— Mon amour, c’est prêt, tu viens ?
Laurence ne s’est rendu compte de rien. C’est grâce au raccourci pomme-N de mon Mac Book. La fonction qui tue pour un type comme moi. Ouverture d’une nouvelle fenêtre en moins d’une seconde, qui masque le fichier illicite en cours de lecture. Affichage sans heurts et sans risques d’une page Google sans intérêt. L’assurance de ne pas me faire gauler et de préserver mon secret, mes turpitudes, mon voyeurisme, ma cicatrice mal refermée, et de pouvoir continuer à entretenir mes blessures, prendre en douce des nouvelles d’Alice.
Alice abandonnée du jour au lendemain, femme quittée sur un coup de quéquette pour un flirt inepte, une femme-enfant aveuglante et idéalisée. Alice la rupture, la foudre, l’accident, les regrets, le remords, la mère de mes enfants, mon charme et mon juste corps.
Depuis notre divorce, si elle daigne parfois m’adresser la parole, je sens au fond qu’elle ne pourra pas s’empêcher de me reprocher à peu près tout et son contraire, qu’elle n’acceptera plus de me parler d’elle pour paisiblement, parfois, seuls l’un en face de l’autre, se souvenir des belles choses.
Mais mon sentimentalisme pleurnichard vaut peau de balle face à la statue d’Alice et son gilet pare-balles. J’ai écrasé son cœur à pieds joints et ne lui ai laissé d’autre choix que de muter en monstre froid. Avec le temps tout s’en va, sauf la rancœur de mon ex-femme.
La ruse vaut ce qu’elle vaut, mais même sur le réseau social Alice n’a pas voulu de moi comme ami.
En revanche elle a bien voulu de l’amitié de sa fille, de notre grande fille.
À 10 ans, Alma a trouvé ça saoulant que sa mère exige de devenir sa copine sur Facebook.
— Soit tu m’acceptes comme amie, soit je te confisque l’ordinateur.
L’amitié unilatérale se pratique-t-elle dans tous les foyers ?
— Alma, c’est juste que je ne veux pas que tu sois amie avec n’importe qui sur Internet. Je t’ai déjà dit que des adultes se font parfois passer pour des enfants et en profitent pour donner rendez-vous à des petites filles dans la vraie vie et leur faire du mal.
— C’est bon Maman, ça va, arrête avec tes pédophiles.
C’est comme ça que l’idée m’est venue.
Puisque Alice veut pouvoir espionner ma fille en toute impunité, je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit d’en faire autant avec elle.
Dans la famille, enfin ce qu’il en reste, tout le monde espionne tout le monde, certains le savent, d’autres non : bienvenue dans la vie.com.
Pour cacher la vérité à Alice, j’ai donc dû mentir à Alma et pirater en douce son mot de passe. La seule façon d’accéder pleinement à son profil et de me couler dans sa vie tout en restant invisible dans ma nouvelle tenue de camouflage.
— Qu’est-ce que tu fais Papa ?
— Chérie, j’ai un vieux copain qui m’a demandé de me connecter à sa page Facebook, mais je n’ai pas de compte, je peux utiliser le tien ?
— Alma !
— Papa, tu peux te loguer rapide, mais tu t’incrustes pas sur mon profil, ok ? Y a des trucs persos et j’ai pas envie que t’ailles fouiner sur mon mur. J’ai déjà Maman sur le dos, alors toi, c’est hors de question.
J’ai tenu parole et noté le sésame sur un post-it. Voilà comment j’ai fait mon retour par la petite porte dans la vie d’Alice. Voilà comment par ce judas virtuel je peux venir la voir presque tous les jours et connaître certains détails de son existence. Je me nourris des commentaires idiots et anodins qui bourgeonnent sur son profil. Je sens son pouls, écoute battre son cœur. J’entends à nouveau parler de loin des gens que j’ai connus de si près, morts et jetés avec le reste dans la fosse commune de notre séparation.
J’apprends, découvre, imagine, transpose, déduis, projette sur un fantôme, et continue de vivre, en creux, un bout de ma vie avec elle.
Un matin, les photos d’un autre viennent s’afficher. Présentation officielle au reste du monde, démonstration éclatante que l’on se remet de tout dans la vie, que le cœur est un lézard increvable, qu’il repousse quoi qu’il arrive.
C’est plus fort que moi, je me retrouve planté devant mon ordinateur à revoir et revoir encore le film de la cérémonie. L’église remplie en septembre comme un œuf de Pâques.
Je connais par cœur la vidéo, postée par François le 12 septembre 2010. Le nouveau mari est un geek. À peine réveillé de sa nuit de noces, il l’a mise en ligne.
Avant, les hommes montraient par la fenêtre les draps pleins du sang de la vierge qu’ils avaient déflorée ; aujourd’hui, ils mettent en ligne le fichier QuickTime de leur messe de mariage.
Je trouve Alice à tout casser dans sa robe.
J’aurais dû dire oui pour une cérémonie pareille, ça n’aurait peut-être pas changé grand-chose mais au moins je serais là, à tourner les pages de notre album photo en noir et blanc, objet culte, table des lois profanées.
Nouveau motif de plainte.
Je me trouverais sans doute moche et vieux, une bière dans une main et mon cœur mort dans l’autre.
Je m’interroge, encore et encore, devant l’air d’ahuri du nouveau et je trouve mes filles très belles en demoiselles d’honneur engoncées dans leur merveilleuse petite robe blanche à gros nœud.
Couronne de fleurs sur la tête, elles témoignent à leur façon, main dans la main, au remariage de leur maman.
Elles encaissent pleine face le serment d’amour de leur mère avec leur affreux beau-papa bling-bling jusqu’à ce que la mort les sépare. Sacré programme.
Oui, Alma et Claire sont magnifiques dans leur rôle d’enfants modèles acceptant tout mais dupes de rien.
Une infinie tendresse me serre la gorge quand le caméraman prend enfin la peine de faire un gros plan sur elles. Elles ont vraiment l’air de se demander ce qu’elles foutent dans cette église à la noix à regarder leur oie blanche de mère sourire à la vie.
Alma et Claire me le copieront cent fois : le mariage est une peine de cœur.
Laurence sort de la cuisine, elle porte une grande salade grecque. Dehors il fait un soleil de mai et un froid de décembre. La lumière perfore tout et éclaire parfaitement son visage.
Cette scène n’est pas un clip volé sur internet. Cette scène est bien réelle. Elle fait partie de ma deuxième vie. Car moi aussi dans le jeu vidéo de mon existence j’ai le droit à une seconde chance.
Sa voix calme et grave me suggère de déboucher cette bouteille de pomerol.
Tout en tirant sur le bouchon de liège, je regarde avec application le brun chaud de ses yeux, ils ont des reflets dorés.
Elle coiffe ses cheveux noirs en chignon. Elle le fait chaque fois que nous passons à table, à la maison, au restaurant, chez des amis. Elle sait que ce détail est capital pour moi. J’aime quand ses longues mains passent sur sa nuque et rassemblent sa tignasse entre ses paumes ouvertes avant de la plier à l’aveugle en un geste rapide et précis dans une pelote soyeuse sobre et légèrement gonflée. J’adore quand elle s’apprête à y planter un crayon, banderille domestique sortie de nulle part qu’elle fiche sans coup férir dans sa bulle capillaire.
Elle dévoile alors sa longue encolure où quatre grains de beauté dessinent une étoile, partie haute de la constellation qui orne son corps. Deux mèches folles viennent conclure cette histoire. De chaque côté du visage, elles dégringolent joyeuses et troublent la fête symétrique de sa petite gueule.
Puis elle me regarde en coin, à la façon d’un pur-sang. Depuis six mois que nous sommes ensemble, nous commençons à nous connaître un peu.