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Hésitations

 

Manoel aimait la sœur de son ami Benito, et la jeune fille répondait à son affection. Tous deux avaient pu s’apprécier : ils étaient vraiment dignes l’un de l’autre.

Lorsqu’il ne lui fut plus permis de se tromper aux sentiments qu’il éprouvait pour Minha, Manoel s’en était tout d’abord ouvert à Benito.

« Ami Manoel, avait aussitôt répondu l’enthousiaste jeune homme, tu as joliment raison de vouloir épouser ma sœur ! Laisse-moi agir ! Je vais commencer par en parler à notre mère, et je crois pouvoir te promettre que son consentement ne se fera pas attendre ! »

Une demi-heure après, c’était fait. Benito n’avait rien eu à apprendre à sa mère : la bonne Yaquita avait lu avant eux dans le cœur des deux jeunes gens.

Dix minutes après, Benito était en face de Minha. Il faut en convenir, il n’eut pas là non plus à faire de grands frais d’éloquence. Aux premiers mots, la tête de l’aimable enfant se pencha sur l’épaule de son frère, et cet aveu « Que je suis contente ! » était sorti de son cœur.

La réponse précédait presque la question : elle était claire. Benito n’en demanda pas davantage.

Quant au consentement de Joam Garral, il ne pouvait être l’objet d’un doute. Mais, si Yaquita et ses enfants ne lui parlèrent pas aussitôt de ce projet d’union, c’est qu’avec l’affaire du mariage, ils voulaient traiter en même temps une question qui pouvait bien être plus difficile à résoudre : c’était celle de l’endroit où ce mariage serait célébré.

En effet, où se ferait-il ? Dans cette modeste chaumière du village, qui servait d’église ? Pourquoi pas ? puisque là, Joam et Yaquita avaient reçu la bénédiction nuptiale du padre Passanha, qui était alors le curé de la paroisse d’Iquitos. À cette époque, comme à l’époque actuelle, au Brésil, l’acte civil se confondait avec l’acte religieux, et les registres de la Mission suffisaient à constater la régularité d’une situation qu’aucun officier de l’état civil n’avait été chargé d’établir.

Ce serait très probablement le désir de Joam Garral, que le mariage se fît au village d’Iquitos, en grande cérémonie, avec le concours de tout le personnel de la fazenda ; mais, si telle était sa pensée, il allait subir une vigoureuse attaque à ce sujet.

« Manoel, avait dit la jeune fille à son fiancé, si j’étais consultée, ce ne serait pas ici, c’est au Para que nous nous marierions. Mme Valdez est souffrante, elle ne peut se transporter à Iquitos, et je ne voudrais pas devenir sa fille sans être connue d’elle et sans la connaître. Ma mère pense comme moi sur tout cela. Aussi voudrions-nous décider mon père à nous conduire à Bélem, près de celle dont la maison doit être bientôt la mienne ! Nous approuvez-vous ? »

À cette proposition, Manoel avait répondu en pressant la main de Minha. C’était, à lui aussi, son plus cher désir que sa mère assistât à la cérémonie de son mariage. Benito avait approuvé ce projet sans réserve, et il ne s’agissait plus que de décider Joam Garral.

Et si, ce jour-là, les deux jeunes gens étaient allés chasser dans la forêt, c’était afin de laisser Yaquita seule avec son mari.

Tous deux, dans l’après-midi, se trouvaient donc dans la grande salle de l’habitation.

Joam Garral, qui venait de rentrer, était à demi étendu sur un divan de bambous finement tressés, lorsque Yaquita, un peu émue, vint se placer près de lui.

Apprendre à Joam quels étaient les sentiments de Manoel pour sa fille, ce n’était pas ce qui la préoccupait. Le bonheur de Minha ne pouvait qu’être assuré par ce mariage, et Joam serait heureux d’ouvrir ses bras à ce nouveau fils, dont il connaissait et appréciait les sérieuses qualités. Mais décider son mari à quitter la fazenda, Yaquita sentait bien que cela allait être une grosse question.

En effet, depuis que Joam Garral, jeune encore, était arrivé dans ce pays, il ne s’en était jamais absenté, pas même un jour. Bien que la vue de l’Amazone, avec ses eaux doucement entraînées vers l’est, invitât à suivre son cours, bien que Joam envoyât chaque année des trains de bois à Manao, à Bélem, au littoral du Para, bien qu’il eût vu, tous les ans, Benito partir, après les vacances, pour retourner à ses études, jamais la pensée ne semblait lui être venue de l’accompagner.

Les produits de la ferme, ceux des forêts, aussi bien que ceux de la campine, le fazender les livrait sur place. On eût dit que l’horizon qui bornait cet Éden dans lequel se concentrait sa vie, il ne voulait le franchir ni de la pensée ni du regard.

Il suivait de là que si, depuis vingt-cinq ans, Joam Garral n’avait point passé la frontière brésilienne, sa femme et sa fille en étaient encore à mettre le pied sur le sol brésilien. Et pourtant, l’envie de connaître quelque peu ce beau pays, dont Benito leur parlait souvent, ne leur manquait pas ! Deux ou trois fois, Yaquita avait pressenti son mari à cet égard. Mais elle avait vu que la pensée de quitter la fazenda, ne fût-ce que pour quelques semaines, amenait sur son front un redoublement de tristesse. Ses yeux se voilaient alors, et, d’un ton de doux reproche :

« Pourquoi quitter notre maison ? Ne sommes-nous pas heureux ici ? » répondait-il.

Et Yaquita, devant cet homme dont la bonté active, dont l’inaltérable tendresse la rendaient si heureuse, n’osait pas insister.

Cette fois, cependant, il y avait une raison sérieuse à faire valoir. Le mariage de Minha était une occasion toute naturelle de conduire la jeune fille à Bélem, où elle devait résider avec son mari.

Là, elle verrait, elle apprendrait à aimer la mère de Manoel Valdez. Comment Joam Garral pourrait-il hésiter devant un désir si légitime ? Comment, d’autre part, n’eût-il pas compris son désir, à elle aussi, de connaître celle qui allait être la seconde mère de son enfant, et comment ne le partagerait-il pas ?

Yaquita avait pris la main de son mari, et de cette voix caressante, qui avait été toute la musique de sa vie, à ce rude travailleur :

« Joam, dit-elle, je viens te parler d’un projet dont nous désirons ardemment la réalisation, et qui te rendra aussi heureux que nous le sommes, nos enfants et moi.

– De quoi s’agit-il, Yaquita ? demanda Joam.

– Manoel aime notre fille, il est aimé d’elle, et dans cette union ils trouveront le bonheur... »

Aux premiers mots de Yaquita, Joam Garral s’était levé, sans avoir pu maîtriser ce brusque mouvement. Ses yeux s’étaient baissés ensuite, et il semblait vouloir éviter le regard de sa femme.

« Qu’as-tu, Joam ? demanda-t-elle.

– Minha ?... se marier ?... murmurait Joam.

– Mon ami, reprit Yaquita, le cœur serré, as-tu donc quelque objection à faire à ce mariage ? Depuis longtemps déjà, n’avais-tu pas remarqué les sentiments de Manoel pour notre fille ?

– Oui !... Et depuis un an !...

Puis, Joam s’était rassis sans achever sa pensée. Par un effort de sa volonté, il était redevenu maître de lui-même. L’inexplicable impression qui s’était faite en lui s’était dissipée. Peu à peu, ses yeux revinrent chercher les yeux de Yaquita, et il resta pensif en la regardant.

Yaquita lui prit la main.

« Mon Joam, dit-elle, me serais-je donc trompée ? N’avais-tu pas la pensée que ce mariage se ferait un jour, et qu’il assurerait à notre fille toutes les conditions du bonheur ?

– Oui... répondit Joam... toutes !... Assurément !... Cependant, Yaquita, ce mariage... ce mariage dans notre idée à tous... quand se ferait-il ?... Prochainement ?

– Il se ferait à l’époque que tu choisirais, Joam.

– Et il s’accomplirait ici... à Iquitos ? »

Cette demande allait amener Yaquita à traiter la seconde question qui lui tenait au cœur. Elle ne le fit pas, cependant, sans une hésitation bien compréhensible.

« Joam, dit-elle, après un instant de silence, écoute-moi bien ! J’ai, au sujet de la célébration de ce mariage, à te faire une proposition que tu approuveras, je l’espère. Deux ou trois fois déjà depuis vingt ans, je t’ai proposé de nous conduire, ma fille et moi, jusque dans ces provinces du Bas-Amazone et du Para, que nous n’avons jamais visitées. Les soins de la fazenda, les travaux qui réclamaient ta présence ici ne t’ont pas permis de satisfaire notre désir. T’absenter, ne fût-ce que quelques jours, cela pouvait alors nuire à tes affaires. Mais maintenant, elles ont réussi au-delà de tous nos rêves, et, si l’heure du repos n’est pas encore venue pour toi, tu pourrais du moins maintenant distraire quelques semaines de tes travaux ! »

Joam Garral ne répondit pas ; mais Yaquita sentit sa main frémir dans la sienne, comme sous le choc d’une impression douloureuse. Toutefois, un demi-sourire se dessina sur les lèvres de son mari : c’était comme une invitation muette à sa femme d’achever ce qu’elle avait à dire.

« Joam, reprit-elle, voici une occasion qui ne se représentera plus dans toute notre existence. Minha va se marier au loin, elle va nous quitter ! C’est le premier chagrin que notre fille nous aura causé, et mon cœur se serre, quand je songe à cette séparation si prochaine ! Eh bien, je serais contente de pouvoir l’accompagner jusqu’à Bélem ! Ne te paraît-il pas convenable, d’ailleurs, que nous connaissions la mère de son mari, celle qui va me remplacer auprès d’elle, celle à qui nous allons la confier ? J’ajoute que Minha ne voudrait pas causer à madame Valdez ce chagrin de se marier loin d’elle. À l’époque de notre union, mon Joam, si ta mère avait vécu, n’aurais-tu pas aimé à te marier sous ses yeux ! »

Joam Garral, à ces paroles de Yaquita, fit encore un mouvement qu’il ne put réprimer.

« Mon ami, reprit Yaquita, avec Minha, avec nos deux fils, Benito et Manoel, avec toi, ah ! que j’aimerais à voir notre Brésil, à descendre ce beau fleuve, jusqu’à ces dernières provinces du littoral qu’il traverse ! Il me semble que là-bas, la séparation serait ensuite moins cruelle ! Au retour, par la pensée, je pourrais revoir ma fille dans l’habitation où l’attend sa seconde mère ! Je ne la chercherais pas dans l’inconnu ! Je me croirais moins étrangère aux actes de sa vie ! »

Cette fois, Joam avait les yeux fixés sur sa femme, et il la regarda longuement, sans rien répondre encore.

Que se passait-il en lui ? Pourquoi cette hésitation à satisfaire une demande si juste en elle-même, à dire un « oui » qui paraissait devoir faire un si vif plaisir à tous les siens ? Le soin de ses affaires ne pouvait plus être une raison suffisante ! Quelques semaines d’absence ne les compromettraient en aucune façon ! Son intendant saurait, en effet, sans dommage, le remplacer à la fazenda ! Et cependant il hésitait toujours !

Yaquita avait pris dans ses deux mains la main de son mari, et elle la serrait plus tendrement.

« Mon Joam, dit-elle, ce n’est pas à un caprice que je te prie de céder. Non ! J’ai longtemps réfléchi à la proposition que je viens de te faire, et si tu consens, ce sera la réalisation de mon plus cher désir. Nos enfants connaissent la démarche que je fais près de toi en ce moment. Minha, Benito, Manoel te demandent ce bonheur, que nous les accompagnions tous les deux ! J’ajoute que nous aimerions à célébrer ce mariage à Bélem plutôt qu’à Iquitos. Cela serait utile à notre fille, à son établissement, à la situation qu’elle doit prendre à Bélem, qu’on la vît arriver avec les siens, et elle paraîtrait moins étrangère dans cette ville où doit s’écouler la plus grande partie de son existence ! »

Joam Garral s’était accoudé. Il cacha un instant son visage dans ses mains, comme un homme qui sent le besoin de se recueillir avant de répondre. Il y avait évidemment en lui une hésitation contre laquelle il voulait réagir, un trouble même que sa femme sentait bien, mais qu’elle ne pouvait s’expliquer. Un combat secret se livrait sous ce front pensif. Yaquita, inquiète, se reprochait presque d’avoir touché cette question. En tout cas, elle se résignerait à ce que Joam déciderait. Si ce départ lui coûtait trop, elle ferait taire ses désirs ; elle ne parlerait plus jamais de quitter la fazenda ; jamais elle ne demanderait la raison de ce refus inexplicable.

Quelques minutes s’écoulèrent. Joam Garral s’était levé. Il était allé, sans se retourner, jusqu’à la porte. Là, il semblait jeter un dernier regard sur cette belle nature, sur ce coin du monde, où, tout le bonheur de sa vie, il avait su l’enfermer depuis vingt ans.

Puis, il revint à pas lents vers sa femme. Sa physionomie avait pris une nouvelle expression, celle d’un homme qui vient de s’arrêter à une décision suprême, et dont les irrésolutions ont cessé.

« Tu as raison ! dit-il d’une voix ferme à Yaquita. Ce voyage est nécessaire ! Quand veux-tu que nous partions ?

– Ah ! Joam, mon Joam ! s’écria Yaquita, toute à sa joie, merci pour moi !... Merci pour eux ! »

Et des larmes d’attendrissement lui vinrent aux yeux, pendant que son mari la pressait sur son cœur.

En ce moment, des voix joyeuses se firent entendre au dehors, à la porte de l’habitation.

Manoel et Benito, un instant après, apparaissaient sur le seuil, presque en même temps que Minha, qui venait de quitter sa chambre.

« Votre père consent, mes enfants ! s’écria Yaquita. Nous partirons tous pour Bélem ! »

Joam Garral, le visage grave, sans prononcer une parole, reçut les caresses de son fils, les baisers de sa fille.

« Et à quelle date, mon père, demanda Benito, voulez-vous que se célèbre le mariage ?

– La date ?... répondit Joam... la date ? Nous verrons !... Nous la fixerons à Bélem !

– Que je suis contente ! que je suis contente ! répétait Minha, comme au jour où elle avait connu la demande de Manoel. Nous allons donc voir l’Amazone, dans toute sa gloire, sur tout son parcours à travers les provinces brésiliennes ! Ah ! père, merci ! »

Et la jeune enthousiaste, dont l’imagination prenait déjà son vol, s’adressant à son frère et à Manoel :

« Allons à la bibliothèque, dit-elle ! Prenons tous les livres, toutes les cartes qui peuvent nous faire connaître ce bassin magnifique ! Il ne s’agit pas de voyager en aveugles ! Je veux tout voir et tout savoir de ce roi des fleuves de la terre ! »