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Sur le lit j’ai improvisé un cendrier avec un verre à dents rempli d’eau et l’on s’amuse à faire des ronds aussi gros que possible en tirant sur une cigarette que l’on se refile entre chaque bouffée. C’est bien ma grand-mère qui m’a appris à fumer convenablement il y a vingt-cinq ans, après m’avoir surpris à lui piquer un cigare dans la cave en bois ciré qu’elle planquait jalousement derrière sa table de jeu.

C’était la première fois qu’elle me traitait de petit crétin, et je me souviens très bien avoir craint pour ma vie quand, du haut de mes 13 ans, je l’ai sentie jaillir derrière moi et qu’elle m’a saisi fort le poignet jusqu’à me faire lâcher cette prise beaucoup trop grosse pour moi. Elle m’a ensuite jeté un air de défi et obligé à allumer le monstre sous ses yeux à 10 h du matin. Je l’ai collé à mes lèvres et ouvert la bouche tellement grand que j’ai bien cru m’étouffer et ne plus jamais parvenir à respirer. Elle a gratté une allumette immense sortie d’une boîte chic sur laquelle une élégante assez pute, très XIXe, se tenait enroulée dans un boa bleu marine, une cigarette entre deux doigts gantés, trop écartés pour être honnête. Mouna a brûlé le bout de ce cigare atroce en forme de canon et m’a enseigné l’art et la manière d’incendier le tabac et d’éviter ainsi qu’il s’éteigne aussi sec comme il le ferait à coup sûr avec les petits voleurs de mon espèce, les puceaux et les ignorants.

Vingt-cinq ans après, Mouna a laissé tomber les cigares mais déguste encore cinq cigarettes par jour, des longues blondes et fines, parce qu’on ne peut, s’amuse-t-elle à rappeler, renoncer définitivement à tous les plaisirs de la vie.

Vingt-cinq ans après, elle trouve toujours que je mouille trop le filtre et que les types qui font ça sont vraiment dégoûtants.

Tandis qu’elle s’applique à fumer la fin de notre clope, je lui demande pourquoi elle a décidé de venir s’installer à la résidence alors qu’elle a encore toute sa tête, ses yeux, ses oreilles et sa joie, et que toutes les grands-mères du monde rêvent de finir dans leur lit, pas dans la chambre climatisée d’une maison pour vieux avec des alarmes planquées dans tous les coins, du lino antidérapant au sol, une rampe pour se hisser dans sa baignoire, un lit une place, des draps qui grattent un peu, une chaise pour les rares visiteurs, une table sans intérêt supportant un poste de télévision minuscule, près d’une fenêtre avec un tout petit balcon donnant sur un jardin de pommiers.

— Ce genre d’endroit ne colle pas vraiment à ton tempérament, non ?

— Tu as raison mon chéri mais, vois-tu, je ne voulais plus rester une seule seconde dans cette maison après avoir vu le cadavre de ton grand-père dans la cave et cette mare de sang.

La tortue laisse passer un épais silence, le temps de lancer deux ou trois ronds de fumée vers le plafond, et m’explique lentement que malgré les apparences dont il faut apprendre à se méfier, elle n’a jamais été heureuse dans sa jolie maison. Pas un instant depuis les retrouvailles avec mon grand-père et leur décision de s’y installer pour oublier les fracas et tenter de sourire à nouveau à la vie. Quitter cet endroit encore lucide et en forme, c’était pour elle sortir enfin de prison après de longues années d’enfermement.

Car quitte à tout se dire autant se le dire carrément :

— Je n’ai plus aimé mon mari du jour où j’ai croisé la route de cet homme et que j’ai renoncé à le suivre, remords et peur au ventre.

 

Je balance le filtre dans le verre à eau. Appuyé sur mes deux coudes, je regarde Mouna avec stupéfaction. La tortue ne bouge pas un cil et continue à fixer le blanc du plafond, elle s’apprête après une courte pause à enfin passer aux aveux.