approcha du sommet, ce qui soulagea mes bras d’une partie de l’effort qui leur était réclamé.

Je me redressai prudemment sur les derniers centimètres et jetai un regard par-dessus les pierres en déroute. J’avais sous les yeux l’intérieur d’un bâtiment en ruine... une ancienne église, semblait-il. Le toit s’était effondré, et si le mur opposé existait toujours il était en aussi mauvais état que celui auquel je m’agrippais. Les vestiges d’un autel occupaient une section surélevée située sur ma droite. J’ignorais quelles cérémonies s’étaient déroulées là mais elles ne devaient pas dater d’hier. Buissons et lierre proliféraient autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, adoucissant les reliefs formés par les rangées de bancs effondrés, les tronçons de colonnes brisées et les décombres de la toiture.

Juste au-dessous de moi, un grand pentacle tracé à même le sol occupait un espace dégagé. À l’extrémité de ses cinq branches se dressait un personnage qui tournait le dos au centre de l’étoile. À chacun des points d’intersection des lignes se consumait une torche plantée dans la terre. Il s’agissait d’une variation sur un thème familier. Je m’interrogeai sur la nature de l’évocation en cours et me demandai pourquoi les cinq participants ne s’entouraient pas de plus de protections et n’unissaient pas leurs efforts, plutôt que d’œuvrer séparément sans faire cas de leurs compagnons. Les trois que je voyais le mieux me présentaient leur nuque. Les deux qui étaient tournés vers moi occupaient des emplacements situés à la limite de mon champ de vision et des ombres masquaient leur visage. Des voix étaient masculines, d’autres féminines. Un participant chantait, deux psalmodiaient, et les deux derniers se contentaient de réciter un texte avec des intonations qui manquaient de naturel, théâtrales.

Je me hissai un peu plus haut pour essayer de discerner les traits des deux officiants les plus proches. Je leur trouvais en effet un air vaguement familier et il me semblait qu’il me suffirait d’en identifier un pour être fixé sur le compte de tous les autres.

D’autres questions figuraient en tête de ma liste. Qu’évoquaient-ils ? Serais-je en sécurité à si faible distance du pentacle, si quelque chose d’inattendu s’y manifestait ? Les précautions d’usage en pareil cas ne semblaient pas avoir été prises en bas. Je grimpai encore et sentis mon centre de gravité se déplacer et ma vision s’améliorer, avant de comprendre que je n’en étais pas responsable. Une fraction de seconde plus tard je sus que le mur s’écroulait, m’entraînant en plein milieu de ce rituel à la chorégraphie étrange. Je tentai de m’écarter du mur, comptant sur une roulade pour me recevoir et prendre les jambes à mon cou. Mais il était déjà trop tard pour tenter quoi que ce soit. Une brusque poussée me redressa dans les airs mais n’interrompit pas ma chute en avant.

En contrebas, personne ne bougea en dépit de la pluie de gravats et je reconnus finalement quelques mots au cours de ma chute.

« ... t’appelle, Merlin, afin que tu tombes sur-le-champ en mon pouvoir ! » psalmodiait une des femmes.

Je ne pus m’empêcher de trouver ce rituel très efficace alors que j’atterrissais sur le dos au milieu du pentacle, les bras en croix et les jambes écartées. Je parvins cependant à rentrer le menton pour protéger ma tête, et la frappe de mes bras me permit d’encaisser le choc beaucoup mieux que je ne l’avais craint. Les flammes des torches dansèrent autour de moi pendant quelques secondes puis retrouvèrent un éclat régulier. Les cinq silhouettes me tournaient toujours le dos. Je tentai de me relever et découvris que j’en étais incapable, comme si on m’avait attaché dans cette position.

L’avertissement de Frakir m’était parvenu trop tard, après le début de ma chute, et je ne savais quel emploi lui trouver à présent. J’aurais pu la charger de ramper vers un des inconnus, de grimper le long de son corps et de l’étrangler, mais j’ignorais pour l’instant lequel méritait le plus de subir un tel traitement.

« Il n’est pas dans mes habitudes d’arriver sans me faire annoncer, déclarai-je. Et je vois bien qu’il s’agit là d’une soirée privée. Si l’un d’entre vous veut bien avoir l’obligeance de me libérer, je ne m’incrusterai pas... »

L’officiant le plus proche de mon pied gauche fit une brusque volte-face et abaissa les yeux sur moi. Une femme. Elle portait une robe bleue, mais nul masque ne me dissimulait son visage empourpré par l’éclat des flammes. Son sourire pincé disparut lorsqu’elle s’humecta les lèvres. J’étais en présence de Julia, la main droite refermée sur un couteau.

« Toujours aussi spirituel, à ce que je vois, me dit-elle. Tu trouves des reparties désinvoltes en toute circonstance. Mais c’est un paravent derrière lequel tu dissimules ton peu d’empressement à prendre des engagements envers quoi, ou qui que ce soit. Y compris ceux qui t’aiment.

— Ou encore la preuve d’un sens de l’humour très développé. Une chose que tu sembles n’avoir jamais possédée. »

Elle secoua lentement la tête.

« Tu repousses tous les membres de ton entourage. On ne trouve en toi aucune confiance.

— C’est de famille. Mais la prudence n’est pas incompatible avec les tendres sentiments. »

Elle leva sa lame, puis hésita.

« Serais-tu en train de me dire que tu tiens toujours à moi ?

— Je n’ai jamais cessé. Le problème, c’est que tu es soudain devenue trop forte. Tu exigeais de moi bien plus que je n’étais alors disposé à t’accorder.

— Tu mens parce que j’ai sur toi pouvoir de vie ou de mort.

— Il me serait possible de citer des raisons de mentir moins valables. Mais sache que je ne fais, hélas, qu’exprimer la stricte vérité. »

J’entendis une autre voix familière, sur ma droite.

« Il était trop tôt pour que j’aborde avec toi de tels sujets, mais sache que je lui envie l’affection qu’elle t’inspire. »

Je tournai la tête et constatai qu’une deuxième silhouette venait de pivoter vers le centre du pentacle. Je reconnus Corail, dont l’œil droit était dissimulé par un bandeau noir. Elle aussi tenait un couteau à la main. Je regardai son autre main et vis ce qu’elle serrait. Je reportai mon attention sur Julia. Oui, les deux femmes s’étaient également munies de fourchettes.

« Tu quoque ! commentai-je.

— Je t’ai déjà dit que je ne parlais pas anglais, me retourna Corail.

— C’est une de trop, intervint Julia en levant ses ustensiles. Qui a dit que je n’avais aucun sens de l’humour ? »

Elles crachèrent l’une vers l’autre au-dessus de moi, mais une partie de leur salive ne tint pas la distance.

Il me vint à l’esprit que Luke aurait sans doute tenté de régler le problème en proposant tout de suite le mariage aux deux femmes. N’étant pas personnellement assuré du succès d’une telle tactique, je m’abstins d’y recourir.

« C’est l’objectivation d’une fixation sur le mariage, m’exclamai-je. C’est une extériorisation, un rêve qui paraît réel, une... »

Julia s’agenouilla et abattit sa main droite. Je sentis la lame entamer ma cuisse gauche.

Mon hurlement s’interrompit quand Corail planta sa fourchette dans mon épaule droite.

« C’est ridicule ! » m’écriai-je tandis que leurs ustensiles jetaient des éclairs dans leurs mains et que de nouveaux élancements me traversaient.

Puis le personnage qui se tenait sur la pointe de l’étoile proche de mon pied droit se retourna lentement, avec grâce. Cette femme était drapée d’un manteau brun sombre ourlé de jaune que ses bras croisés tenaient fermé à la hauteur de ses yeux.

« Assez, harpies ! » ordonna-t-elle en écartant les pans de son vêtement, ce qui la fit ressembler à un papillon-cape de deuil. C’était naturellement Dara, ma mère.

Julia et Corail avaient déjà porté leur fourchette à leur bouche et mastiquaient. Je remarquai une perle de sang à la commissure des lèvres de Julia. Le manteau de ma mère continua de se déployer à partir de ses doigts, comme s’il était vivant, comme s’il constituait une extension de son être. Ses ailes me dissimulèrent les deux autres femmes, les recouvrirent, les écrasèrent sur le sol où elles ne formèrent plus que deux protubérances qui s’amenuisèrent, jusqu’au moment où le manteau pendit de façon naturelle et qu’elles eurent disparu de leurs pointes de l’étoile.

J’entendis sur ma gauche de légers applaudissements suivis d’un rire rauque.

« L’exécution a été parfaite, commenta une voix douloureusement familière. Mais n’est-il pas notable que Merlin est depuis toujours votre préféré ?

— Notoire, le reprit-elle.

— Ce pauvre Despil ne compte donc pas ? demanda Jurt.

— Tu n’es pas juste.

— Vous avez aimé ce prince d’Ambre dément bien plus que notre père, qui était digne de respect. C’est pour cela que Merlin a toujours été votre chouchou, n’est-ce pas ?

— C’est faux, Jurt, et tu le sais. »

Il se remit à rire.

« Nous l’avons tous fait venir à nous pour des raisons différentes, mais au bout du compte nos désirs se rejoignent. »

Je l’entendis gronder et tournai la tête vers lui à temps pour voir son profil s’allonger en museau de loup. Il retroussa ses babines et dénuda ses crocs à l’instant où il se laissait choir à quatre pattes pour happer mon épaule gauche et goûter à son tour à ma chair et mon sang.

« Arrête, sale bête ! » cria ma mère. Mon demi-frère rejeta le museau en arrière et poussa un hurlement ; un cri pareil à celui des coyotes, une sorte de rire dément.

Une botte noire atteignit son épaule et le projeta contre un pan de mur qui s’effondra sur lui. Il eut le temps de glapir avant d’être enseveli sous les décombres.

« Tiens, tiens... », entendis-je Dara murmurer. Je regardai dans sa direction et pus constater qu’elle s’était elle aussi munie d’un couteau et d’une fourchette. « Que vient faire un misérable tel que toi dans ce petit paradis ?

— Tenir le dernier des prédateurs à distance, me semble-t-il », répondit un homme qui m’avait autrefois raconté une très longue histoire contenant de multiples versions d’un accident d’automobile et bon nombre d’erreurs généalogiques.

Ma mère plongea vers moi mais mon père se pencha et me saisit sous les aisselles pour m’écarter de son passage. Puis il fit tournoyer sa cape noire à la façon d’un matador et l’en recouvrit. Comme Corail et Julia, elle parut à son tour se dissoudre dans le sol. Corwin me releva, se pencha pour récupérer son vêtement, et l’épousseta. Il entreprit ensuite de le fermer autour de son cou à l’aide d’une broche d’argent représentant une rose. Un temps que je mis à profit pour voir si je n’avais rien à craindre de sa part : crocs ou à tout le moins couteau et fourchette.

« Quatre sur cinq, commentai-je en m’époussetant. Bien que tout ceci paraisse bien réel, je sais parfaitement que de telles choses ne peuvent exister qu’à un niveau analogique ou anagogique. Comment se fait-il que vous soyez le seul à ne pas avoir de tendances cannibales ?

— Tu sembles oublier que je n’ai jamais été pour toi un père digne de ce nom, répondit-il en enfilant un gantelet argenté. Le pourrait-on quand on ignore jusqu’à l’existence du fils en question ? Il en découle que je ne veux rien de toi.

— L’épée que vous portez semble être Grayswandir. »

Il hocha la tête.

« Elle t’a été utile, à toi aussi.

— Je suppose que je devrais vous en remercier. Et je suppose aussi que vous n’êtes pas la personne à qui il convient de demander si vous êtes celui qui m’a assommé puis transporté dans la région qui s’étend entre les ombres.

— Oh ! C’est bien moi.

— J’étais sûr que vous diriez cela.

— Pourquoi le dirais-je, si c’était faux ? Attention ! Derrière toi ! »

Un coup d’œil rapide me permit de constater qu’un pan de mur s’effondrait sur nous. Mon père me poussa et j’allai une fois de plus m’affaler au milieu du pentacle. J’entendis les pierres dégringoler derrière moi et me redressai afin de plonger plus loin encore.

Quelque chose vint percuter ma tempe.

 

Je m’éveillai dans la Galerie des Miroirs. J’étais allongé à plat ventre, le visage calé sur mon avant-bras et la main refermée sur un morceau de pierre rectangulaire. La senteur des bougies m’enveloppait. Quand j’entrepris de me redresser des élancements parcoururent mes épaules et ma cuisse gauche. Une vérification hâtive me révéla de profondes entailles sur ces parties de mon corps. Je ne disposais d’aucun autre moyen de démontrer l’authenticité de ma récente aventure, mais ce n’était pas non plus quelque chose dont je me sentais disposé à faire fi.

Je me relevai et regagnai en claudiquant le corridor qui passait devant mes appartements.

« Où étais-tu passé ? me cria Random.

— Hein ? Que voulez-vous dire ?

— Tu arrives par un couloir au bout duquel il n’existe plus rien.

— Combien de temps suis-je resté debout ?

— Moins d’une minute. »

Je lui montrai la pierre que je continuais à tenir.

« J’ai vu cela sur le sol et sa forme m’a intrigué.

— Ce n’est qu’un éclat projeté au loin quand les deux Puissances se sont rencontrées. Il y avait beaucoup de cintres bordés de telles pierres à une époque. Le plancher de tes appartements doit en être jonché.

— Ah. Nous nous reverrons tout à l’heure, avant mon départ.

— Entendu », répondit-il. Je tournai les talons et enjambai un des nombreux murs éventrés pour pénétrer dans ma chambre.

Je constatai aussitôt que la paroi du fond avait également été soufflée. À sa place s’ouvrait une large brèche qui donnait dans les quartiers poussiéreux de Brand. Je pris le temps d’étudier les lieux. Synchronisme, décidai-je. Tout laissait supposer qu’une porte voûtée permettait jadis à ces pièces de communiquer. Je m’avançai afin d’examiner le côté gauche de la courbe mise à nu. Oui, les pierres de cette arche étaient semblables à celle que je tenais. En fait...

L’une d’elles manquait. J’époussetai le plâtre et insérai le fragment dans la cavité. Il s’y ajustait si bien qu’il refusa de ressortir quand je voulus le retirer. Était-ce un souvenir rapporté de l’univers onirique qui avait servi de cadre au sinistre rituel organisé par mon père, ma mère, mon frère et mes amantes ? Ou avais-je machinalement ramassé un des produits de la récente catastrophe architecturale en revenant d’au-delà du miroir ?

Je m’arrachai à mon examen, retirai mon manteau, me dépouillai de ma chemise. Oui. Je voyais des marques semblables à celles qu’auraient pu laisser les dents d’une fourchette sur mon épaule droite et l’équivalent de la morsure d’un animal sur l’autre. Du sang séché maculait mon pantalon, au niveau d’une déchirure sous laquelle ma cuisse était douloureuse. Je me lavai, me brossai les dents, me peignai et appliquai des pansements sur mes blessures. Le métabolisme des membres de ma famille me permettrait d’être guéri en une seule journée, mais je ne voulais pas courir le risque qu’un effort rouvrît ces plaies et que du sang pût ainsi souiller des vêtements propres.

À ce propos...

La penderie était intacte et je décidai d’opter pour une tenue qui rappellerait à Luke de bons souvenirs : une chemise bouton-d’or et un pantalon bleu proches des couleurs de l’université de Berkeley, un gilet de cuir assorti au pantalon, un manteau de même teinte rehaussé de quelques ornements dorés, des gants et un ceinturon noirs. Cela me rappela que je devais me procurer une nouvelle épée. Ainsi qu’une dague. J’étais indécis quant au choix d’un chapeau lorsque des bruits attirèrent mon attention. Je me retournai.

À travers un voile de poussière tout récent, j’avais une vue symétrique dans les quartiers de Brand. La brèche irrégulière venait d’être remplacée par une porte voûtée qui s’ouvrait au milieu d’une paroi intacte. La cloison située sur ma droite paraissait elle aussi en bien meilleur état que quelques instants plus tôt.

Je m’avançai et caressai la courbe des pierres. J’étudiai les surfaces plâtrées adjacentes, y cherchant des fissures. Je n’en vis aucune. D’accord. La pierre avait provoqué un enchantement. Mais dans quel but ?

Je franchis cette porte et regardai autour de moi. Les lieux étaient plongés dans la pénombre et je requis d’instinct la vision du Logrus. J’en bénéficiai aussitôt et en conclus que cette Puissance avait peut-être décidé de ne plus m’en vouloir.

À ce niveau de la réalité il m’était possible de discerner quelques charmes en suspens et les résidus de nombreuses expériences de magie. La plupart des sorciers laissent derrière eux un véritable capharnaüm surnaturel invisible, mais Brand semblait plus désordonné que les autres, même s’il avait probablement été pressé par le temps lorsqu’il s’était fixé pour but de placer tout l’univers sous sa coupe. Pour celui qui s’adonne à de telles occupations l’ordre n’a plus qu’une importance secondaire. Je continuai ma tournée d’inspection. Il y avait ici des mystères, des entreprises inachevées, et des indices suggérant qu’il s’était aventuré bien plus loin que je ne l’aurais souhaité dans certaines voies. Mais je ne trouvai rien que je ne me sentais pas capable de maîtriser ou qui pût constituer dans l’immédiat une menace sérieuse. À présent qu’il m’était donné d’inspecter ses appartements, je me voyais très bien renoncer à condamner la porte communicante pour les annexer aux miens.

Je décidai de jeter un coup d’œil au contenu de son armoire avant de ressortir, dans l’espoir d’y trouver un couvre-chef qui compléterait ma tenue. J’y dénichai un tricorne noir agrémenté d’une plume dorée qui m’allait à merveille. La couleur en était un peu passée, mais je me souvins d’un charme qui la raviva. J’étais sur le point de faire demi-tour quand un objet rangé au fond de l’étagère du haut, celle où étaient remisés les chapeaux, jeta un reflet dans le cadre de la vision que me donnait le Logrus. Je tendis la main et le pris.

C’était un magnifique fourreau vert foncé, très long, décoré d’incrustations dorées. La poignée de l’épée était plaquée d’or et son pommeau orné d’une grosse émeraude. Je dégainai en partie la lame, m’attendant à l’entendre gémir tel un démon aspergé d’eau bénite, mais le fer se contenta de siffler et de fumer un peu. Un motif se détachait sur le métal, presque familier. Oui, il représentait une section de la Marelle. Mais c’était une zone située à son extrémité alors que celle représentée sur Grayswandir occupait un emplacement proche de son entrée.

Je rengainai la lame et, pris d’une impulsion soudaine, l’accrochai à mon ceinturon. L’épée de son père serait pour Luke un présent qu’il apprécierait, estimai-je. Puis je regagnai le couloir latéral, enjambai les vestiges de la paroi effondrée des appartements de Gérard et me dirigeai vers ceux de mon père en passant devant la porte de Fiona. Il y avait encore quelque chose que je voulais vérifier, et cette épée me l’avait rappelé. Je fouillai dans ma poche, trouvai la clé que j’avais récupérée dans mon pantalon ensanglanté, me ravisai et estimai préférable d’annoncer ma venue. Au cas où...

Je frappai et attendis, frappai et attendis encore. Comme il n’en résultait que du silence je déverrouillai la serrure, poussai le battant et restai sur le seuil. Je souhaitais seulement jeter un coup d’œil au portemanteau.

Grayswandir n’y était plus suspendue.

Je sortis à reculons, refermai et verrouillai la porte. Que rien ne fût accroché aux patères constituait un parfait exemple de ces faits qui démontrent quelque chose sans qu’il soit pour autant possible de déterminer quoi. Mais j’étais fixé sur un point et avais l’impression d’être plus près que jamais de la solution de l’énigme...

Je repartis et passai une fois de plus devant les appartements de Fiona. Je pénétrai dans ceux de Brand par la porte que j’avais laissée entrouverte et entrepris de chercher une autre clé. Après l’avoir découverte dans un cendrier, je verrouillai les lieux et l’empochai ; ce qui était stupide étant donné que n’importe qui pouvait entrer par ma chambre, dont tout un mur avait disparu. Mais...

Je n’avais guère envie de regagner mon salon au Tabriz souillé par le crachat de la ty’iga et recouvert de décombres. Je trouvais les quartiers de Brand reposants. J’y découvrais une atmosphère paisible qu’il ne m’avait pas été donné de remarquer auparavant. Je décidai de poursuivre ma visite. J’ouvris des tiroirs, des coffrets magiques et un carton à dessins contenant des esquisses. Puis ma vision du Logrus me révéla un objet magique dissimulé dans un des pieds du lit qui émettait des lignes de force dans toutes les directions. J’en dévissai le pommeau. Il était évidé et ce compartiment secret abritait une bague glissée dans un petit sachet en velours. Sur l’anneau, large, probablement en platine, était sertie une sorte de roue en métal rougeâtre. Ses rayons minuscules, innombrables, fins comme des cheveux, déployaient des lignes de force qui devaient s’étendre jusqu’en Ombre, conduisant à quelque réserve d’énergie ou source de magie. Il me vint à l’esprit que Luke préférerait peut-être ce présent à l’épée de son père. Quand je glissai ce bijou à mon doigt, ses racines parurent pénétrer jusqu’au tréfonds de mon être. Je pouvais les remonter jusqu’à la bague et au-delà. J’étais impressionné par la diversité des sources auxquelles cet objet s’alimentait et imposait son contrôle — des simples forces chthoniennes aux ensembles élaborés de la Magie supérieure, des esprits élémentaires à des entités qui faisaient penser à des dieux lobotomisés. Je me demandai pourquoi Brand ne s’en était pas muni le jour de la bataille entre Ambre et le Chaos. Tout laissait supposer qu’il aurait été invincible s’il l’avait fait, et que nous aurions tous vécu à présent à Brandenberg, dans son palais. Que Fiona n’eût pas perçu la présence de cette bague et ne fût pas venue voir de quoi il retournait, alors qu’elle occupait l’appartement voisin, était pour moi un autre sujet d’étonnement. Mais je n’avais rien remarqué moi non plus. Malgré son incommensurable puissance, elle n’était pas décelable à plus de quelques pas. Les trésors que contenait cette pièce étaient sidérants. Existait-il un rapport avec les univers privés auxquels ces lieux étaient censés offrir un accès ? Cette bague était une magnifique solution de rechange aux pouvoirs conférés par la Marelle ou le Logrus, reliée qu’elle était à un tel nombre de sources. Des siècles avaient dû être nécessaires pour élaborer un tel objet. J’ignorais quelle utilisation Brand lui avait prévue mais il ne pouvait s’agir d’un projet à court terme. J’estimai trop risqué d’offrir cette bague à Luke — ou à quiconque pratiquait le Grand Art. Je répugnais même à la confier à un profane. Et je ne pouvais me résoudre à la remettre dans sa cachette. Qu’est-ce qui se contractait autour de mon poignet ? Ah oui ! Frakir. Elle tentait d’attirer mon attention depuis déjà un certain temps et je n’avais rien remarqué.

« Tu ne peux imaginer à quel point je regrette que tu aies perdu ta voix, ma fille », lui dis-je. Je la caressai tout en parcourant la pièce du regard, en quête de menaces aussi bien psychiques que physiques. « Je ne découvre rien d’inquiétant ici. »

Elle descendit le long de mon poignet en décrivant une spirale et tenta de faire glisser la bague le long de mon doigt.

« Arrête ! lui ordonnai-je. Je sais que cet objet est dangereux, mais seulement pour ceux qui ignorent comment l’utiliser. Tu sembles oublier que je suis un sorcier, un expert de ces questions. Il n’y a dans cette bague rien que je doive redouter. »

Mais Frakir ne fit aucun cas de mon ordre et poursuivit ses efforts pour me débarrasser du bijou. J’eus tôt fait d’attribuer son entêtement à sa jalousie d’objet magique à l’égard d’un autre objet magique, et je la nouai au montant du lit. Pour lui donner une leçon.

Je repris l’inspection des lieux avec plus de diligence. Si je voulais conserver l’épée et la bague, je devais trouver un autre souvenir de son père comme présent pour Luke...

« Merlin ! Merlin ! » entendis-je crier à l’extérieur de ma chambre.

Je me redressai. Je venais en effet de commencer à tapoter le sol et le bas des cloisons dans l’espoir de découvrir une section qui sonnerait creux. Je regagnai la porte voûtée et la franchis pour regagner mon propre salon. Je fis alors une halte, en dépit d’un nouvel appel de Random. Le mur que j’avais devant moi s’était en partie reconstruit depuis mon dernier passage — comme si des équipes de charpentiers et de plâtriers invisibles et silencieux s’étaient mis à l’ouvrage sitôt après que j’avais replacé la pierre de mon rêve dans l’encadrement de la porte du domaine privé de Brand. Sidérant. Je demeurai où j’étais, à l’affût de traces d’activité dans la partie en cours de restauration. Puis j’entendis Random marmonner : « Il a déjà dû repartir », et je lui criai à mon tour : « Ouais ? Que se passe-t-il ?

— Amène-toi ici en vitesse. J’ai quelque chose à te demander. »

Je regagnai le corridor par la brèche toujours ouverte dans la paroi et levai les yeux. J’eus aussitôt un échantillon des possibilités que m’offrait la bague. Elle réagissait tel un instrument de musique à mes besoins immédiats. La ligne de force concernée fut mise à contribution à l’instant où j’acceptai sa suggestion, et je pris mes gants glissés sous mon ceinturon et les enfilai pendant qu’un phénomène de lévitation m’emportait vers l’étage supérieur. Je venais en effet de m’aviser que Random risquait de reconnaître la bague de Brand, ce qui pouvait donner lieu à une discussion compliquée que je préférais remettre à plus tard.

Arrivé à la hauteur de l’atelier de Vialle, je serrai mon manteau contre mon flanc afin d’en recouvrir l’épée.

« Impressionnant, commenta Random. Je constate avec plaisir que tu n’as pas laissé s’atrophier le muscle de la magie. C’est d’ailleurs la raison de mon appel. »

Je lui adressai une révérence. Le fait de porter des habits d’apparat m’invitait à la courtoisie.

« En quoi puis-je vous être utile, sire ?

— Laisse tomber les obséquiosités et suis-moi », me dit-il. Il me prit par le coude et me ramena vers la chambre réduite de moitié. Vialle était sur le seuil et tenait la porte ouverte.

« Merlin ? demanda-t-elle comme je l’effleurais au passage.

— Qui d’autre pourrais-je bien être ?

— J’avais un doute.

— Sur quoi ?

— Ton identité.

— Oh ! Ce n’est que moi.

— C’est bien mon frère », confirma Mandor. Il se leva de son fauteuil pour venir à notre rencontre. Je constatai que son bras était plâtré et retenu par une écharpe, et son expression avait cessé de traduire de l’appréhension. « Si vous lui trouvez un air étrange, ajouta-t-il, c’est sans doute parce qu’il a vécu des expériences traumatisantes depuis son départ de cette pièce.

— Est-ce exact ? me demanda Random.

— Absolument. Mais j’ignorais que ça se voyait.

— Comment te sens-tu ?

— Intact.

— Parfait. Nous entrerons dans les détails une autre fois. Comme tu peux le constater, Corail est partie et Dworkin en a fait autant. Je ne les ai pas vus disparaître. J’étais dans l’atelier, lorsqu’ils se sont éclipsés.

— Quand cela s’est-il produit ? »

Ce fut Mandor qui me répondit. « Dworkin venait de terminer son intervention. Il a alors pris la main de sa patiente, l’a aidée à se lever, et a disparu avec elle. Tout cela de la plus élégante des façons. Ils étaient à côté du lit et une fraction de seconde plus tard leur image rémanente parcourait tout le spectre et s’effaçait.

— Tu dis que Dworkin l’a emmenée avec lui. Comment peux-tu savoir qu’ils n’ont pas été enlevés par la Roue spectrale ou une des Puissances ?

— Je le regardais et je n’ai pas vu la moindre trace de surprise sur son visage. Rien qu’un petit sourire.

— Tu dois avoir raison. Mais qui s’est occupé de ton bras, si Random était dans l’atelier et Dworkin avec Corail ?

— Moi, intervint Vialle. Je sais ce qu’il convient de faire en pareil cas. »

Je me tournai à nouveau vers Mandor.

« Tu es donc le seul témoin de leur disparition ? »

Il confirma de la tête.

« Ce que je voulais te demander, intervint Random, c’est si tu n’aurais pas une idée de leur destination. Ton frère déclare ne rien savoir à ce sujet. Tiens ! »

Il me présenta une chaînette à laquelle pendait une monture de métal.

« De quoi s’agit-il ?

— C’était le plus précieux des Joyaux de la Couronne, la Pierre du Jugement. C’est tout ce qu’ils m’ont laissé. Ils sont partis avec la gemme.

— Oh ! Je présume qu’elle ne risque rien, si elle est entre les mains de Dworkin. Il m’a confié qu’il voulait la placer en lieu sûr, et nul ne peut se vanter d’en savoir autant que lui là-dessus...

— Il peut aussi avoir perdu les pédales. Mais je ne tiens pas à discuter de ses mérites comme gardien de la Pierre. Ce que je veux savoir, c’est où il a pu l’emporter.

— Je doute qu’il ait laissé une piste que nous pourrions suivre, déclara Mandor.

— Où étaient-ils au moment de leur disparition ?

— Là-bas, me répondit-il en tendant son bras valide. À droite du lit. »

Je gagnai l’endroit désigné et, explorant les pouvoirs mis à ma disposition par la bague, sélectionnai celui qui me paraissait le plus approprié.

« Plus près du pied. »

Je hochai la tête, conscient qu’il ne me serait pas difficile de remonter le temps à l’intérieur de mon espace personnel.

Je sentis un arc-en-ciel se ruer vers moi et y discernai les contours d’un couple. Arrêt sur image.

Une ligne de force jaillit de la bague, s’enroula autour des fuyards, passa par toutes les couleurs du spectre visible en même temps qu’eux et les accompagna au-delà de la porte qui se referma en provoquant une légère implosion. Je portai le revers de ma main à mon front et eus l’impression de regarder au bout de la ligne...

... dans un vaste couloir sur la gauche duquel étaient suspendus six boucliers. À droite, je voyais une multitude d’étendards et de banderoles. Devant moi, un feu brûlait dans l’âtre d’une cheminée monumentale...

« Je vois l’endroit où ils sont allés mais il m’est impossible de le reconnaître.

— Te serait-il possible de nous faire partager ta vision ? voulut savoir Random.

— Peut-être », lui répondis-je. Et je sus que j’en avais le moyen alors même que je prononçais ces paroles. « Regardez dans le miroir. »

Random se tourna et s’approcha de la psyché à travers laquelle Dworkin m’avait fait passer — combien de temps auparavant ? « Par le sang de la bête au bout de l’épieu et le coquillage brisé au centre du monde », dis-je, éprouvant le besoin de m’adresser à deux des forces dont j’avais le contrôle. « Que ma vision soit partagée ! »

Le verre parut se couvrir de givre. Quand il redevint limpide, ce que je voyais apparaissait dedans.

« Que je sois pendu ! gronda Random. Il l’a conduite à Kashfa. Voilà qui me dépasse.

— Un de ces jours, il faudra que tu m’apprennes ce tour, commenta Mandor.

— Étant donné que j’étais sur le point de m’y rendre, y a-t-il quelque chose de particulier qu’il serait bon que je fasse ? »

Je m’étais adressé à Random, qui grommela : « Je ne t’en demande pas tant. Contente-toi de découvrir ce qui se passe et de m’en informer, si cela ne te dérange pas.

— Naturellement. » Et je sortis mes Atouts de leur boîte.

Vialle approcha pour prendre mes mains en manière d’adieu.

« Des gants ? fit-elle.

— C’est de circonstance pour un couronnement, expliquai-je.

— Il existe à Kashfa une chose que Corail semblait redouter, me murmura-t-elle. Elle en a vaguement parlé dans son sommeil.

— Merci. Je me sens prêt à affronter n’importe quoi, désormais.

— Tu peux dire cela pour te donner confiance, mais ne te risque pas à le croire. »

Je ris et levai l’Atout devant mes yeux. Je feignis ensuite de concentrer mon attention sur la carte mais projetai ma conscience le long de la ligne que la bague avait établie entre Ambre et Kashfa. Je rouvris la route que Dworkin avait empruntée et m’y engageai à mon tour.