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Le bar dégage un côté très anglais carte postale. Le comptoir en bois dessine un demi-cercle, plein centre trois tireuses à bière parfaitement lustrées donnent le la. Derrière, les miroirs jouent parfaitement leur rôle d’écho à l’autre glace en face. Agrandissant la pièce en enfilade, ils multiplient à l’infini les maquettes de bateau glissées entre les bouteilles de vieux rhum et la pyramide de verres à whisky. De loin, de reflet en reflet, on dirait qu’ils bougent sur une mer d’huile.

Il émane de cette pièce une ambiance de nuit même en plein jour, la lumière tamisée y est pour beaucoup. Banquettes et fauteuils de velours grenat sont éclairés par de petites lampes posées sur des tables acajou, elles dégagent un rouge de maison close, favorisent les confessions. Les murmures montent en volutes de fumée et viennent s’écraser contre les poutres imposantes du plafond en pierre ou partent mourir dans la grande bibliothèque, traîne-poussière où s’empilent dans le désordre atlas, volumes anciens et revues maritimes contemporaines. Ci et là des cadres entourent goélettes à trois mâts toutes voiles dehors et croûtes sans trop d’intérêt de flibustiers caricaturés au fusain par des artistes du coin.

Mouna a chaussé ses lunettes et s’arrête sur l’un des tableaux. Une reproduction de la légende du phare m’avait échappé. Le sauvetage des dix marins par les deux vigies et leur sacrifice, l’âme du lieu. Elle lit à voix haute l’écriture pattes de mouche en bas à droite en guise de devise ou de signature :

— « Sacrifice et renoncement. » Ce sont les deux mots les plus vilains de la langue française.

Devant son Aberlour dix ans d’âge, Mouna glousse comme une collégienne à quelques heures de son premier baiser. Elle a demandé les glaçons à part, juste pour, m’explique-t-elle, sentir le plaisir de plonger sa main dans la glace et de les jeter comme des cailloux dans l’eau.

— À chaque glaçon, un vœu. J’en prends deux, je fais deux souhaits. Il faut qu’ils se réalisent. Que tu trouves enfin l’amour que tu mérites et que tu arrêtes de marcher en crabe.

— C’est-à-dire en crabe ?

— Un œil devant, un œil derrière. La meilleure façon de ne pas avancer.

— Et pour toi ?

— Que le Bon Dieu ne me fasse pas trop souffrir quand il daignera m’arracher du plancher des vaches.

— Tu es immortelle Mouna.

Mouna a peur de mourir et moi j’ai peur de vivre. La fine équipe se serre les coudes en trinquant, verre contre verre, ce whisky est un pacte tacite, notre façon à nous de vaincre nos inquiétudes. À la deuxième gorgée, je sens qu’elle se détend, je prends sa main doucement et la caresse avant de lui baiser, hommage respectueux à ma grande dame.

J’ai l’impression d’avoir, peut-être un peu trop tard, trouvé un trésor en poussant la porte de la Résidence des Lilas, ouvert l’accès qui me faisait défaut jusqu’ici, celui de l’héritage et de la transmission.

Loin, très loin des leçons pontifiantes que nous infligent parfois nos aînés, recommandations aussi creuses que fastidieuses sans rien autour, ni force ni faiblesse, crues, dénuées de toute émotion, insensibles et froides, illisibles comme un manuel de théorie sans conviction dont on ne retient, au final, jamais rien. Avec elle c’est autre chose, Mouna n’a pas besoin de tout me dire pour que je comprenne, je commence à lire en elle comme sur un atlas, à déchiffrer même de loin les frontières, les coupes, les zones de non-droit, à sentir ses silences, appréhender ses non-dits, décrypter ses allusions, percevoir la femme qu’elle a pu être à mon âge, ses troubles d’adulte, ses passions contrariées, la ligne pas droite de son existence.

 

La vieillesse est un trompe-l’œil.

 

À les voir penchés sur leur déambulateur, affalés dans leur chaise roulante, en mettre partout en mangeant ou baver en s’endormant, on oublie que derrière les rides, dos voûtés et mots croisés pour les plus vaillants, il y a eu nous.

Des hommes et des femmes en pleine force de l’âge, faits de rêves, de doutes, de certitudes, de projets, d’envies, de fantasmes, de révoltes aussi, d’insatisfactions, de colères, d’amours et de passions. Il y a eu toutes ces histoires, légères et graves, découvertes et cachées, assumées et ratées. Ces espoirs et ces désillusions, ces chagrins et ces joies, autant d’orgasmes et de petites morts. Les vieux vivent en secret avec le même besoin de consolation que nous. Leur vie n’est pas cette trajectoire lisse et ordonnée que l’on s’imagine enfant observer, souvent dans la confiance de notre extrême jeunesse, parfois dans la crainte. Les vieux ont simplement muté, mais à l’intérieur ils sont ce que nous sommes, amas craintifs bourrés de cette envie d’amour qui nous obsède jusqu’à nous rendre aveugles, nous encourage à imaginer que personne ne peut comprendre notre quête. Que personne n’a jamais rien vécu avant nous, que nous sommes les seuls à savoir, à vivre avec ces blessures et ces manques, ces lâchetés et ces obsessions, ces vagues et ces creux. Nous supposons la vie des vieux, mais nous n’osons jamais la connaître car son reflet rassurant peut, s’il se précise un peu, nous terroriser, concourir à la chute toujours inévitable de nos illusions.

C’est pour ça que jamais, au grand jamais, on ne prend le risque d’imaginer un instant que sa grand-mère a pu au moins une fois tromper son grand-père, baiser entre deux portes avec un autre, qu’elle aussi a dû, par ricochet, tricher, voler, se compromettre en douce ou à visage découvert, qu’elle a connu le feu, la rage et les atermoiements, les envies d’en finir, le goût extrême de la liberté, le péché de la chair, pour combattre elle aussi à nos âges le vide débile et abyssal qui nous étrille.

On n’a pas d’autre choix que de tomber de haut lorsqu’on cultive la certitude que derrière tous ces croulants il n’y a jamais eu d’histoire d’hommes et de femmes, que des bérets et des médailles d’ancien combattant rangés au fond d’un tiroir. Les jeunes gens se contentent de cette absence de lumière.

C’est que les vieux sont des miroirs que l’on fuit pour ne pas avoir à penser à demain et éviter encore un peu le chaos irréfutable qui nous tend les bras.